Par Karan Mersch, enseignant en philosophie
Sociologue, démographe et anthropologue, François Héran a repris la plume dans un ouvrage qui vient de paraître (Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 2021) pour prolonger le texte qu’il avait adressé aux enseignants d’éducation morale et civique après la décapitation de Samuel Paty. Interrogé par Marion Cocquet dans l’hebdomadaire Le Point, il propose de reconsidérer la question de l’outrage aux religions. Cette posture, loin de rendre hommage à notre collègue assassiné, ouvre la voie, par-delà les précautions oratoires, à la condamnation du blasphème.
Une « laïcité respectueuse » ?
François Héran entend distinguer la liberté de critique de « l’outrage pour l’outrage, l’avilissement gratuit ». Pour ne pas paraître défendre l’interdiction du blasphème, il lui faut alors faire passer la caricature de la dessinatrice Coco, à l’origine de l’attentat de Conflans-Saint-Honorine, pour de la provocation gratuite (et s’en prendre à Charb au passage). Nous y reviendrons. Lorsque l’on regarde plus avant dans le texte, on comprend que ce qui est visé est bien plus large et en contradiction avec la référence première à Ricœur, d’après lequel la tâche de l’éducateur est de « préparer les gens à entrer dans cet univers problématique »[1].
Il s’agit bien alors d’assimiler toute forme de critique, lorsqu’elle est jugée blessante, à une inacceptable atteinte à la liberté de conscience. François Héran assimile ainsi la critique des croyances à la critique des croyants. Ce que, précisément, la laïcité et nos lois contre le racisme distinguent clairement. Pour lui, la charte de la laïcité et le programme d’éducation « ne disent pas que les croyances sont détachables des croyants mais que respecter autrui, c’est aussi respecter ses convictions ». Sans doute François Héran s’appuie-t-il sur le point 3 de la charte de laïcité qui affirme qu’ « Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public ». Faut-il toutefois préciser que le fait d’attendre des échanges apaisés, dans le cadre scolaire, n’induit pas une conception de la laïcité respectueuse des croyances ?
Le point 2 de la charte pose clairement la neutralité de la laïcité à l’égard des convictions spirituelles ou religieuses. Être neutre implique bien une égalité de traitement, mais aucunement une sympathie envers les croyances. La critique d’une religion n’est pas encouragée par la laïcité, mais elle ne va pas à l’encontre de celle-ci et est en outre une option défendue par elle. On trouve donc ici le principe de laïcité confondu avec une approche interconfessionnelle si chère à la vision anglo-saxonne et aux « coexistants ».
Croyants et croyances, même défense
Puisque François Héran plaide pour ne pas détacher les croyances des croyants, la critique acerbe des religions ne peut qu’être assimilée à de l’incitation à la haine envers les croyants et, partant, à du racisme. C’est cette même accusation infondée qui a coûté la vie à Charb et à Samuel Paty. Il n’est pas étonnant de voir ensuite reprise la thématique de l’ « islamophobie ». Héran concède certes des abus politiques en son nom, mais il reproche à ceux qui critiquent ce concept controversé de recourir à une forme de cancel culture : vouloir gommer les discriminations que subissent les musulmans. Or, il existe des expressions de « racisme » ou de haine anti-musulmans qui ne confondent pas trois réalités qu’il importe de distinguer : 1) La haine envers les musulmans 2) La critique d’une religion 3) La critique des intégristes visant un pouvoir politique. La première est condamnable ; la seconde, autorisée par la laïcité ; et la troisième, conseillée.
Si cette confusion s’affirme en un si haut lieu académique, faut-il s’étonner du fait que les lycéens puissent majoritairement s’exprimer, dans le sondage Ifop-Licra-Le DDV, contre l’offense faite aux religions ? Le professeur au Collège de France, au lieu d’encourager la pédagogie et le travail de compréhension relatifs à la finesse de la construction laïque, se satisfait de résultats qu’il interprète comme un progrès.
Revenir aux sentiments subjectifs
Présenter, comme le fait François Héran, « l’impératif catégorique kantien » comme « une version de la Règle d’or » a des conséquences dans le raisonnement qui ne sont pas fortuites. Lorsque l’on dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », on demande à un individu de juger les actions des autres en fonction de ses préférences propres. L’impératif catégorique Kantien, au contraire ne varie pas avec le sujet. Il est formulé de cette façon : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »[2]. Il se distingue radicalement de la règle d’or en ne faisant plus reposer le critère sur les préférences subjectives, mais sur une exigence de la raison. Avec Kant, on comprend assez facilement qu’il ne serait pas cohérent que soient empêchées les paroles jugées blessantes par des croyants. Toutes pourraient en effet être considérées comme telles. Avec François Héran et la Règle d’or, une marche arrière est proposée : revenir aux sentiments subjectifs et les brandir : « Tu n’aimes pas te sentir blessé, alors ne fais pas ce que les autres trouvent blessant » ( « …et veille à ce que d’autres ne le fassent pas non plus. »). En raisonnant de la sorte, on renforce les préjugés contre les principes républicains, au lieu de les éclairer par la raison. La pédagogie de la liberté d’expression, qui comprend la possibilité de heurter des croyants et n’a pour limite que l’incitation à la haine envers autrui, est perdante.
Après avoir affirmé le principe du respect des convictions, l’auteur souligne encore qu’au nom de la réciprocité, « la liberté d’expression ne peut engloutir la liberté de croyance (…) ». Ces propos induisent l’hypothèse selon laquelle un croyant ne peut vivre sa foi librement si celle-ci est livrée à la moquerie ou à la critique. On est loin des propos rappelés au début de l’entretien, selon lesquels, dans une « bonne démocratie pluraliste, ils [les croyants] ne peuvent s’attendre à voir leurs croyances à l’abri de la critique, fût-elle blessante ».
Le comble est atteint lorsque, sous les auspices de la loi, l’auteur rappelle par trois fois le principe de ne pas nuire à autrui. La liberté d’expression relative aux options spirituelles, en autorisant les propos que d’aucuns jugeraient blessants, menacerait l’intégrité psychique de ces derniers. L’offense ressentie devient ainsi le critère du droit. La génération offensée dont parle si bien Caroline Fourest est loin de ne concerner que la jeunesse…
Gratuité de l’outrage
Cette intention s’illustre dans l’attaque qui est faite des dessins de Coco et de Charb. À des enseignants, on devrait conseiller de former les esprits à la remise en contexte et à une interprétation fine des caricatures. Ainsi le dessin de Coco, dont la présentation en classe a conduit à l’assassinat de Samuel Paty, n’était pas gratuit et ne se moquait pas des musulmans, mais de l’incroyable publicité que des manifestations très violentes avaient fait à ce film lequel, sans cela, serait resté dans l’ombre. Ces réactions ont cristallisé le lien que ce film établissait entre cette religion et la pornographie, portant ce Mahomet vulgairement pastiché au rang de « star ». La relation entre la position de la prière et une position sexuelle n’était pas tracée par Coco, mais par le film dont elle se moquait en même temps que des réactions qu’il suscitait.
François Héran suit un tout autre raisonnement : toute caricature qui contient une pratique suivie par les fidèles est un encouragement à la haine envers l’ensemble des croyants. Selon cette logique, nos caricaturistes ne pourront plus représenter un curé faisant le signe de croix, joignant ses mains ou portant un crucifix, sans être accusés d’inciter à la haine envers tous les chrétiens.
Cette attaque envers Charlie Hebdo, se prolonge, à demi voilée, par une accusation répétée contre toute exactitude : « Mais je constate que l’islam ordinaire est davantage exposé à l’outrage gratuit que les autres religions ». Le journal Le Monde, dans son édition du 23 février 2015, montrait pourtant qu’en dépit d’une actualité où pesait la question du terrorisme islamiste, les caricatures de l’hebdomadaire martyr visaient avant tout la religion catholique. Il n’est pas difficile de trouver dans les Unes de Charlie, des dessins outrageants à son égard. Véhiculer des préjugés qui ont valu la mort aux membres de l’équipe de Charlie ne semble pas être l’attitude pédagogique la plus judicieuse à conseiller aux enseignants
La République non exemplaire
François Héran évoque enfin par deux citations une prétendue sacralisation des principes républicains : « Par contraste, la sacro-sainte République revendique pour elle le monopole du respect » ; « Or, les caricatures qui prétendent tout désacraliser sont sacralisées à leur tour ». L’auteur parle aussi de la volonté d’ « imposer une morale républicaine ». Cette analyse paraît s’inspirer des travaux de l’historienne Valentine Zuber, à qui Héran rend d’ailleurs hommage au début de l’entretien. Voici ce que l’on peut lire sous la plume de cette dernière :
« L’article 2 de la charte de la laïcité se termine par cette affirmation : ‘L’État est neutre à l’égard des convictions religieuses ou spirituelles. Il n’y a pas de religion d’État’. L’histoire de la République et du processus de sacralisation républicaine qui l’a accompagné, d’abord appliqué à la DDHC [Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ndlr], puis maintenant à la laïcité, semble pourtant témoigner du contraire[3] ».
Cette réflexion paraît relever de deux erreurs : la première, le fait de mettre sur le même plan les principes républicains – dont notre approche de la liberté d’expression, bornée par l’incitation à la haine envers autrui – et les croyances des différentes options spirituelles ; la seconde, exiger au nom du principe de laïcité une neutralité philosophique. Zuber dans son texte revendiquait une approche inspirée de Ferdinand Buisson. Buisson avait pourtant une compréhension autrement plus solide de la laïcité, car la neutralité relative aux options spirituelles était clairement distinguée de la neutralité philosophique :
« Si par laïcité de l’enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons à dire que c’en serait fait de notre enseignement national[4]. »
François Héran plaide pour plus de respect quant aux sentiments de certains croyants mais ironise au sujet de celui dont bénéficie la « sacro-sainte république », comme si elle en recevait trop. Les principes de la République ne se situent pas sur le même plan et n’ont pas à être mis en concurrence. L’interdit du blasphème, quelles que soient les précautions argumentaires avancées en sa faveur, est profondément opposé à l’esprit de la laïcité. Souhaitons dès lors que les enseignants suivent des voix mieux inspirées.
[1] Paul Ricœur in Anita Hocquard, Éduquer à quoi bon ?, Paris, PUF, 1996.
[2] Emmanuel Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785), Deuxième section : « Passage de la philosophie morale populaire à la Métaphysique des mœurs », trad. V. Delbos, Delagrave, 1999, p. 124 à 136.
[3] Valentine Zuber : « Entre instruction et éducation : le débat sur le rôle de l’enseignement de la morale à l’école publique en France de la Révolution française à nos jours ».
[4] Ferdinand Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Éditions Hachette, 1911, définition du terme « laïcité ».