Valérie Igounet, historienne
Depuis des décennies, un « antisionisme » dénonce le danger du « pouvoir judéo-sioniste », dont l’État d’Israël serait le siège. La séduction de cette représentation opère aux extrémités de l’échiquier politique mais c’est l’extrême droite qui est principalement à l’origine du glissement de l’antisionisme vers l’antisémitisme et de la substitution du terme « sioniste » à celui de « juif ». Le conflit israélo-arabe fournit la toile de fond de cet antisémitisme qui avance plus ou moins masqué et fait, aujourd’hui encore, sentir son influence à l’extrême droite.
Le basculement de la guerre des Six Jours
À partir de la guerre des Six Jours (5-10 juin 1967), l’antisémitisme à l’extrême droite accueille une pensée « antisioniste ». Initiée par le négationniste et militant François Duprat, ce « tournant discursif » prend forme dans un numéro spécial de Défense de l’Occident, à l’été 1967, consacré à « l’agression israélienne ». La phraséologie s’accompagne d’un antisémitisme outrancier : « Les Israéliens sont-ils débarrassés des tares physiques de leur race ? (…) Ils savent compter sur la juiverie internationale, toujours prête à entrer en action lorsque les intérêts de la “Race Élue” sont menacés n’importe où dans le monde. (…) L’exploitation des pseudo “six millions de morts” du national-socialisme a arraché à l’Allemagne fédérale un milliard de dollars depuis 1952. (…). Le but de la diplomatie juive est donc clair : il faut, pour Tel-Aviv, réaliser le plus vite possible le plus grand Israël, et asservir totalement les peuples arabes1Défense de l’Occident, juillet-août 1967.. »
Les juifs se voient doublement incriminés. Ils sont accusés d’avoir menti pour obtenir un État et d’avoir expulsé les Palestiniens de leur territoire, mais aussi de tirer profit financièrement d’un prétendu mensonge, le génocide. Le soutien pro-palestinien apparaît comme une des constantes de cette argumentation, qui précise que les juifs pratiquent un véritable « génocide » à l’encontre des Arabes. François Duprat est celui qui met en œuvre cette évolution à la fois idéologique et sémantique, et qui établit l’équivalence sionisme = racisme = génocide des Palestiniens.
Dans son ensemble, l’extrême droite se rallie à cette position « pro-arabe ». L’antisionisme prend une triple dimension. Mystificatrice : les juifs ont menti pour créer leur État ; colonialiste et raciste : les juifs ont expulsé les Palestiniens ; complotiste : Israël devient le centre d’une conspiration mondiale. Il est toutefois à noter que certains partisans de l’Algérie Française soutiennent Israël, invoquant un combat de l’État juif contre les Arabes comparable à celui que mène la France en Algérie.
Antisionisme électoral
Alors que le Front national s’installe dans le paysage politique français au milieu des années 1980, Jean-Marie Le Pen et certains de ses lieutenants multiplient les « dérapages » antisémites. Certains épisodes de l’histoire du FN mettent en avant cette rhétorique ciblée servant de justification à leurs discours. Dans le cadre de la campagne présidentielle de 2007, Marine Le Pen, alors directrice de campagne de son père, s’appuie sur des personnes extérieures au parti, qui exploitent la veine de l’antisionisme, telles qu’Alain Soral et Dieudonné M’Bala M’Bala, qui cherchent à atteindre les habitants des quartiers populaires.
En décembre 2008, M’Bala M’Bala dépose, en Île de France, avec son compère Soral et le président du Parti antisioniste Yahia Gouasmi, une « liste antisioniste » pour les élections européennes de 2009. Dénonçant la « sionisation » de la société et des institutions françaises, elle affirme vouloir lutter « contre la puissance et l’omniprésence du lobby sioniste français », accusé de chercher à « créer un nouvel antisémitisme ». Toutes les composantes du discours antisémite sont rassemblées. L’usage du terme « sioniste » permet de faire jaillir, de manière à peine dissimulée, les poncifs les plus éculés de l’antisémitisme traditionnel.
Le défi est là : pour les cadres du Rassemblement national, il s’agit de jongler avec leur histoire et de diaboliser l’adversaire commun jusqu’à se parer des habits des plus solides défenseurs des juifs.
Si la liste n’obtient qu’un résultat très modeste (1,3 % des suffrages), elle réalise dans certains bureaux de vote de la Seine-Saint-Denis ou des Hauts-de-Seine des scores à deux chiffres. Sa simple existence confirme l’inscription, dans la société française, de cette rhétorique dont la légitimité semble confortée par une telle candidature.
Le FN-RN et les juifs : un ripolinage de façade
Au Congrès de Tours, Marine Le Pen devient présidente du Front national. La rupture entre la génération du père et la sienne est rapidement consommée. La réhabilitation du FN est lancée, avec l’introduction au grand jour de nouveaux marqueurs. Les principaux éléments de langage historique du logiciel frontiste, ceux de l’extrême droite radicale portés notamment par la mouvance de Bruno Gollnisch, laissent place à un ripolinage de façade. Le racisme anti-musulmans se substitue à l’antisémitisme. L’ennemi s’incarne spécifiquement, désormais, dans « le musulman ».
Si la stratégie de séduction avec la communauté juive a débuté dans les années 2000, elle s’accentue à partir des années 2010. Les militants les plus radicaux quittent le navire frontiste. Reste à se débarrasser celui qui a été l’un des animateurs de la campagne de candidature à la présidence de Bruno Gollnisch : le militant nationaliste Yvan Benedetti est exclu du FN en juillet 2011, après avoir déclaré publiquement être « antisioniste, antisémite et antijuif ».
Le défi est là : pour les cadres du Rassemblement national, il s’agit de jongler avec leur histoire et de diaboliser l’adversaire commun jusqu’à se parer des habits des plus solides défenseurs des juifs. Ainsi le parti se range-t-il au côté d’Israël, tout en dénonçant le fondamentalisme islamiste. Arguant de sa bonne foi, le RN va jusqu’à se joindre, début mai 2023, aux nombreux députés qui rejettent la proposition de résolution communiste assimilant Israël à un « régime d’apartheid ». L’ancien militant socialiste Julien Odoul, député RN de l’Yonne, s’en émeut à la tribune de l’Assemblée nationale, affirmant que son camp politique s’élève « contre cette proposition honteuse aux relents antisémites ». À la tribune, il fustige le groupe communiste : « Votre obsession envers Israël est plus que pathologique, elle est électoraliste. Avec cette obsession, vous ne dénoncez pas seulement l’État d’Israël, mais vous jetez nos compatriotes. »
« Meilleur bouclier » contre l’antisémitisme ?
Marine Le Pen affirme que l’antisémitisme d’extrême droite est « groupusculaire ». En 2019, elle se sent autorisée à affirmer que le RN est « objectivement le meilleur bouclier, le meilleur rempart (…) pour les Français juifs contre la montée de ce nouvel antisémitisme islamiste ». Cette image de défenseur est particulièrement soignée après l’attaque terroriste du Hamas du 7-Octobre. Le 12 novembre 2023, le parti est présent lors de la Marche pour la République et contre l’antisémitisme, non sans soulever de vives réactions. Mais le travail de dédiabolisation se poursuit. Le RN et ses responsables réaffirment ponctuellement que le parti est le « meilleur bouclier » pour protéger les juifs… et finit par faire céder un certain nombre de garde-fous, jusque chez les Français juifs.
L’antisionisme est bien l’antisémitisme revisité. En 2024, le RN peut s’en réjouir puisque les promoteurs de ce courant idéologique se situent à l’autre bout de l’échiquier politique.
L’antisionisme est bien l’antisémitisme revisité. En 2024, le RN peut s’en réjouir puisque les promoteurs de ce courant idéologique se situent à l’autre bout de l’échiquier politique. La France insoumise fait de sa part l’objet d’un feu nourri pour ses positions sur Israël et le Hamas. Il est pourtant un fait qu’une partie de l’extrême droite relaie l’ « accusation rituelle » de « génocide des Palestiniens » 2Michaël Prazan, Gaston Crémieux, « Guerre à Gaza – « Génocide », l’accusation rituelle », Franc-Tireur, 28 février 2024.. Parmi ses représentants figurent le directeur de publication de l’hebdomadaire antisémite Rivarol ou encore Alain Soral et son site Égalité & Réconciliation.
La boucle n’est donc pas refermée. À en croire une enquête sur le complotisme3Enquête « Complotisme 2019. Le conspirationnisme et l’extrême droite » (Fondation Jean-Jaurès, Conspiracy Watch, Ifop). 36% des sympathisants du RN se disent « d’accord » avec la proposition et 15% « tout à fait d’accord ». En ce qui concerne la totalité des Français, le taux est de 22% (7% « tout à fait d’accord » et 15% « plutôt d’accord »).. réalisée il y a cinq ans, le terreau demeure même fertile : selon cette étude, les électeurs et sympathisants du RN adhéreraient, bien plus que la moyenne nationale, à l’idée qu’ « il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale »…