Matthieu Tardis, chercheur, responsable du Centre migrations et citoyennetés de l’Ifri
Article paru dans Le DDV n° 687, été 2022 dans le cadre du dossier « Droit d’asile : principes et urgences »
L’invasion russe en Ukraine constitue un terrible retournement de l’Histoire. Le continent européen redécouvre la guerre sur son territoire avec un niveau de déplacement de populations qu’il n’avait pas connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Quatre mois après le déclenchement du conflit, près de six millions de personnes ont fui l’Ukraine tandis que huit millions sont déplacées à l’intérieur du pays.
Sept ans après ce qui a été appelé la « crise des réfugiés », l’Union européenne (UE) fait à nouveau face à des arrivées de personnes en besoin de protection internationale mais d’une ampleur sans comparaison avec 2015. La crise de 2015 a révélé l’échec des politiques européennes d’asile et d’immigration et a ouvert une phase de tension au sein de l’UE. Plus qu’une crise des réfugiés ou une crise migratoire, c’est avant tout une crise politique ou une crise de gouvernance que connaît celle-ci depuis cette date. En effet, les positions des États membres semblaient tellement irréconciliables que le processus européen de décision s’est totalement grippé. Lorsque les réfugiés d’Ukraine ont commencé à affluer, les divergences étaient à leur paroxysme en dépit des efforts de la présidence française du Conseil de l’UE de relancer les négociations sur les politiques européennes d’asile et d’immigration.
Dans quelle mesure la guerre en Ukraine va-t-elle constituer un nouveau tournant pour les politiques européennes d’asile et d’immigration ? L’UE a fait preuve d’unité face aux différents enjeux soulevés par la guerre, qu’ils soient sécuritaires ou énergétiques mais aussi pour l’accueil des réfugiés ukrainiens. Cette unité est à la hauteur des dangers encourus mais sera-t-elle suffisante pour redéfinir le rapport de l’UE aux exilés ?
L’UE entre dans le XXIe siècle des réfugiés
À une situation exceptionnelle, l’Union européenne a répondu avec des mesures historiques. Dès le 4 mars 2022, les États membres, sous proposition de la présidence française, ont décidé d’activer une directive de 2001 permettant d’octroyer une protection temporaire aux Ukrainiens qui ont fui leur pays à partir du 24 février1Décision d’exécution (UE) 2022/382 du Conseil du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire.. Cette directive, adoptée au lendemain des guerres des Balkans, n’avait jamais été appliquée à ce jour, y compris en 2015. Cette différence de traitement illustre le contraste entre la division des pays européens sur les exilés syriens et afghans et l’unanimité politique pour la protection des Ukrainiens.
L’Union européenne est en train de vivre ce que d’autres régions du monde connaissent de manière croissante depuis le début du XXIe siècle, à savoir des déplacements massifs et subits de population liés à un conflit ou à l’effondrement d’un pays.
De fait, le dispositif d’accueil des Ukrainiens est à contre-courant des tendances des politiques européennes d’asile et d’immigration depuis deux décennies. Les Ukrainiens bénéficient de contrôles allégés aux frontières extérieures de l’UE, d’une libre circulation sur le territoire européen et donc du choix de leur pays d’accueil et d’un accès immédiat à une protection et aux droits afférents, dont l’accès au marché du travail. En d’autres termes, ils ne subissent pas les procédures de filtrage – et de limitation de liberté – aux frontières, ni le système Dublin2Le règlement Dublin est un texte de l’Union européenne qui fixe le principe selon lequel un seul État est responsable de l’examen d’une demande d’asile, en fonction d’un certain nombre de critères. Les demandeurs d’asile sont enregistrés dans la base de données Eurodac. qui assigne dans le pays de premier accueil, ni la période probatoire de la procédure d’asile pendant laquelle les droits sont limités.
Mais l’Union européenne n’avait pas d’autre choix. Si la décision d’appliquer la protection temporaire est politique – et donc le signe d’un traitement favorable aux Ukrainiens –, elle est aussi pragmatique face à l’ampleur des déplacements dans un temps aussi court. L’UE est en train de vivre ce que d’autres régions du monde connaissent de manière croissante depuis le début du XXIe siècle, à savoir des déplacements massifs et subits de populations liés à un conflit ou à l’effondrement d’un pays. La Turquie et le Liban ont connu cette situation avec la guerre en Syrie, l’Ouganda avec les Soudanais du Sud ou la Colombie avec les Vénézuéliens. À chaque fois, la reconnaissance d’une protection de groupe apparaît comme la solution la plus rationnelle permettant d’éviter qu’un nombre trop important de personnes se retrouvent dans une situation de précarité juridique. C’est ce que la Turquie a fait en reconnaissant une protection humanitaire aux Syriens ou la Colombie en régularisant 1,7 million de Vénézuéliens3Alexandra Castro, « Les déplacés vénézuéliens en Amérique latine : une mise à l’épreuve de la solidarité régionale ? », Les notes de l’Ifri, novembre 2021..
Les Européens doivent donc se rendre compte qu’ils étaient jusqu’à présent protégés de ces phénomènes alors que le nombre de réfugiés dans le monde a doublé au cours de la dernière décennie. Ladite « crise des réfugiés » de 2015 paraît presque dérisoire au regard de la situation actuelle. Et, en l’espèce, il est impossible de s’appuyer sur un pays tiers pour contenir les arrivées de réfugiés, comme ce qui a été fait avec la Turquie, la Libye ou le Maroc.
Une crise de la gouvernance européenne
L’accueil des réfugiés ukrainiens fait suite à une série de ce qui a été appelé un peu trop rapidement « crises migratoires ». Les franchissements des barrières des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en mai, la crainte de l’exode des Afghans en août, les passages orchestrés par la Biélorussie en Lituanie en juillet puis en Pologne en novembre ont rythmé les réunions européennes tout au long de l’année 2021. Le retentissement qu’ont eu ces « crises » n’est pas proportionnel à l’ampleur des flux migratoires. À titre d’exemple, seulement 8 000 personnes ont traversé la frontière entre la Biélorussie et la Lituanie, la Lettonie et la Pologne4À noter cependant que les autorités de ces pays disent avoir empêché plus de 40 000 tentatives de franchissement de leurs frontières avec la Biélorussie.. Ce n’est pas tant le phénomène migratoire qui caractérise ces crises que leurs significations et implications politiques et géopolitiques.
Les Européens ont créé leur propre dépendance en transférant une partie de leur responsabilité en matière de gestion des flux migratoires à des pays tiers.
L’immigration est devenue une sujet de tension entre l’UE et ses voisins qui, du Maroc à la Biélorussie en passant par la Turquie, n’hésitent plus à utiliser les personnes exilées pour exercer un « chantage » ou lancer ce que la Commission européenne qualifie d’« attaque hybride » pour défendre des intérêts qui n’ont rien à voir avec les questions migratoires.
Il faut comprendre que les Européens ont créé leur propre dépendance en transférant une partie de leurs responsabilités en matière de gestion des flux migratoires à des pays tiers. Les arrivées importantes en Méditerranée n’ont pu être jugulées qu’au prix de coopérations avec les autorités turques, libyennes et marocaines. À l’inverse, les États membres ont été incapables de se mettre d’accord sur une politique d’accueil des demandeurs d’asile. Les négociations sur la réforme du régime d’asile européen commun sont gelées depuis 2018. Ni les élections européennes ni le Pacte européen sur la migration et l’asile présenté par la Commission en septembre 2020 n’ont réussi à faire progresser les discussions.
Si les questions d’asile et d’immigration ont fait leur entrée dans les compétences de l’UE avec le traité d’Amsterdam de 1997, les décisions sont aujourd’hui de plus en plus souvent adoptées entre gouvernements nationaux en dehors du cadre institutionnel européen. La répartition dans une poignée de pays des migrants sauvés par des navires affrétés par des ONG illustre cette panne de la gouvernance européenne. C’est donc la gouvernance de l’UE qui est en cause dans cette crise perpétuelle. On pourrait penser que cette situation n’attriste que les partisans de l’intégration européenne. Néanmoins, les conséquences sont susceptibles d’être plus profondes puisque cela met à mal le socle des valeurs et principes fondateurs du projet commun.
Par exemple, la réponse polonaise à l’instrumentalisation des migrants par la Biélorussie comprenait des mesures contraires à une série de droits et de principes démocratiques : état d’urgence, militarisation de la frontière, refoulements, interdiction de la présence des ONG et des journalistes… Les autres États membres et les institutions européennes n’ont pas publiquement réagi contre ces mesures. Pire, la Commission européenne a proposé des mesures d’urgence permettant de déroger aux standards de base en matière d’asile et d’immigration5Proposal for a Council Decision on Provisional Emergency Measures for the Benefit of Latvia, Lithuania and Poland, COM (2021) 752 final, Bruxelles, 1er décembre 2021. Le 14 décembre 2021, la Commission a également adopté une proposition de règlement qui permettrait d’inscrire ces mesures d’urgence dans l’acquis européen en matière d’asile et d’immigration. que l’on peut interpréter comme un moyen de légaliser l’illégal.
À ce stade, il est prématuré de conclure à un revirement des politiques européennes d’asile et d’immigration consécutif à l’accueil des réfugiés d’Ukraine. La Pologne et la Hongrie, principaux opposants à la répartition des demandeurs d’asile dans l’UE, ne donnent aucun signe d’assouplissement de leur position bien qu’en première ligne de l’accueil des Ukrainiens. De même, la présidence française de l’UE n’a pas abandonné son souhait de faire adopter le pacte européen sur la migration et l’asile, y compris ses aspects les plus contestables au regard des droits humains.
Double standard
Si l’on peut considérer que la réponse aux arrivées d’Ukrainiens est empreinte de pragmatisme, a contrario, les positions de principe des États membres, souvent opposées, à l’encontre des autres exilés ne sont-elles pas idéologiques ? Des personnes continuent de mourir en Méditerranée dans l’indifférence et la rue reste une étape incontournable pour de nombreux migrants recherchant la protection de la France. De plus, le traitement accordé aux étrangers qui résidaient régulièrement en Ukraine, notamment les étudiants étrangers, alimente un sentiment de deux poids, deux mesures. Certains États, comme l’Espagne, n’ont pas souhaité faire de distinction entre les Ukrainiens et les autres, tandis que d’autres pays, comme la France, leur refusent l’accès à la protection temporaire.
Il n’en fallait pas moins pour que de nombreux défenseurs des droits des exilés dénoncent un double standard, voire une discrimination entre, d’un côté, les Ukrainiens, proclamés par certains comme étant plus proches de « nous » d’un point de vue culturel et confessionnel, et, d’un autre côté, les autres exilés, souvent non européens et perçus comme majoritairement musulmans.
On touche ici au cœur de la contradiction entre un projet européen qui garantit l’universalisme des droits humains et une conception identitaire de la société qui gagne du terrain à l’est comme à l’ouest du continent. La montée des thèses nativistes6C. Bertossi, J.W. Duyvendak et A. Taché, Nativisme. Ceux qui sont nés quelque part… et qui veulent en exclure les autres, Paris, Les petits matins, 2021. constitue le principal obstacle que les pays européens doivent dépasser pour remettre les politiques européennes d’asile et d’immigration en phase avec le projet des pères fondateurs de l’UE.
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