Isabelle de Mecquenem, philosophe
Le portrait d’Ahmed Merabet représenté sur la photo fait partie d’un dispositif mémoriel dont l’agencement, qu’il soit intentionnel ou fortuit, ne peut qu’attirer l’attention des passants du boulevard Richard-Lenoir, situé dans le XIe arrondissement de Paris. En effet, dans un périmètre réduit mais à ciel ouvert, figure, d’un côté du trottoir, la plaque commémorative officielle apposée sur le lieu où le policier a été exécuté par les frères Kouachi, le 7 janvier 2015, après qu’ils avaient décimé la rédaction de Charlie Hebdo.
Devant cette plaque, des rituels civiques scandés par des minutes de silence se déroulent chaque année : dépôts de gerbes par les présidents de la République successifs, en présence de ministres, d’élus et de représentants associatifs notamment. Les médias sont aussi au rendez-vous de ces commémorations de portée nationale, voire au-delà.
De l’autre côté du trottoir, à moins de deux mètres de distance, un autre geste commémoratif est mis en œuvre avec les deux portraits d’Ahmed Merabet réalisés par l’artiste de rue Christophe Guémy, alias « C215 », sur un banal équipement urbain, subverti en vecteur expressif. « Dispositif » est le terme qui s’impose, car ces éléments a priori inertes s’attirent autant qu’ils se repoussent du fait de leur proximité. En effet, la plaque et les portraits ont une même finalité mémorielle et civique tout entrant en tension flagrante par leur différence de forme et de registre : autant la plaque est dépouillée, réduite à un message d’hommage sobre et solennel, autant les représentations colorées du visage du policier communiquent aux passants les émotions d’un vivant.
L’artiste a donc réalisé deux effigies d’Ahmed Merabet, exploitant les parois de l’équipement urbain en trois dimensions. L’une s’offre naturellement aux regards des promeneurs et des coureurs, le visage étant de face. Un autre portrait, orienté de profil, est situé côté boulevard et apparaît alors aux automobilistes arrêtés au feu rouge. Dans les deux cas, l’artiste a ajouté : « Je suis Ahmed », faisant écho à « Je suis Charlie ».
S’en prendre à Ahmed
Ce n’est donc pas la plaque commémorative qui a été dégradée, mais l’un des portraits, en raturant exclusivement le prénom du policier remplacé par « Gaza », nom dont la signification politique ne laisse place à aucune équivoque1Les deux portraits sont désormais protégés par une paroi vitrée.. « Gaza » ne désigne plus un toponyme, mais est synonyme de « résistance palestinienne », selon le raccourci idéologique qui prospère dans nos universités depuis le 7 octobre 2023 et qui biffe d’un trait toute l’histoire des conflits, divisions politiques et luttes d’hégémonies dont cette entité territoriale a été partie prenante. L’emblème « Gaza » s’est substitué à « la cause palestinienne », expression passée de mode dont l’historien anglo-américain Bernard Lewis caractérisait l’idéologisation, en 1986, par l’indifférence à l’égard d’autres victimes : « Se sentir concerné par le destin des réfugiés arabes de Palestine est humain, mais si ce sentiment s’accompagne d’une totale indifférence à l’égard des millions de réfugiés dans le monde, dont la situation est souvent plus dramatique que celle des Palestiniens, on ne peut s’empêcher de se poser certaines questions. Il en va de même du soutien à la cause palestinienne – choix politique en soi légitime – lorsqu’il s’accompagne d’un désintérêt manifeste pour tout autre cause2Bernard Lewis, Sémites et antisémites, Presses Pocket, 1991, p. 328 (1ère éd. 1986, New York).. »
Alors pourquoi s’en prendre à « Je suis Ahmed », c’est-à-dire au message et non à l’image irradiante d’humanité ? En quoi la charge d’affect du prénom est-elle plus dérangeante au point de susciter un geste rageur ?
Slogans identificatoires
Tout d’abord, il faut remarquer qu’il s’agit d’une famille de slogans particulière qui est ici en cause. Solveig Henneberg, politiste travaillant sur les enjeux mémoriels, les a nommés « slogans identificatoires » dans son étude des registres de condoléances après les attentats de 20153« De l’hommage à l’affirmation identitaire : les registres de condoléances de la commémoration de la tuerie de l’Hyper Cacher », La Gazette des Archives, 2018, Mise en archives des réactions post-attentats : enjeux et perspectives, 2018, 2018/2, p. 156.. Si chacun se souvient de « Je suis Charlie », le plus célèbre d’entre eux, qui a fait le tour du monde assorti de crayons en réplique aux armes létales, il y eut aussi « Je suis policier », « Je suis juif », « je suis la République ».
Quoi que reprenant la formule générative « je suis … », on constate que leurs objets sont des catégories générales, dépersonnalisées, voire une entité abstraite comme la République. « Charlie » lui-même n’a pas la valeur linguistique d’un prénom mais celle d’une expression symbolique qui signifie « l’esprit de Charlie Hebdo », c’est-à-dire le droit à l’irrespect des religions et de leurs représentants au nom de la liberté d’expression démocratique.
Plus que le phénomène de concurrence mémorielle et ses indéniables effets pervers, le cadre interprétatif de la rature « Gaza » devrait donc prendre en compte la loyauté à l’État français incarnée par un policier d’origine maghrébine en pleine ascension sociale.
Ces slogans génériques de l’année 2015 ne pouvaient donc avoir seulement pour but de susciter de l’empathie pour des victimes individuées, mais exprimaient plutôt un soutien et une solidarité avec des groupes ayant été ciblés par le terrorisme islamiste. Pour la politiste citée plus haut, leur rôle était de recréer un sentiment d’union nationale : « Le cadrage mémoriel au sein duquel nous sommes encouragés à nous souvenir des attentats de janvier 2015 est construit autour de l’appel à l’unité nationale et à la défense des libertés4« Les victimes de l’antisémitisme sont-elles juives ? Le traitement médiatique des attentats antisémites en France ». Mots. Les langages du politique, 2024/2 n° 135, 2024. p.95-112.. »
Mai 68 avait lancé « Nous sommes tous des juifs allemands », se situant dans un horizon politico-moral par l’identification à un groupe discriminé et persécuté, préfigurant ainsi le « devoir de mémoire » des années 1990. En revanche, des slogans mémoriels identificatoires et personnalisés avaient été invoqués avant 2015, lors, par exemple, des hommages rendus à Ilan Halimi, jeune juif séquestré, torturé et assassiné par le « gang des barbares » en 2006. « Je suis Ilan Halimi » est apparu alors sur des banderoles ou des pancartes, assorti de photos de la victime qui restituaient son humanité. On a hélas aussi observé depuis lors, la dégradation volontaire de mémoriaux qui lui étaient dédiés, comme une stèle à Bagneux dégradée en 2015 et 2017, actions assorties d’inscriptions antisémites.
Le paradoxe d’un déni
Les slogans identificatoires prêteraient-ils plus particulièrement le flanc à ce type de transgression et sont-ils donc à risque ? De fait, l’identification espérée ne peut pas être obtenue à 100%, précisément parce qu’elle est de nature civique et politique, supposant une atteinte qui concerne les citoyens. Mais ceux-ci en démocratie sont rarement unanimes et leurs opinions sont non seulement polarisées, mais se radicalisent à l’occasion de crises majeures, comme la guerre d’Israël contre le Hamas. Les clivages idéologiques ressurgissent donc naturellement à travers ces slogans et s’y donnent libre cours de manière exacerbée. Ils en deviennent ainsi les révélateurs et les chambres d’échos. Ils peuvent d’autant plus susciter une contre-identification qu’ils l’induisent dans une logique de surenchère mêlant revendication agressive, demande de justice, ressentiment voire haine à l’encontre d’une figure précise qui potentialise tous ces éléments, comme dans le cas de « Gaza » effaçant « Ahmed ».
Lors de l’émission « Répliques » du 11 janvier 2025, dans laquelle Alain Finkielkraut, son producteur, interrogeait Pierre-Henri Tavoillot et Jérôme Fourquet, sur « ce qui reste du vivre-ensemble », ce dernier, directeur de l’Ifop et analyste politique, a avancé une hypothèse qui peut éclairer la rature infligée au prénom d’un policier d’origine algérienne assassiné par des terroristes islamistes de nationalité française mais ennemis de la France, de sa laïcité et de ses libertés. Il l’a fait en se référant à Ahmed Merabet ainsi qu’aux trois parachutistes abattus par Mohammed Merah en 2012. Tous portaient en effet des prénoms et noms évoquant une origine maghrébine voire une confession musulmane. Pour l’analyste des métamorphoses françaises, il faut parler à leur sujet d’assimilation et pas seulement d’intégration à la société française. En cela, ils seraient représentatifs d’une tendance plus globale qui caractérise les descendants d’immigrés en France : « Tout une partie des enfants et des petits-enfants de l’immigration, aujourd’hui, sont engagés dans un parcours peut-être plus que d’intégration, d’assimilation, et ils n’aspirent qu’à une chose qui est l’invisibilisation de leur identité dans le creuset national5Que reste-t-il du vivre ensemble ? | France Culture (citation de la 21e minute de l’émission). »
Plus que le phénomène de concurrence mémorielle et ses indéniables effets pervers, le cadre interprétatif de la rature « Gaza » devrait donc prendre en compte la loyauté à l’État français incarnée par un policier d’origine maghrébine en pleine ascension sociale. La figure du traître, voire de l’apostat ont pu s’y ajouter dans l’esprit des auteurs. Un déni scripturaire à l’encontre d’Ahmed dont le paradoxe est de ratifier le processus effaceur de différences imposées qu’est l’acculturation. Ce processus étant anthropologique, il est en effet irréversible.