Jean-Jacques Cambier, journaliste
(Article paru dans Le DDV n°684, automne 2021)
« Le racisme, quelle que soit la façon dont vous nous le présentez, ça ne tient pas debout, ce sont des préjugés. Alors pourquoi consacrer 600 pages à ce qui n’est finalement qu’une immense connerie ? » Le mercredi 27 avril 1988, lorsque Michel Polac invite sur le plateau de Libre et change1 sur M6 Pierre-André Taguieff sur le thème du racisme, le téléspectateur que j’étais est interloqué par la façon dont il présente le livre que le politiste vient de publier : La force du préjugé, essai sur le racisme et ses doubles. Le journaliste, réputé pour son érudition et son franc-parler, dit avoir trouvé l’ouvrage « passionnant ». Mais Michel Polac n’en démordra pas tout au long de cette émission littéraire produite par Marin Karmitz, réutilisant à plusieurs reprises cette formule : le racisme est avant tout une « connerie ».
Le téléspectateur, qui ne pouvait que partager un tel avis, était de fait incité à considérer avec circonspection les analyses de Pierre-André Taguieff. Il pouvait les entendre comme celles d’un chercheur ayant eu l’idée baroque de se faire l’archéologue de la « connerie », mais il n’était guère encouragé à saisir en quoi elles pouvaient compter pour le débat public. L’essentiel avait été rappelé par Michel Polac : le racisme est une « connerie ». Ce qui importait, c’était de mépriser et rejeter celle-ci comme telle. Les mises en garde développées par le philosophe au cours de l’émission contre les pièges de l’éloge de la différence ou les dangers d’un « antiracisme raciste », qui nous apparaîtraient aujourd’hui quasi prophétiques, pouvaient ainsi passer au second plan, remisées sous le boisseau des extrapolations savantes. Un an avant l’affaire des foulards de Creil, de tels raisonnements avaient du mal à se faire entendre. Mais le bémol de Michel Polac, dont il admettra volontiers lui-même par la suite la « grossièreté », aura au moins eu un mérite : celui de contribuer à graver dans la mémoire du public la teneur des échanges.
Indulgence et regret
Le téléspectateur de 1988 songeant aujourd’hui aux propos tenus dans cette émission peut être partagé entre indulgence et regret. Il a en effet de l’indulgence pour un journaliste ponctuant les échanges de son rappel insistant à la « connerie » du racisme. Car, à la fin des années 1980, le racisme sévissait avec violence. L’urgence était de marteler que le racisme n’est pas une opinion mais un délit et non de ratiociner sur les anciennes théories qui avaient permis que le racisme fût autrefois une opinion.
L’ancien téléspectateur a aussi de l’indulgence pour celui qu’il était lui-même à l’époque. Car il aura fallu longuement penser contre soi-même pour que les réserves de Pierre-André Taguieff vis-à-vis de l’éloge de la différence lui soient enfin audibles. En 1988, alors que les photos d’Oliviero Toscani exaltant la diversité pour la marque Benetton recouvraient les murs, elles étaient singulièrement dissonantes. « L’éloge de la différence » cher à Albert Jacquard s’était imposé comme un vade-mecum antiraciste. Et le credo du généticien ne paraissait pas souffrir la contradiction : « Notre richesse collective est faite de notre diversité. L’“autre”, individu ou société, nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable. »
Le regret est bien sûr celui de n’avoir pas su comprendre assez tôt ce que les analyses de Pierre-André Taguieff avaient de capital pour anticiper les problématiques. Et, en pensant en 2021 à ce Libre et change mémorable, on ne peut que déplorer le temps perdu pour se prémunir contre l’absolutisation de la différence qui menaçait derrière son éloge.
Lors de l’émission, le philosophe détaillait les trois « grands déplacements » s’étant opérés dans les constructions racistes. D’abord, un déplacement de l’éloge de l’inégalité vers l’éloge de la différence : « On passe du vieux racisme inégalitaire que l’on retrouvait dans l’impérialisme colonial, avec le mépris d’une subhumanité censée être dominée pour son bien par des colonisateurs supérieurs, à une vision différentialiste. C’est ce que j’appelle le racisme différentialiste. » Ensuite, un déplacement du biologique au culturel impliquant « une redéfinition radicale du racisme, ou plutôt une distinction de deux modes d’habillage, de présentation du racisme ». Enfin, un déplacement d’une attitude hétérophobe, c’est-à-dire de rejet de l’autre, à un racisme hétérophile : « Il est évident que l’éloge de la différence n’est pas en lui-même raciste […]. Mais il est une manière de rendre acceptable le racisme le plus radical, qui est de réduire les individus à leurs origines, à leurs groupes d’appartenance, et de définir les communautés d’origine comme des destins insurmontables. Dès lors on pense la race, ou l’ethnie, ou la culture ou la tradition comme des entités closes sur elles-mêmes dont on ne peut pas sortir. […] En fait, on a absolutisé les différences. C’est ce que j’appelle le racisme différentialiste et culturel. »
De l’éloge à la compassion
Le piège de l’éloge de la différence pointé par Pierre-André Taguieff se refermera de façon spectaculaire lors de l’affaire des foulards de Creil à l’automne 1989. Un piège dans lequel tombera lui-même le téléspectateur inattentif de 1988 avec beaucoup d’autres antiracistes. Car c’est précisément le respect d’une différence absolutisée qui poussera nombre de personnalités à se mobiliser en faveur de jeunes filles voulant porter le hijab au sein de leur collège. Jusqu’à ce que certains de leurs défenseurs finissent eux-mêmes par réaliser que ce respect-là était en contradiction avec le principe républicain d’égalité, à l’instar de la communiste Marie-George Buffet : « Au nom des minorités, on disait : c’est leur culture et leur tradition, il faut donc respecter leurs volontés. Mais ce n’était pas une démarche très digne. On ne disait pas : vous êtes des citoyennes qui devez respecter les droits et les devoirs comme tous les citoyens. On leur disait : on vous prend comme vous êtes. C’était une démarche de compassion et non pas d’émancipation. J’ai pris la défense de ces jeunes filles et de leur famille alors que j’aurais dû me placer du côté émancipateur, c’est-à-dire à la fois de l’école et de l’égalité à l’école, et puis du côté des femmes2. »
Déplacement du discours anti-universaliste
Sur le plateau de Libre et change, Pierre-André Taguieff n’était pas le seul invité de Michel Polac. Face à lui, Alain de Benoist, l’idéologue de la Nouvelle Droite, était notamment venu expliquer les thèses défendues dans son livre Europe, Tiers Monde, même combat (Robert Laffont, 1986), notamment celle du « droit à la différence » contre « un mouvement d’homégénéisation culturelle ». Un « droit à la différence » aussitôt démystifié par Pierre-André Taguieff : « Lorsqu’Alain de Benoist défend le droit à la différence, nous avons affaire à un bon exemple de reprise des valeurs de l’adversaire – l’adversaire étant une gauche qui pensait être antiraciste en défendant le droit à l’identité culturelle. »
L’opposition est totale entre le politologue et l’intellectuel de référence de l’extrême droite française. Face à Michel Polac, le second s’efforcera de démolir les thèses de Pierre-André Taguieff en s’appuyant sur une remise en cause de l’universalisme, qualifiant cette conception de « particularisme » occidental. « Ce que j’ai voulu montrer dans Europe, Tiers Monde, même combat, c’est que l’idéologie du développement est peut-être le dernier avatar de ce racisme universaliste qui consiste à convertir toutes les sociétés du tiers monde [à un] modèle unique », ne craindra pas d’affirmer Alain de Benoist.
Ce travestissement de l’idéal universaliste par ses ennemis continue encore aujourd’hui d’intoxiquer. Mais force est de constater qu’il s’opère désormais à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Et c’est sans doute ce déplacement du discours anti-universaliste d’un bord à l’autre qui, plus de trente ans après, navre le plus l’ancien téléspectateur de 1988.
Et la « connerie » dans tout ça ? « Quand je vois des modélisations sociales se faire au nom de “conneries ”, mais de “conneries” qui agissent, à savoir la sacralisation d’une identité fictive, d’une homogénéité, qu’elle soit culturelle ou de sang, je me dis qu’il faut analyser. On ne peut pas lutter efficacement sans analyser », répondait Pierre-André Taguieff à Michel Polac.
Note :
[1] L’INA ne dispose pas d’enregistrements de l’émission Libre et change évoquée dans l’article, sur le thème « La race des seigneurs ». Pour se rafraîchir la mémoire, l’auteur de ces lignes a dû consulter une vidéo de la chaîne YouTube de la revue identitaire Éléments, dont Alain de Benoist est un collaborateur régulier.
[2] Témoignage de Marie-George Buffet extrait de « Laïcité, 30 ans de fracture à gauche », documentaire de Thomas Legrand et Pauline Pallier (LCP, 2020).
La Force du préjugé
Dans La Force du préjugé, publié en 1988, Pierre-André Taguieff reprenait une à une les théories « raciales » et « racistes », puis leurs pendants opposés, traçant une généalogie intellectuelle des pensées différentialiste et inégalitaire. L’homme peut-il échapper à un comportement ségrégatif ? Peut-il maîtriser son penchant à l’exclusion ? D’où vient cette force du préjugé ? Comment penser les fondements philosophiques d’un antiracisme conséquent ? Autant de questions auxquelles répondait cet essai majeur toujours d’actualité.
La Force du préjugé, essai sur le racisme et ses doubles, Pierre-André Taguieff, Gallimard, 644 pages