Par Jacqueline Costa-Lascoux, juriste et sociologue, directrice de recherche honoraire au CNRS, ex-membre du Haut Conseil à l’intégration (HCI) et de la Commission Stasi
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Dans un cinéma d’art et d’essai de la métropole lyonnaise, la projection du film Timbuktu (2014) d’Abderrahmane Sissako suscita l’étonnement de quelques spectateurs : « C’est vrai la lapidation d’un couple qui a eu des relations sans être marié ? Les 40 coups de fouet infligés à une femme parce qu’on l’avait entendue chanter de la rue [la musique étant signe de perversion] ? » Des interrogations similaires suivirent le film franco-algérien Papicha (2019) : « Organiser un défilé de mode à la Cité U d’Alger, même dans un lieu à l’abri des regards, a pu vraiment être considéré comme un crime contre la religion ? » Il fallut le témoignage de spectateurs ayant connu de tels faits, pour qu’il y ait une prise de conscience de la véracité et de la gravité des situations évoquées.
Récemment, en France, c’est la vie d’une jeune fille, Mila, qui a été mise en danger à la suite d’un déferlement de haine sur les réseaux sociaux. À 17 ans, Mila est devenue une cible pour avoir dévoilé son homosexualité et, à la suite de menaces de mort et de viol proférées par des islamistes, avoir critiqué l’islam (sans insulter les croyants). Les exemples d’adolescentes ou de femmes, comme Taslima Nasreen, Marjane Satrapi, Assia Bibi, Mila… se multiplient. Celles-ci sont empêchées de circuler, d’étudier, d’avoir une vie sexuelle, d’exercer leur profession, parce que femmes. Et, parce que femmes, elles sont nombreuses à fuir leur pays ou à demander une protection.
Au-delà de ces cas qui font l’actualité, des millions de femmes sont quotidiennement sous tutelle patriarcale, brimées dans leur corps et dans leur choix de vie. Elles sont surveillées, contrôlées dans leur tenue, leurs activités, leurs loisirs, avec des contraintes particulières quand elles sont célibataires, abandonnées ou divorcées avec des enfants. La procréation, la contraception, le libre consentement au mariage, l’intégrité de la personne se heurtent à la condamnation des intégristes, qui travestissent la religion en un combat politique contre « la dépravation occidentale ». Le débat lui-même sur ces questions devient tabou et déclenche des agressions. Alors, pourquoi certains de nos compatriotes refusent-ils de voir cette radicalisation ?
L’aveuglement
La loi française est désormais considérée comme l’une des plus avancées pour l’égalité femmes/hommes et la lutte contre les violences faites aux femmes. Mais les principes ne sont pas toujours appliqués ni même acceptés. Des résistances culturelles s’opposent à l’émancipation des filles ; dès leur plus jeune âge, des jeunes femmes sont traitées de prostituées parce que jugées « trop libres ». « C’est la tradition, la religion, ce que nos parents nous ont appris. C’est comme ça », expliquent des élèves du lycée Marie-Curie de Nanterre en 2017. Et lorsque l’un d’entre eux refuse de serrer la main de sa professeure, il précise : « Ma religion me l’interdit. Les femmes sont impures. Ce serait de la fornication. » Il clique sur une application de son portable : « Serrer la main d’une femme = fornication = tant de points en moins pour le paradis. »
Nombre de nos compatriotes feignent d’ignorer la condition infériorisée des femmes et les sévices qu’elles subissent dans les milieux intégristes. Par peur de « stigmatiser » telle ou telle communauté, ils détournent le regard, « pas d’amalgame » ! Or la négation de la responsabilité d’une minorité assimilée à l’ensemble d’une population, revient à mépriser la majorité qui pratique sa foi dans la tolérance et le respect des lois civiles. Cette inversion logique, la partie prise pour le tout, est significative d’un « racisme en miroir ». « Cela ne me gêne pas », disait un éducateur à propos d’une fillette de 8 ans, déscolarisée, voilée de la tête aux pieds, « c’est leur coutume (sic) » (Besançon, quartier de Planoise, 2018). Comme si des « différences culturelles » justifiaient les atteintes aux droits fondamentaux garantis par la Convention internationale des droits de l’enfant ! Le relativisme vide de sens les paroles et les actes, les symboles et les normes, au prétexte de rétablir une égalité de façade. Il est souvent le fruit d’une double ignorance, celle de l’histoire complexe et contradictoire des religions, celle du refoulé de siècles de domination masculine.
La servitude volontaire
Pour les personnes éduquées dans des sociétés théocratiques et figées dans des logiques identitaires, la laïcité est trop éloignée de leurs habitudes de pensée pour leur être accessible. Elle est souvent qualifiée d’exception française, réduite à l’Hexagone et, paradoxalement, d’impérialiste. C’est oublier que la République s’est construite sur le socle de la Déclaration de 1789, qu’elle a mis fin aux guerres de religions, qu’elle a édifié la citoyenneté sur l’égale dignité des personnes, la liberté de conscience et les libertés publiques. La laïcité invite à se libérer de pensées stéréotypées, de certitudes et de superstitions. Or, accepter le doute et l’esprit critique, assumer une responsabilité individuelle, sans la noyer dans une responsabilité collective, requièrent un long chemin d’émancipation, l’affranchissement de la servitude volontaire.
Des républicains ont baissé la garde devant l’effort nécessaire pour donner à comprendre la laïcité. Certains laïques finissent par se sentir mal à l’aise, presque coupables, d’autres opposent des fins de non recevoir à tout ce qui interroge la laïcité. Ils ont parfois eux-mêmes oublié d’être exemplaires dans la construction de l’égalité. Combien de décennies durant lesquelles les filles et les épouses sont restées sous la tutelle de leur père puis de leur conjoint ? Combien, malgré les propositions de Ferdinand Buisson dès le XIXe siècle, ont tardé à promouvoir le droit de vote des femmes, par crainte qu’elles ne suivent les conseils de leur confesseur (ce qui n’était pas entièrement faux) ? La laïcité a souvent été entendue en creux, par défaut ou en défense, punitive et non protectrice, sans le souffle de la liberté, de l’égalité, de la fraternité qui l’anime. Or, c’est en la présentant sous toutes ses facettes et dans sa cohérence, qu’elle prend sens : chacun y développe son individualité sans renier des solidarités ni abandonner les héritages qui font le sel de la vie. Sortir du carcan de coutumes archaïques ne signifie pas l’abandon de siècles de civilisation.
La prégnance de la relation au corps
Les religions ont traditionnellement un rapport au corps qui s’accompagne d’une longue liste de prescriptions et d’interdits (nourriture, vêtements, sexualité, orientation sexuelle…). L’obsession de la pureté est prégnante dans les textes sacrés mais, plus encore, dans ce qu’on leur fait dire. À l’inverse, dans une république laïque, chacun est libre individuellement de ses convictions et de ses choix sans qu’une communauté religieuse puisse imposer à l’ensemble des citoyens ses règles assorties de sanctions. Personne n’obligera une femme à choisir le moment d’avoir un enfant, à pratiquer la contraception ou l’IVG ; pourtant, des commandos anti-IVG ont intimidé et molesté des patientes et des médecins au sein même des hôpitaux. De même, la loi de 2013 sur le « mariage pour tous » n’a jamais imposé de se marier avec un conjoint de même sexe. Curieusement, dans les pensées totalitaires, la liberté de choix est entendue comme la prescription du « mauvais choix ».
Aucune catéchèse ne saurait prétendre édicter des normes pour tous, sous prétexte qu’elle serait supérieure à la loi commune, votée démocratiquement. La radicalisation religieuse nourrit la tentation du séparatisme, ce qu’on appelle les « sociétés parallèles » dans les démocraties nordiques. Ce particularisme se construit au détriment d’une citoyenneté partagée : « L’égalité entre les hommes et les femmes, c’est une règle pour les Français, pour les blancs », disait une jeune fille. « Je préfère que mes parents me marient parce qu’ils me connaissent mieux que moi. Ils savent ce qui est bon pour moi et en accord avec la religion. Et je sais que mes frères me tueraient si je voulais me marier avec un kouffar » (Lycée Albert-Nobel, Clichy-sous-Bois, 2016).
Police des mœurs
La police des corps et le statut des personnes sont des enjeux politiques. Les préceptes religieux se transforment alors en slogans partisans. Récemment, la campagne pour l’élection des représentants d’une association de parents d’élèves du public (FCPE) a créé la polémique. L’affiche électorale, destinée à tous les parents, représentait une femme voilée avec l’apostrophe Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? Le premier plan semblait dire qu’être parent d’élève est l’apanage de la mère de famille, « maman au foyer » et dévote, alors qu’aujourd’hui, en France, plus des trois quarts des femmes ont une activité professionnelle et que les enquêtes estiment entre 62 à 67 % les personnes se déclarant « indifférentes à la religion ». Curieuse méconnaissance des évolutions de la société sous prétexte d’afficher une générosité paternaliste à l’égard d’une minorité.
Une société laïque met les religions face à leur responsabilité. Il ne suffit pas de déclarer que la laïcité protège les croyants, que chacun a le droit de s’exprimer dans le débat public, de concrétiser ses convictions dans des pratiques ; encore faut-il reconnaître la liberté des croyants d’autres confessions, celle des athées et des agnostiques, et celle des femmes. La laïcité suppose la référence à un « bloc de constitutionnalité » (ensemble des textes et principes à valeur constitutionnelle que les lois doivent respecter) et la conciliation des libertés, sans cesse réaffirmées par la Cour européenne des droits de l’homme, l’un et l’autre s’appliquant au-delà des origines, des appartenances et des identités de genre.
Une liberté qui fait peur
Les détracteurs de la laïcité, de sa philosophie, ses valeurs et ses principes, sa mise en actes, diffusent des idées fausses qui deviennent rapidement des idées reçues. Ainsi, il est courant de dire qu’il y a autant de définitions de la laïcité que de personnes qui s’en réclament et qu’elle réprime les religions. Beaucoup oublient à la fois son fondement philosophique – l’égale dignité des personnes et la liberté de conscience –, et ses conséquences dans l’ordre du droit, la citoyenneté indépendante de la confession et l’émancipation de la loi civile de la loi religieuse. C’est notamment au regard de ces principes fondamentaux que se trouve impliquée la condition des femmes. Faut-il rappeler le courage de celles qui ont combattu pour que soit adopté le principe d’égalité, par exemple, dans la Constitution tunisienne, contre l’idée de complémentarité prônée par les islamistes ? La complémentarité, sur la base de la charia, n’est pas le corollaire de l’égalité, mais la traduction d’une différence irréductible de nature entre l’homme et la femme. Ce n’est donc pas la laïcité qui pose problème, mais les particularismes qui jouent sur la visibilité, le dogmatisme, la volonté de séparer fidèles et mécréants, d’introduire une démarcation entre la foi et l’impiété, l’homme et la femme. Ceux qui justifient les mutilations sexuelles, l’enfermement des femmes dans l’espace du dedans, leur vocation à la procréation pour assurer une descendance au peuple des fidèles, s’opposent à l’universalité des droits fondamentaux de la personne. La condition infériorisée des femmes est le marqueur d’un obscurantisme crispé sur des stéréotypes transmis de génération en génération. La laïcité tire sa force des principes républicains établis au nom de l’intérêt général. Les croyants, pour leur part, et ils en ont le droit, établissent nécessairement des catégories en fonction de leur religion, classent et hiérarchisent ceux qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Leur foi leur appartient et doit être respectée. En revanche, à partir du moment où les pratiques religieuses portent atteinte aux droits et libertés d’autrui, la loi laïque intervient.
L’obsession de la sexualité
En 1993-1994, au sein de la commission La liberté d’expression religieuse dans une société laïque[1] de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), les dignitaires des grandes religions ont discuté conformément à la méthode laïque, c’est-à-dire en partant de leurs revendications pour examiner jusqu’où la laïcité pouvait y faire droit. Un tableau a ainsi été dressé en quatre colonnes : le temps du religieux, l’espace du religieux, le corps et le religieux, le statut des personnes et le religieux. Tous les dignitaires religieux ont alors vanté les mérites de la laïcité qui apporte des réponses adaptées aux temps et aux lieux de la foi (prières, fêtes, carrés dans les cimetières, pèlerinages, lieux de culte construits avec des baux emphytéotiques). Ils ont tous reconnu l’ouverture de la laïcité à la diversité, contrairement à des systèmes de « religions reconnues » ou de religion d’État. Ils ont rendu hommage au traitement à égalité des cultes même si, sur le plan patrimonial, l’implantation historique crée inévitablement des différences de fait. Mais c’est lorsque la question du corps et du religieux a été abordée, que les premières tensions sont apparues. Le vêtement serait-il le signe de la pudeur des femmes ? Pourquoi cette vertu ne concernerait-elle pas les hommes ? Des lycéens essayaient d’expliquer : « La pudeur pour les hommes, c’est dans le cœur, ce n’est pas dans un vêtement comme le voile » (Lycée Lacassagne, Lyon, 2020). Les jeunes filles conviennent que ce n’est pas la robe longue ou le voile qui fait la pudeur et que ces accessoires sont aussi des moyens de séduction. Souvent la pudeur n’est qu’un prétexte, il s’agit en fait de se protéger des garçons du quartier, des agressions sexuelles, de l’inceste des frères, d’obéir au père ou au frère aîné, d’afficher son militantisme… les raisons sont multiples, mais la spiritualité y est fort peu présente.
Au-delà de la nourriture et du vêtement pour se distinguer des mécréants, la vraie démarcation est sexuelle. Or, c’est notamment dans le domaine de la sexualité que se dressent les interdits : la virginité, l’abstinence, l’isolement des femmes durant leurs périodes menstruelles, le rejet de la contraception, la condamnation radicale de l’adultère, de l’homosexualité. Pourquoi, chez les religieux, une telle obsession de la sexualité au lieu de parler du sens de la vie et de la finitude humaine ? En vérité, la répartition des rôles sexuels correspond à un statut différencié entre homme et femme dans tous les actes de la vie – la naissance, la filiation, le mariage, la succession après la mort. C’est une architecture fondatrice de la famille. Pour certains croyants, l’exil vient bouleverser cet ordonnancement. La vie à l’étranger conduit certains parents à un repli communautaire, par crainte que leurs enfants se convertissent à une autre religion ou abandonnent la leur. L’interdiction de mariage « mixte » est révélatrice. S’il est légitime de se poser la question de la transmission des valeurs à ses enfants, le changement de milieu culturel oblige à se confronter à d’autres visions du monde, d’autres convictions, d’autres pratiques. Cette pluralité fait la richesse d’une république laïque, mais encore faut-il que celle-ci soit comprise et respectée.
Une laïcité pleine et entière
La laïcité ne se réduit pas à une règle organisationnelle de séparation des églises et de l’État. Les lois sur l’école de 1882-83, se réclamaient déjà de la laïcité et Jules Ferry, reprenant Ferdinand Buisson, déclarait que le fondement en était les droits de l’homme, c’est-à-dire les libertés fondamentales et le principe de l’égale dignité des personnes. Deux évènements récents viennent réaffirmer cette vision de la laïcité ; le projet de loi confortant les principes républicains, la Charte des principes de l’islam de France. Le projet de loi présenté en Conseil des ministres, le 9 décembre 2020, redonne sens aux principes républicains et à la laïcité dans leur plénitude et leur cohérence. Ainsi donne-t-il toute sa force à la protection des personnes, au respect de leur intégrité, de leur consentement dans les actes de la vie privée, à la protection des mineurs et à l’égalité entre les femmes et les hommes. Autrement dit, il réaffirme des droits garantis par la Constitution et la sauvegarde de la dignité humaine. Ainsi, dans le projet de loi, l’établissement d’un certificat de virginité qui relève de pratiques humiliantes et dégradantes fait l’objet de sanctions administratives et de sanctions pénales ; la liberté de consentement dans la vie privée justifie la prévention et la lutte contre les mariages frauduleux, au même titre que les libertés de pensée, d’opinion, d’expression ; le principe de la prohibition de la polygamie reçoit une pleine application, notamment lors de la délivrance ou du renouvellement d’un titre de séjour à un ressortissant étranger ; les mineurs étrangers sont protégés contre des inégalités dans l’héritage, règle particulièrement protectrice des filles souvent lésées dans des lois étrangères. En étendant les libertés, le projet de loi donne force au principe d’égalité entre les femmes et les hommes.
Les commentateurs qui dénoncent une loi « liberticide », se focalisent sur les articles relatifs à l’organisation des cultes et au contrôle des activités des associations (est-ce la crainte de devoir rendre des comptes en contrepartie des subventions accordées par l’État ?) sans curieusement s’attarder sur les nombreux articles traitant des libertés fondamentales et de la dignité des personnes. Dans le prolongement de cette avancée historique, une Charte des principes de l’islam de France a été éditée le 17 janvier 2021 par la majorité des représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM). Les débats furent vifs, précisément sur le principe d’égalité entre les femmes et les hommes, avec ses conséquences sur le droit privé des personnes et de la famille. Cet engagement fera date. Les sceptiques, qui doutent de son application, semblent ignorer le temps long de l’émergence des valeurs républicaines et de la laïcité. C’est à la mi-septembre 1791, qu’Olympe de Gouges publiait sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Dès les Cahiers de doléances, des revendications demandaient que les femmes aient des représentantes à l’Assemblée nationale et, dans son article de juillet 1790, « Sur l’admission des femmes au droit de cité », Condorcet s’était associé à ce combat. Il y a plus de deux siècles. Les évènements historiques qui s’expriment par des violences de rue et des coups de force politiques sont plus immédiatement compréhensibles que ceux inscrits dans les textes de loi. Pourtant, ce qui consacre l’évolution des mentalités, même si cela requiert la longue durée, est plus notable que le bruit et la fureur. Rappelons ce qu’écrivait avec panache Olympe de Gouges, peu avant d’être guillotinée : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune. »
[1] Présidée par Jacqueline Costa-Lascoux, la commission réunissait Mgr Lustiger, le Grand Rabbin Sitruk, le Recteur Boubaker de la mosquée de Paris, le Pasteur Wagner des Églises réformées de France. Un séminaire eut lieu à la CNCDH 21 septembre 1995 (Cf. le rapport de la CNCDH de la même année).