Par Gaston Crémieux
Les ambitions présidentielles d’Éric Zemmour amènent à une redécouverte et à la diffusion importante de son discours. Le mode d’énonciation de ses idées est le plus souvent celui de la transgression : qu’il s’agisse de ses propos sur Vichy ou sur les immigrés, le but est de choquer, de provoquer la polémique, d’introduire de nouveaux clivages, pour le grand bénéfice de Zemmour lui-même, qui en tire tout le profit médiatique et politique possible. À chaque polémique, le cycle est immuable : provocation savamment calculée, réactions outrées, approbations bruyantes, positions artificiellement nuancées (« quoi qu’on pense de », « on peut tout de même en débattre ») et, malheureusement, oubli et dispersion dans le flot médiatique ininterrompu.
Cette sadisation régulière du débat public n’est pas l’apanage de Zemmour. Celui-ci ne fait que s’inscrire dans le courant le plus délétère de l’infotainment à la française, celui initié par Thierry Ardisson, poursuivi par Laurent Ruquier, Jean-Marc Morandini et Cyril Hanouna. Zemmour doit d’ailleurs sa carrière à ce cirque médiatique où il a tout d’abord joué le rôle de bon client, puis celui de chroniqueur régulier avant de devenir animateur dans une série d’émissions à forte audience. Jean Birnbaum et Raphaël Chevènement1 ont bien montré comment ce genre de talk show a puissamment remodelé le champ culturel et politique français
Cet infotainment à la française permet en effet d’introduire progressivement dans la conversation publique, plus sûrement que toute action politique directe, des idées qui avaient auparavant très peu droit de cité. Dans une démonstration implacable, Birnbaum et Chevènement insistent ainsi sur la façon dont Ardisson a, avec minutie et patience, exploité les tendances identitaires de la société française pour en faire un spectacle, donné une chambre d’écho fantastique au complotisme et propulsé le phénomène Dieudonné1. Cette formidable caisse de résonance, Zemmour s’en est de son propre aveu intensément servi : « Je suis dans un combat idéologique et culturel, et j’ai retourné contre la gauche ses propres armes. Je suis entré dans la machine à propagande par les émissions où se produisent aujourd’hui les nouveaux maîtres à penser : acteurs, chanteurs, people2. » Éric Zemmour est en cela fidèle aux thèses du théoricien marxiste Antonio Gramsci et à leur reformulation par la Nouvelle Droite ou par l’essayiste Patrick Buisson : « La victoire politique passe d’abord par la conquête culturelle des esprits3. » C’est donc le contenu de cette conquête culturelle qu’il s’agit ici d’éclairer en identifiant précisément l’idéologie qui émerge de ces déclarations chocs.
Une reconquête culturelle au grand jour
L’une des caractéristiques de cette reconquête culturelle est en effet qu’elle se fait au grand jour et qu’il suffit de prendre au sérieux ce que dit Zemmour pour savoir vraiment à quoi s’en tenir. Un travail de recensement systématique doit être fait4 contre l’oubli et l’irresponsabilité induites par le principe même de l’infotainment à la française : les séquences sont courtes, sur le ton de l’humour ou de l’ironie et donc apparemment sans conséquences. Éric Zemmour a ainsi beau jeu aujourd’hui de dire qu’il n’a jamais souhaité réhabiliter Vichy5. Nous verrons qu’il n’en est rien : il se livre depuis des années à un travail systématique de remise en cause de l’héritage politique de la lutte contre l’antisémitisme en France et des conquêtes politiques associées au franco-judaïsme.
Qu’on juge de l’ensemble avant d’entrer dans le détail : contestation de l’innocence du capitaine Dreyfus, condamnation de Zola et des dreyfusards, réhabilitation du maurrassisme, notamment de son rôle dans la Résistance, insistance sur la supposée filiation entre maurrassisme et gaullisme, réhabilitation de Pétain et de Vichy et défense d’un rôle supposément positif de l’État français dans le sauvetage des juifs français, défense de l’attitude de Maurice Papon pendant la Seconde Guerre mondiale, critique de la loi Gayssot pénalisant le négationnisme de la Shoah et de la loi Pleven pénalisant racisme et antisémitisme, rejet du discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs (1995), mépris pour Sébastien Selam, l’une des premières victimes juives françaises de l’islamisme, le 20 novembre 2003, et enfin dénationalisation des victimes juives de Mohamed Merah, coupables pour Zemmour d’avoir été enterrées à l’étranger. Cette litanie apparaît improbable. Nous montrerons, citations à l’appui, qu’il s’agit bien de ce qu’Éric Zemmour a écrit, dit et parfois répété.
Une réécriture radicale de l’histoire
Cette offensive idéologique continue se fait au prix d’une réécriture radicale de l’histoire. Le récit que véhicule Éric Zemmour dans ses émissions sur l’affaire Dreyfus est ainsi tout particulier : « Beaucoup étaient prêts à dire Dreyfus innocent, même si c’est trouble cette histoire aussi, mais on ne va pas refaire le procès de Dreyfus ici », déclare-t-il dans une émission sur Émile Zola6. Quinze jours plus tard il enfonce le clou, expliquant à propos des expertises mensongères qui ont conduit à la mise en accusation de Dreyfus qu’« on ne saura jamais », à propos de l’innocence de Dreyfus, que « ce n’est pas évident » et qu’en tout état de cause Dreyfus n’était pas attaqué « tellement en tant que juif » mais en tant qu’« Allemand7. Aucune considération pour les travaux journalistiques et judiciaires de l’époque qui démontrèrent l’innocence de Dreyfus8. Aucune considération pour les dizaines de milliers de pages de travaux historiques confirmant cette innocence et l’existence d’un antisémitisme de masse au moment de l’affaire Dreyfus9. Pour parachever cette stratégie du soupçon, Zemmour, s’appuyant sur une lecture biaisée de l’historien Simon Epstein10, parle de « listes interminables »11 de dreyfusards ayant rejoint Vichy ou la Collaboration (en fait une trentaine de noms) oubliant d’évoquer la distance séparant l’un et l’autre de ces événements. Il s’en prend également à Zola, d’après lui coupable par son dreyfusisme d’avoir désarmé la France face à l’Allemagne12.
Pétain repeint en sauveur de juifs
On ne sera pas surpris de retrouver ces libertés prises avec l’histoire dans la façon systématique qu’a Zemmour de réécrire le déroulement de la persécution des juifs par Vichy. Il n’hésite pas dans Le suicide français à louer la « stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. »13. Face à Léa Salamé, il outre encore son propos allant jusqu’à affirmer que « 95% des juifs français »14 avaient été sauvés grâce à Pétain. Comme Jacques Isorni, l’avocat de Pétain, qui disait au procès « Messieurs, il n’y a pas eu de crime », Zemmour lâchera, excédé, à l’un de ses contradicteurs : « Mais on n’a pas commis de crime15 ! ». Ce qui lui importe, c’est de défendre la thèse du « glaive et du bouclier », celle du dernier discours de Pétain : « S’il est vrai que de Gaulle a levé hardiment l’épée de la France, l’histoire n’oubliera pas que j’ai tenu patiemment le bouclier des Français16 ». Cette thèse fut aussi celle des avocats de Pétain et de l’historien Robert Aron dans son Histoire de Vichy17, constituée à partir de témoignages18. L’ouverture des archives, et non la survenue d’une offensive idéologique américaine avec la « révolution paxtonienne » tant décriée par Zemmour19, a permis d’y voir plus clair : les travaux successifs d’Eberhard Jäckel20 puis de Robert Paxton21, soutenu par Michel Winock et Pierre Milza, et enfin de Laurent Joly22 ont bien montré la volonté autonome de Vichy de mettre en place une politique raciale et le rôle incontournable et largement volontaire du régime de Vichy dans la mise en œuvre de la politique d’extermination nazie. Laurent Joly rappela d’ailleurs à la barre du tribunal face à Zemmour que 24 000 juifs français avaient été déportés23 s’attirant de piteuses réponses : « ce n’est pas mon sujet, je ne l’ai pas étudié », « tout dépend si vous comptez les enfants des juifs étrangers » (qui étaient français selon la loi de 1927)24.
La Résistance salie
Cette réécriture de l’histoire selon les thèses de l’extrême droite française s’accompagne comme pour sa vision de l’affaire Dreyfus d’une volonté de brouiller les cartes concernant les acteurs de cette histoire, à savoir les membres respectifs de la Résistance et de la Collaboration. Toujours en s’appuyant sur une lecture biaisée d’Epstein25, Zemmour affirme dans l’émission Répliques du 17 novembre 2018 que « 90 % des résistants à Londres étaient camelots du roi ou à l’Action française »26. Il suffit pourtant de savoir que le premier Londres fut composé majoritairement des marins de l’île de Sein et du corps expéditionnaire de Narvik, qui étaient apolitiques, de regarder la liste des 1 038 compagnons de la Libération ou plus encore la liste d’Henri Ecochard des membres des Forces françaises libres (FFL), pour se rendre compte de l’inanité de ces affirmations27. Il suffit de suivre Epstein, qui écrit « qu’il faudra attendre 1942 pour que les équivoques se dissipent et que les orientations démocratiques et républicaines de la France libre (devenue France combattante) s’imposent et évoluent vers un patriotisme républicain et socialisant »28, pour constater que si l’extrême droite maurrassienne fut présente, elle ne fut jamais majoritaire, ce qu’a consacré la composition du Conseil national de la Résistance où ni l’Action française ni les autres tendances de l’extrême droite ne furent représentées. Cette volonté de mettre en avant contre toute réalité historique la résistance maurrassienne se double de commentaires avalisant le crime de bureau de Maurice Papon au nom de l’obéissance à l’État : « Les fonctionnaires de Vichy n’étaient pas coupables, ils devaient obéir à l’État. Sinon il n’y a plus d’autorité, plus d’obéissance, vous vous rendez compte29 ? » Zemmour va jusqu’à appliquer ce légalisme sans principes pour salir la Résistance : le premier assassinat, le 21 août 1941, d’un soldat allemand par le colonel Fabien (Pierre Georges), mort pour la France à la tête du 151e régiment d’infanterie de l’armée de Lattre, est qualifié dans un de ses livres de « contraire aux règles de l’armistice mais, surtout, au code de la guerre »30.
Cette volonté de réhabiliter l’extrême droite maurassienne va chez Zemmour jusqu’à faire du général de Gaulle un héritier de Maurras : « Le général de Gaulle, enfant de Péguy, Barrès et Maurras »31 ; « Pétain comme de Gaulle ont tous deux cherché entre maurrassisme nationaliste et personnalisme chrétien »32 ; « la grande politique étrangère du général est inscrite dans quelques pages d’un ouvrage de Charles Maurras, Kiel et Tanger »33. Cette insistance sur une supposée filiation entre Maurras et de Gaulle cadre là encore mal avec la réalité historique : la dernière biographie d’ampleur de De Gaulle34 montre que si celui-ci est effectivement né dans une famille où on lisait L’Action française, au côté de journaux plus libéraux ou de publications empreintes de catholicisme social, « il n’existe aucune référence à Maurras dans ses écrits ou dans ses lettres » contrairement à des références explicites à Péguy ou à Barrès. S’il n’y a pas de trace de Maurras dans l’œuvre de De Gaulle, le fondateur de l’Action française est en revanche omniprésent chez Zemmour, avec une vingtaine de références par ouvrage, sauf concernant le dernier paru où, tactiquement, il était sans doute souhaitable d’être plus discret sur ce plan. Les lignes de force sont donc claires dans l’idéologie que déploie Zemmour. La négation des faits historiques dont il fait montre à propos de l’affaire Dreyfus et de Vichy a pour but de minorer la force de l’antisémitisme de ces deux événements, de dédouaner les forces politiques antijuives qui y furent mêlées et de jeter l’opprobre sur celles qui s’y opposèrent, et finirent par le vaincre.
Les lois antiracistes prises pour cible
Ne reste plus qu’à parachever le dispositif et à attaquer également les instruments de lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Bien évidemment, Zemmour s’en prend aux lois antiracistes, en particulier à la loi Pleven35 qui signe selon lui la « fin de la liberté d’expression en France »36. Cette position est logiquement en rupture frontale avec l’héritage du dreyfusisme et celui de la Résistance qui sont à l’initiative de cette loi adoptée à l’unanimité des parlementaires37.
Zemmour s’en prend également à loi Gayssot réprimant le négationnisme qui « enserre dans un corset toujours plus serré la liberté de pensée »38. Il n’est pas surprenant que cette loi soit une de ses cibles, puisqu’elle a été historiquement portée par les associations de résistants et de déportés qu’il faudrait réprouver. Puisque qu’il s’agit d’un autre verrou à faire sauter pour permettre à son idéologie de se déployer, Zemmour s’en prend enfin à la déclaration de Jacques Chirac au Vél d’Hiv, le 16 juillet 199539 : reconnaître que « la France, ce jour-là [le jour de la rafle du Vél’ d’Hiv], accomplissait l’irréparable », que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français » mais dire aussi que « la France est à Londres, incarnée par le général de Gaulle »40, c’est, selon les propres termes d’Éric Zemmour, « De Gaulle raflé au Vél d’Hiv »41. Le montage idéologique est donc clair : négation de l’histoire sur l’innocence de Dreyfus et la persécution des juifs français par Vichy, réhabilitation de l’extrême droite maurassienne vichyste et antidreyfusarde, condamnation des défenseurs de Dreyfus et de la résistance républicaine et antifasciste, condamnation des lois contre le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme, et de la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs. Reste à tenter d’en appréhender les mobiles.
L’extrême droite sans tabou
Le premier est assez évident : il s’agit de mettre fin au tabou moral qui pèse sur l’extrême droite française du fait de sa responsabilité dans l’antisémitisme vichyste. Zemmour dit lui-même ce qu’il entend détricoter : « La logique est implacable : l’amour de la France, c’est la droite et l’extrême droite ; et l’extrême droite, c’est Vichy ; et Vichy, c’est la rafle du Vél d’Hiv ; et la rafle du Vél d’Hiv, c’est l’extermination des Juifs. L’amour de la France, c’est donc l’extermination des Juifs42 . » Laissons de côté cet « amour de la France », qui est chez Zemmour très conditionnel puisqu’il n’évoque le plus souvent son pays que pour parler de son déclin43. Ce qu’il faut détruire pour Zemmour, c’est l’équation « la droite et l’extrême droite, c’est l’extermination des juifs ». Il est curieux de mêler la droite à l’extrême droite dans cette équation et nous en verrons plus loin les raisons mais l’équation « l’extrême droite, c’est l’extermination des juifs » est effectivement le problème majeur de ce courant de pensée depuis la Libération. En cela, la négation de l’histoire entreprise par Zemmour part des mêmes prémisses que le premier négationnisme qui, lui, nie la réalité de la Shoah. La visée stratégique de celui-ci est bien résumée par l’historien Nicolas Lebourg : « La condamnation morale et civique qui frappe l’extrême droite a eu pour effet de frapper d’anathème son idéologie. Si elle veut être efficace, il n’est plus possible pour elle de recourir à son moteur naturel, à son élément premier, qu’était l’antisémitisme44. » Il y a cependant des différences entre ce négationnisme et la négation historique entreprise par Zemmour. Le négationnisme visait en niant la Shoah la réhabilitation du nazisme. Zemmour, en minorant le rôle de Vichy dans l’extermination des juifs, vise la réhabilitation de l’antisémitisme politique de Maurras, cet antisémitisme même qu’« Hitler a déshonoré » selon le mot de Bernanos45. Là où le négationnisme fantasme un « chantage politique » des juifs pour asseoir sa domination planétaire, Zemmour voit partout le « contrôle d’une idéologie de gauche bien-pensante »46. Le négationnisme d’une part et la négation de l’histoire entreprise par Zemmour d’autre part ne sont évidemment pas équivalents mais les deux phénomènes sont également inquiétants et il importe d’être attentif à leur terreau commun, à leurs arguments similaires et leur contamination réciproque.
OPA sur la droite classique
Le second mobile est connexe et vise à donner une majorité de gouvernement à cette extrême droite. Ici Éric Zemmour s’inscrit dans la longue histoire du gramscisme de droite47, déjà évoquée, visant à donner une hégémonie culturelle à l’extrême droite et à y agréger la droite classique. Zemmour ne fait ici que poursuivre le patient travail d’Alain de Benoist, du Club de l’horloge et son Mouvement Associatif pour l’Union de la Droite48, de Radio Courtoisie « la radio de toutes les Droites », de Charles Millon, porteur d’une alliance entre Front national et droite classique, de la Convention de la droite à laquelle Zemmour a participé avec Marion Maréchal-Le Pen49 et de Patrick Buisson qui a « défendu le principe de l’Union des droites pendant vingt ans »50. Bien évidemment, cette opération vise la reconquête culturelle. Elle ne suppose pas un ralliement de l’extrême droite à la droite parlementaire mais le contraire : la conquête de l’espace de la droite par les idées de l’extrême droite. Il s’agit notamment de faire sauter le cordon sanitaire établi par Jacques Chirac et Philippe Séguin, mentor d’Éric Zemmour à qui celui-ci reproche dans son dernier livre sa « faiblesse »51 – entendre son opposition résolue à l’alliance avec le Front national au nom des valeurs du gaullisme et de l’opposition de la France libre à Vichy et du général de Gaulle à l’OAS. D’où l’obsession de Zemmour pour la reconstruction d’une hypothétique filiation entre De Gaulle et Maurras et la condamnation du discours du Vél d’Hiv de Jacques Chirac à la tonalité anti-FN prononcée. Cette stratégie d’union des droites autour d’une matrice idéologique d’extrême droite avait jusqu’à présent échoué, y compris chez un Patrick Buisson qui l’a pourtant porté jusqu’à l’Élysée sous la présidence Nicolas Sarkozy et qui la critique aujourd’hui vertement52. Éric Zemmour apporte à cette offensive politique l’énergie des talk shows à la française et la chambre d’écho d’une campagne présidentielle. À défaut de réussir, Éric Zemmour marquera une fois de plus les esprits et créera le terrain idéologique pour qu’une extrême droite qui ne se poserait plus la question de la dédiabolisation, une extrême droite décomplexée, puisse un jour revenir au pouvoir. C’est à cela qu’il faut être attentif.
Des transgressions autoritaires visant l’islam
Le troisième mobile de ce dispositif idéologique est plus discret, peut-être plus profond et explique pourquoi Éric Zemmour s’en prend avec autant d’acharnement aux grandes conquêtes du franco-judaïsme issues de l’affaire Dreyfus et de la Résistance. Dans son livre Le Juif de Savoir53, le linguiste et philosophe Jean-Claude Milner donne la clé de cette obsession : « Parmi ceux qui ont cru aux droits politiques, il y a bien entendu le juif français ». Par « droits politiques », Milner entend « suffrage universel, libertés formelles, droit à l’instruction, prise en charge de l’instruction par l’État, etc. », soit le programme républicain. Milner note que de la gauche vient une critique forte des droits politiques jugés formels et incapables « d’accomplir le bien de la société ». Ce qu’il vise ici, c’est probablement la frange anti-républicaine de la gauche, indigéniste, décoloniale. Milner pointe le fait que cette gauche cherche à « se rassembler contre les droits politiques » et, dans la mesure où « le juif français a été lié par l’histoire aux droits politiques, l’antijudaïsme est devenu l’idéologie la plus propre à garantir un tel rassemblement »54. Zemmour est le pendant de droite de cette hostilité à la figure du juif français. Il en veut également aux droits politiques, à la République. Non parce qu’elle ne peut accomplir le bien de la société mais parce qu’elle ne peut, selon lui, garantir la lutte contre l’islamisme voire l’islam : « La laïcité peut, certes, contenir l’offensive islamique. Mais je pense qu’elle ne suffira pas. Il faut un vrai renouveau de la religion chrétienne qui incarne l’identité de la France55. » Zemmour veut donc, pour réarmer la France, en finir avec cette histoire de l’antisémitisme français qui fait crouler le pays sous la « repentance », en finir avec la République et la laïcité si bien incarnées par le juif français pour revenir à l’identité chrétienne de la France, en finir avec l’État de droit et les lois antiracistes, destinées initialement à lutter contre l’antisémitisme, pour construire un État autoritaire, seul à même selon lui de contenir la poussée de l’islam. Il y a fort à parier que ses futures transgressions viendront alimenter ce projet.
De l’assimilation à la négation de soi
Il aura donc fallu que ce soit un juif français, exemple autoproclamé d’assimilation, qui porte ce nouvel antijudaïsme. Il aura même fallu que cette désinhibition de l’extrême droite se fasse sous le signe juif au carré, voire au cube : Zemmour cite complaisamment Robert Aron pour servir la thèse du « glaive et du bouclier » ; Simon Epstein, dont il tient à nous faire savoir qu’il est « israélien », sur les dreyfusards dans la collaboration, et Alain Michel, dont il faut absolument que l’on sache qu’il est « rabbin », pour réhabiliter Pétain. Que cette opération idéologique se fasse sous le signe juif n’est qu’apparemment paradoxal. D’abord, c’est sûrement l’une des raisons du succès du dispositif, là où il a échoué lorsqu’il était mené depuis l’extrême droite classique. Ensuite, cette figure du juif rejetant toute affirmation et tout héritage juif est connue. C’est la figure du « juif de négation », bien identifiée par Milner56. On la retrouve à l’extrême gauche « disant volontiers non à Israël » et « oui aux Palestiniens, oui indéfiniment et sans limites ». Éric Zemmour apparaît comme un avatar d’extrême droite de ce juif de négation disant non à tout ce qui porte un nom juif : Israël bien sûr57 mais aussi Alfred Dreyfus, Simone Veil58, Robert Badinter59, le Vél’ d’Hiv, la mémoire de l’extermination par Vichy des juifs français, Sébastien Selam, première victime juive de l’islamisme en France coupable d’avoir été ami avec son assassin60, et les Sandler et Myriam Monsonego, victimes de Merah, coupables d’être enterrées en Israël61. Parallèlement, Zemmour dit volontiers oui : à Maurras, à Pétain, à Papon, à la politique arabe de la France, aux remarques sur le « Peuple sûr de lui et dominateur » du général, ou au discours sur la « double allégeance » des Français juifs. Comme son jumeau d’extrême gauche, le juif de négation Zemmour « se prétend persécuté », ici par la « doxa de gauche », la « bien-pensance » ou les « censeurs médiatiques ». Milner nous avertit : le juif de négation est en réalité un « compagnon de route des persécuteurs ». C’est à cette aune qu’il faut considérer l’action politique d’Éric Zemmour.
Notes :
[1] Jean Birnbaum, Raphaël Chevènement, La face visible de l’homme en noir, Paris, Stock, 2006.
[2] Le Monde, 4 avril 2021. On doutera cependant qu’il s’agisse d’armes « de gauche », Ardisson s’étant toujours affiché comme royaliste
[3] Éric Zemmour, Mélancolie française, Paris, Fayard, 2010, p. 8.
[4] Nous nous sommes donc intéressés aux quatre derniers livres d’Éric Zemmour : Mélancolie Française (Fayard, 2010), Le Suicide français (Albin Michel, 2014), Destin français (Albin Michel, 2018) et La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021), ainsi qu’à un certain nombre d’interviews et d’interventions radiophoniques et télévisuelles ou sa doctrine est exposée
[5] LCI, 27 septembre 2021.
[6] Émission Face à l’info (CNews) 29 septembre 2020. Cette émission n’est plus accessible en ligne suite à la plainte déposée contre Éric Zemmour pour ses propos sur les mineurs isolés. Ceux tenus dans cette émission sont néanmoins recensés sur plusieurs blogs et tweets.
[7] Face à l’info, 15 octobre 2020.
[8] On peut par exemple consulter l’enquête de la Cour de Cassation de 1904 .
[9] Voir par exemple le monumental Dictionnaire biographique et géographique de l’affaire Dreyfus entièrement en ligne.
[10] Simon Epstein, Les Dreyfusards sous l’Occupation, Paris, Albin Michel, 2001.
[11] Éric Zemmour, Mélancolie française… op. cit., p. 85.
[12] Émission Face à l’info, 29 septembre 2020
[13] Éric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014, p. 126.
[14] ONPC, 4 octobre 2014.
[15] Émission Face à l’Info du 26 juin 2020 citée dans Laurent Joly, « Introduction–Vichy, les Français et la Shoah : un état de la connaissance scientifique » in Revue d’histoire de la Shoah (n°212, 2020/2), p. 10. La vidéo depuis a été supprimée. Plutôt qu’une odieuse censure du système, ce qui semble bloquer l’accès aux interventions d’Éric Zemmour c’est son propre souhait de ne pas laisser de traces de ses propos contestables.
[16] Marc Ferro, Pétain, Fayard, 2014.
[17] Robert Aron, Histoire de Vichy – 1940-1944, Fayard, 1954.
[18] Cette histoire cherchant à ménager Vichy est, selon Éric Zemmour, censé représenter « l’historiographie française » jusqu’à Paxton. Les thèses d’Aron n’ont en réalité jamais été consensuelles comme en témoigne cette recension au vitriol de l’Histoire de Vichy dans la revue Le Monde Juif (1955, 2-3).
[19] Éric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014.
[20] Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968.
[21] Michael Marrus, Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
[22] Laurent Joly, L’État contre les juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, 2018.
[23] Soit, selon Laurent Joly, près d’un tiers des 74 150 juifs déportés et 16% des juifs français.
[24] Le Canard Enchaîné, 16 décembre 2020
[25] Simon Epstein, Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008, pp. 419-420.
[26] Répliques (France culture), 17 novembre 2018.
[27] Pour une vision nuancée, on lira utilement Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 1998.
[28] Simon Epstein, Un paradoxe français… op. cit., p. 168
[29] CNews, 13 septembre 2021.
[30] Éric Zemmour, Destin français, Paris, Fayard, 2018, pp. 661-662.
[31] Éric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014, p. 286.
[32] Éric Zemmour, Destin français… op. cit.,p. 648.
[33] Ibid., p. 693.
[34] Julian Jackson, De Gaulle : une certaine idée de la France, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
[35] Loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.
[36] Éric Zemmour, Le suicide français… op. cit., p. 87.
[37] Voir Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, Paris, Puf, 2019.
[38] L’Express, 3 mars 2011.
[39] Pour la première fois, un président de la République reconnaît la responsabilité de la France dans la déportation des juifs.
[40] Fondation pour la mémoire de la Shoah (pdf).
[41] Éric Zemmour, Le suicide français… op. cit., p. 566.
[42] Ibid., p. 285.
[43] Dans Destin français, le déclin de la France est pour Zemmour quasiment permanent depuis Louis XIV, voire François Ier : « François Ier est l’incarnation et le responsable de ce déclin » (p. 172) ; « À partir du déclin du Roi-Soleil » (p. 189) ; « Voltaire est le premier à avoir connu, subi, souffert sans doute, le déclin de la France » (p. 283) ; « le déclin de l’appareil d’État, sous la République décadente de l’entre-deux-guerres » (p. 476) ; « depuis la fin du XXe siècle, déclin de la France et incapacité du régime républicain à l’enrayer » (p. 493). On finit par se demander ce qu’Éric Zemmour peut bien aimer de la France…
[44] Nicolas Lebourg, « L’Invention d’une doxa néo-fasciste » in Domitia, n°1, octobre 2001. On notera cependant à la lecture de l’ouvrage Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi d’Emmanuel Debono que dès la Libération, l’antisémitisme d’extrême droite a relevé la tête en France au travers de multiples publications comme L’Époque, Aspects de la France, ou encore Rivarol. Si l’on est facétieux, on notera à partir de ce livre que Charles Maurras, que révère tant Éric Zemmour, prendra la plume dans Aspects de la France pour dénoncer la déportation des juifs étrangers comme une atteinte à la souveraineté de la France, ruinant ainsi la thèse du « glaive et du bouclier ». Dans le même article du 3 février 1949, Maurras, depuis sa prison et sous pseudonyme, dit tout de même que les juifs « sont des Français de contrebande » et qu’ils « nous doivent des comptes » pour leur prétendue responsabilité dans la guerre. On ne se refait pas…
[45] Georges Bernanos, Le chemin de la Croix-des-âmes, Paris, Gallimard, pp. 421-422.
[46] CNews, 7 mai 2021.
[47] Alain de Benoist, Pour un « gramscisme de droite », Actes du XVIe colloque national du GRECE. Le Labyrinthe, 1982.
[48] Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite » in Vingtième siècle. Revue d’histoire (n°40, octobre-décembre, 1993), pp. 3-22.
[49] Pour comprendre ces rapprochements et cette offensive idéologique, on pourra écouter « Union des Droites, ce qui se cache derrière cette formule ».
[50] Louis Hausalter, Marion Maréchal, le fantasme de la droite, Paris, Éditions du Rocher, 2018.
[51] Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Paris, Albin Michel, 2021.
[52] Patrick Buisson, La cause du peuple, Paris, Perrin, 2016.
[53] Jean-Claude Milner, Le juif de savoir, Paris, Grasset, 2006.
[54] Michel Crépu, « Cinq questions à Jean-Claude Milner », in Revue des Deux Mondes (décembre 2006), p. 14.
[55] Post du compte Twitter Éric Zemmour, 14 mai 2021.
[56] Jean-Claude Milner, Le juif de savoir… op. cit.
[57] Qui à part des antisémites rabiques comme Alain Soral et Dieudonné M’Bala M’Bala prétendent qu’Israël manipule la communauté juive française et dénoncent la « double allégeance » de cette dernière ? Éric Zemmour dans Le suicide français : « La stratégie palestinienne aurait pourtant mérité d’être décortiquée qui ne distinguait plus entre Israéliens et Juifs, rassemblés dans une entité commune dite de ‘l’État juif’, comme si le nationalisme palestinien répondait ainsi à l’action efficace de communication de l’État israélien, qui avait étroitement associé les communautés juives du monde entier – en particulier celles des États-Unis et de France – à son destin. » (pp. 273-274).
[58] Dont Zemmour dénonce ignominieusement dans Le suicide français les « larmes (imaginaires) » lors du vote de la loi légalisant l’avortement (p. 198).
[59] Accusé dans Destin français d’aimer les assassins parce qu’il a aboli la peine de mort (p. 453).
[60] Dans Marianne, le 5 octobre 2021, Barbara Lefebvre note justement qu’Éric Zemmour a été poursuivi en justice pour la première fois pour diffamation et atteinte à la vie privée suite à son roman Petit frère (Denoël, 2008) salissant la mémoire de Sébastien Selam, qu’il est « entré dans la lumière judiciaire par la question juive ».
[61] Ce que Zemmour dit des victimes de Mohamed Merah résonne douloureusement avec son refus de compter dans la communauté nationale les enfants juifs français déportés : « la famille de Mohamed Merah a demandé à l’enterrer sur la terre de ses ancêtres en Algérie, on a su aussi que les enfants juifs assassinés devant l’école confessionnelle à Toulouse seraient eux enterrés en Israël. Les anthropologues nous ont enseigné qu’on était du pays où on est enterré. Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis ou amis, ils voulaient bien vivre en France, faire de la garbure en France ou autre chose, mais pour ce qui est de laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France, étrangers avant tout, et voulant le rester par-delà la mort ». L’Opinion, 15 septembre 2021.