Benoît Drouot, Professeur agrégé d’histoire-géographie
Dans un livre récent, publié sous la direction des chercheurs en sciences de l’éducation Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski, un professeur d’anglais en lycée assume, dans un témoignage, d’« autoriser le port du voile aux élèves de confession musulmane lors des sorties scolaires »1Emilie Pontanier et Noëlle Monin, « Tensions et compromis à propos des signes ostensibles : le cas d’un lycée polyvalent », Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski, Laïcité, discriminations, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2023, p. 117., au mépris de la loi du 15 mars 2004 qui proscrit dans les écoles, les collèges et les lycées publics « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse »2La circulaire du 18 mai 2004 précise : « La loi s’applique (…) à toutes les activités (…) y compris celles qui se déroulent en dehors de l’enceinte de l’établissement (sortie scolaire, cours d’éducation physique et sportive…). ». Lui-même croyant, ce professeur invoque la laïcité, protectrice de la liberté d’expression religieuse. Dans un ouvrage consacré à la laïcité scolaire, la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez use du même argument : elle voit dans la loi de 2004 une « subversion » du principe de laïcité, en ce qu’elle « rompt », écrit-elle, avec la loi de « séparation des Églises et de l’État » promulguée le 9 décembre 1905 et dont l’article premier garantit le libre exercice des cultes3Stéphanie Hennette-Vauchez, L’école et la République. La nouvelle laïcité scolaire, Paris, Dalloz, 2023, pp. 191-192..
La loi du 9 décembre 1905 ne concerne pas l’école
Dans les deux cas, le périmètre et la mise en œuvre de la laïcité dans le cadre scolaire sont donc considérés, défiés et déplorés à l’aune de la loi de 1905. Pourtant, comme le souligne elle-même Stéphanie Hennette-Vauchez par ailleurs dans son livre4 « (…) la loi du 9 décembre 1905 (…) ignore pour l’essentiel la question scolaire », Ibid., p. 168., cette loi n’a absolument pas pour objet la régulation de la place de la religion dans l’espace scolaire5Tout au plus est-il question dans l’article 2 « des services d’aumônerie » qui doivent être financés sur fonds publics de sorte « à assurer le libre exercice des cultes » dans les collèges et les lycées publics.. Et pour cause, puisque la laïcité à l’école est régie par une série de textes législatifs qui lui sont antérieurs d’une vingtaine d’années, et au regard desquels la laïcité s’entend sans équivoque possible comme un principe de séparation franche, conforme au vœu formulé par Victor Hugo dès 1850 : « l’Église chez elle et l’État chez lui »6À l’Assemblée législative le 15 janvier 1850..
« L’Église chez elle et l’État chez lui »
Victor Hugo, Assemblée nationale, 15 janvier 1850
La première de ces lois, du 28 mars 1882, évince « l’instruction religieuse »7La formule était dans la loi Falloux du 15 mars 1850 à laquelle se substitue la loi du 28 mars 1882. (le catéchisme) des écoles publiques et prive les représentants des cultes (en l’occurrence, « le curé, le pasteur ou le délégué du culte israélite »8Articles 18 et 44 de la loi Falloux du 15 mars 1850. Seuls les cultes reconnus, c’est-à-dire privilégiés par l’Etat, étaient dotés de cette autorité de surveillance et d’inspection des écoles publiques et privées.) du droit d’inspection et de surveillance des écoles publiques dont ils jouissaient jusque-là. La seconde loi, du 30 octobre 1886, interdit aux membres des congrégations religieuses d’enseigner dans les écoles publiques9L’article 17 de la loi pose : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Il a, depuis, été transposé dans le code de l’éducation à l’article L141-5.. De sorte que la laïcité à l’école doit être comprise comme une séparation des lieux, des fonctions et des contenus : à l’école publique, l’instituteur et l’institutrice apprennent aux élèves le raisonnement et l’argumentation en leur délivrant des savoirs fondés sur la science et la raison ; dans les lieux de culte, l’officiant soutient et entretient des croyances qui, ne reposant que sur la force des convictions, se passent de l’administration de la preuve.
Durant les débats parlementaires qui aboutirent au vote de la loi de 1882, les partisans de la laïcisation de l’école publique invoquèrent bien l’égard dû aux convictions de chacun. Ainsi, Paul Bert appela-t-il ses collègues députés, le 4 décembre 1880, à voter le projet de loi de laïcisation de l’école, dont il était le rapporteur, « au nom de la liberté de conscience (…) de l’instituteur, (…) du père de famille, (…) de l’enfant »10Journal officiel de la République française du 5 décembre 1880, p. 11 948.. Car le texte législatif promettait à l’instituteur de le délivrer de l’obligation qui lui était faite jusque-là de relayer la propagande confessionnelle, à laquelle les élèves étaient exposés quand bien même leurs parents, d’une religion différente ou incroyants, en réprouvaient le contenu. Pour les partisans de la laïcité scolaire, la protection de la liberté de conscience de chacune et chacun à l’école publique supposait donc que le silence y fût imposé à toute parole de nature théologico-religieuse.
La loi de 1905, à rebours d’une telle prescription, loin d’imposer le mutisme confessionnel, garantit « le libre exercice des cultes » (nonobstant les « restrictions » fixées par la loi « dans l’intérêt de l’ordre public »11Article premier de la loi de 1905. Une de ces restrictions apparaît du reste dans l’article 28 de la loi qui « interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit », exception faite des lieux de culte ou des cimetières.). Mais c’est que cette loi, outre qu’elle rompt les liens organiques et financiers qui liaient l’État à quatre religions privilégiées (catholicisme, luthéranisme, calvinisme et judaïsme), légifère sur la place de la religion dans l’espace public qui, dans un pays démocratique et libéral, doit par définition être accueillant à l’expression de la pluralité convictionnelle et idéologique12Sauf à répondre des abus de la liberté d’expression prévus par la loi du 29 juillet 1881..
Espace public, espace scolaire : deux régimes de laïcité
Dénoncer la loi de 2004 en invoquant celle de 1905, c’est feindre d’ignorer que l’espace scolaire et l’espace public répondent à des exigences et des contraintes qui ne se recoupent pas, tout en laissant accroire que le statut des élèves en fait des usagers d’un service public aux mêmes droits et obligations que l’administré d’une collectivité territoriale. Si dans l’espace public les prises de position idéologiques – ce dont relèvent les religions qui portent une conception du monde et de l’homme – doivent avoir libre cours, leur expression et leur visibilité sont bien davantage régulées dans l’espace scolaire. C’est ainsi que l’article 10 de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 énonce que « dans les collèges et les lycées, les élèves disposent (…) de la liberté d’expression », tout en bornant ce droit par le « respect (…) du principe de neutralité ». C’est parce qu’elle avait enfreint ce principe qu’une élève vit confirmée en 2013 par la Cour administrative d’appel de Lyon la sanction qui lui avait été infligée dans son collège pour avoir porté un tee-shirt dont le message politique avait été considéré comme prosélyte13Cour administrative d’appel de Lyon, 02/05/2013, 12LY01830.
L’école est un lieu de transmission du savoir et d’apprentissage à la citoyenneté que les initiateurs de la laïcité scolaire ont souhaité préserver de toute forme de pression idéologique, politique ou religieuse ; les idéologies n’y sont présentes que comme objets d’étude, mis à distance par le savoir et la critique.
L’école est un lieu de transmission du savoir et d’apprentissage à la citoyenneté que les initiateurs de la laïcité scolaire ont souhaité préserver de toute forme de pression idéologique, politique ou religieuse ; les idéologies n’y sont présentes que comme objets d’étude, mis à distance par le savoir et la critique. C’est dans cette perspective qu’il convient de saisir la loi du 15 mars 2004, par laquelle le législateur formule une réponse nouvelle à une problématique inédite : en revendiquant, depuis la fin des années 1980, le droit d’afficher ostensiblement leurs convictions religieuses, des élèves – et ceux qui les y incitent – cherchent à rompre la réserve (si ce n’est le silence), discursive et visuelle, imposée au discours théologico-confessionnel dans l’espace scolaire public à compter de la fin du XIXe siècle.
Fin du XIXe siècle, début du XXIe siècle : deux contextes
Stéphanie Hennette-Vauchez oppose à la « retenue »14Stéphanie Hennette-Vauchez, op. cit., p. 156. dont l’État usa à cette époque pour installer le régime de laïcité scolaire la supposée brutalité de la loi de 2004 qui enfreindrait de manière inédite la liberté religieuse des individus15Ibid., pp. 155-156.. Ce qui appelle deux observations. La première pour souligner que seule l’expression religieuse est régulée par ladite loi (dont le texte de 1905 que la juriste invoque par ailleurs prévoit qu’elle peut être restreinte), sans qu’il soit porté atteinte à la liberté de conscience des élèves.
La seconde pour insister sur le fait qu’à un siècle d’écart les contextes, loin d’être comparables, sont à fronts renversés. À la fin du XIXe siècle, l’offensive est conduite par le camp des laïques – héritiers d’une Révolution française dont l’Église condamne encore largement les idéaux – à une époque où la population est encore massivement croyante et le clergé toujours très influent. Faire accepter la laïcité exigeait par conséquent qu’elle fût mise en œuvre avec ménagement. C’est pourquoi la circulaire du 2 novembre 1882 qui prescrivait le retrait des emblèmes religieux des écoles publiques enjoignait les préfets d’y procéder d’une manière qui ne servent « pas les desseins [des] adversaires » de la laïcisation, c’est-à-dire sans brutalité ni précipitation. La loi de laïcisation des écoles ne devait pas pouvoir être accusée d’être « une loi de combat », précisait dans ladite circulaire le ministre de l’Instruction publique, Jules Duvaux. De même, la garantie apportée au libre exercice des cultes par l’article premier de la loi de 1905 visait-il, non à fonder une liberté déjà assurée comme on l’oublie trop souvent, mais à la confirmer pour apaiser des catholiques inquiets et suspicieux à l’égard d’une gauche laïque accusée de vouloir « anéantir la religion »16Abbé Gayraud, lors d’un discours prononcé à la Chambre des députés le 21 mars 1905, cité dans 1905, la séparation des Églises et de l’État. Les textes fondateurs, Paris, Perrin, 2004, p. 215..
La loi de 2004 est le produit d’un contexte radicalement différent : la société française est à présent très largement sécularisée, les « non religieux » et les « athées convaincus » (la France est le pays où ils sont les plus nombreux en Europe) sont nettement majoritaires (près de 60% de la population)17Selon une étude conduite à l’échelle européenne, les « non religieux » en France représentaient 35% de la population en 2017-2018 et les « athées convaincus » 22%, Pierre Bréchon, L’enquête European Values Study, une grande tradition de recherche sociologique et politologique. Master. Semaine Data SHS. Lyon, 2019, p. 30., tandis qu’à l’échelle internationale l’islam radical livre une bataille idéologique déterminée, parfois violente, contre les valeurs occidentales et républicaines. La laïcité scolaire est une de ses cibles et la revendication du port de signes religieux ostensibles à l’école publique un de ses leviers politiques de mobilisation. De la même manière que les circulaires de 1936 et 1937 qui, invitant les chefs d’établissement à « poursuivre énergiquement la répression » contre les propagandes politiques et religieuses « s’adressant aux élèves ou les employant comme instruments »18Circulaires du 31 décembre 1936 et du 15 mai 1937 dues à Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale., répondaient à un « contexte de tension voire de violences politiques »19Stéphanie Hennette-Vauchez, op. cit., p. 171. comme le note Stéphanie Hennette-Vauchez elle-même, la loi de 2004 est la réplique législative à un défi politique nouveau que pose à l’école une idéologie religieuse résolument orthogonale aux idéaux démocratiques et aux valeurs républicaines.
Une « pédagogie de la laïcité » qui clarifie
La circulaire du ministère de l’Éducation nationale en date du 27 novembre 2014 (reprise pour partie l’année suivante) enjoignait les équipes éducatives des établissements scolaires à se saisir de la journée du 9 décembre pour déployer « une pédagogie de la laïcité ». Depuis, cette journée s’est imposée comme un temps fort du calendrier scolaire. Mais, au regard de l’entreprise militante qui tente de subsumer la laïcité scolaire sous le régime de la laïcité telle qu’elle est fixée pour l’espace public par la loi du 9 décembre 1905, il importe que cette pédagogie soit un temps de clarification auprès des élèves.
La (con)fusion que d’aucuns tentent d’opérer entre la laïcité à l’école et la laïcité dans l’espace public est combinée à une réinterprétation du principe de laïcité de plus en plus souvent ramené à la coexistence des croyances (le désormais incontournable « vivre-ensemble »), dont le droit à l’affichage ostensible et revendiqué comme identitaire des convictions religieuses serait une des manifestations les plus abouties.
La (con)fusion que d’aucuns tentent d’opérer entre la laïcité à l’école et la laïcité dans l’espace public est combinée à une réinterprétation du principe de laïcité de plus en plus souvent ramené à la coexistence des croyances (le désormais incontournable « vivre-ensemble »), dont le droit à l’affichage ostensible et revendiqué comme identitaire des convictions religieuses serait une des manifestations les plus abouties. À rebours de cette conception, qui reviendrait à accorder à l’expression religieuse un privilège que personne ne songe à réclamer pour l’expression politique (alors que toutes deux relèvent du champ des idéologies), les fondateurs de la laïcité avaient fait de la discrétion exigée du discours théologico-confessionnel une condition de la liberté de chacune et chacun à l’école.
On peut rejoindre la juriste Gwénaële Calvès lorsqu’elle écrit que « l’argument de la fidélité à l’œuvre des pères fondateurs (…) est un argument faible ». Il est en effet possible de concevoir la laïcité comme « un idéal vivant (…) ouvert (…) au jeu des recompositions et des réinterprétations »20Gwénaële Calvès, La laïcité, Paris, La Découverte, 2022, p. 113.. Mais dans un temps où des intégrismes religieux cherchent à imposer leurs agendas, leurs pratiques et leurs censures, et alors que les préjugés sexistes, homophobes, racistes et antisémites – que les courants majoritaires des religions concourent pour partie à entretenir – peinent à reculer, il n’est pas absurde de s’inquiéter que les religions tentent de reconquérir le terrain perdu à l’école à partir de la fin du XIXe siècle.
C’est pourquoi il apparaît plus que jamais indispensable de préserver dans ce qui fait sa singularité la laïcité scolaire, dont la circulaire du 18 mai 2004 souligne que la loi du 15 mars « complète sur la question du port des signes d’appartenance religieuse le corpus des règles qui garantissent le respect du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics ».