Alain David, représentant de la Licra à la CNCDH, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
Article paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
Tout d’abord cette anecdote. Je reçois comme représentant de la Licra un jeune homme, victime de l’agressivité d’un voisin : « Je vais te tuer sale fils de pute d’Arabe de merde… sale juif marocain… t’as la même gueule que l’autre juif du bled Hanouna… chuis français, moi, sale fils de pute, de toutes façons je vais te tuer… ils auraient dû tous crever en Pologne… », l’agression verbale se soldant par une tentative d’intrusion dans l’appartement, et un passage à l’acte.
Il se trouve que le jeune homme, de nationalité française, est fils de harki. L’antisémitisme n’a donc rien à voir ici. Il vient néanmoins comme un supplément couronnant la violence raciste de son interlocuteur. Comment est-il pris en compte ? Difficilement : il a failli, par exemple, être écarté comme « hors sujet » lors du dépôt de plainte, au motif qu’il n’y a d’antisémitisme que vis-à-vis des juifs. Prise en compte difficile également du côté d’un avocat consulté, pour qui l’antisémitisme est une qualification au mieux pittoresque : « Mais qu’est-ce que la Pologne vient faire ici ? » avait-il demandé (semblant ignorer Auschwitz, Treblinka ou encore le ghetto de Varsovie). Je pourrais citer hélas d’autres occurrences de ce type d’ignorance de ceux qui, ayant fait de longues études, persistent cependant à demander : qu’est-ce que l’antisémitisme a à voir avec les affaires auxquelles j’ai affaire ?
Antisémitisme partout et nulle part
Qu’est-ce que l’antisémitisme a à voir avec tout, avec nos vies, avec la vie elle-même, du reste ? Car si vous dites « antisémitisme », l’objection arrive, mettons celle d’Alain Badiou et d’Éric Hazan : L’antisémitisme partout, titre d’un petit livre-pamphlet de 2011 où ces deux intellectuels s’en prennent avec virulence à ceux qu’ils appellent « intellectuels de télévision », Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, etc. Et celui qui concentre, car le plus respecté des deux auteurs, l’essentiel des attaques, Jean-Claude Milner, ancien ami de Badiou, réduit cependant à une proposition qui pour Badiou/Hazan représente l’inanité même : « Pour Milner, être antisémite n’est pas forcément lié à la volonté de l’être. Ce n’est pas une idéologie explicite (…) Certains choix d’apparence très éloignés, où « juif » n’apparaît pas, sont antisémites (…) La grande victoire de Milner et de tout ce courant est d’avoir créé l’antisémitisme “objectif”, ce qui entraîne l’intéressante possibilité de déclarer “antisémite” à peu près n’importe quoi, et donc n’importe qui.1Alain Badiou et Éric Hazan, L’antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, Paris, La Fabrique, 2011, pp. 38-39. »
Les juifs sont partout, où ils sont et où ils ne sont pas, mais leur absence même est l’irrécusable preuve de leur universelle présence.
L’antisémitisme donc, partout, mais selon Badiou/Hazan en vérité nulle part, instrumentalisé par des penseurs ou des acteurs qui l’utilisent en se servant cyniquement de la référence au « judéocide » (il s’agit surtout de ne pas dire « Shoah »). L’antisémitisme, donc, moins le « socialisme des imbéciles », selon la célèbre expression attribuée à August Bebel2Ferdinand August Bebel (1840-1913), homme politique allemand, cofondateur du Parti ouvrier social-démocrate. On lui prête la formule : « L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles. », qu’un misérable cache-sexe de la réaction et du racisme.
Antisémitisme nulle part et partout
À moins de considérer qu’effectivement l’antisémitisme est non pas « partout et donc nulle part », mais nulle part, et de ce fait partout. Dès lors, pourquoi Badiou, philosophe de grande stature, ne se confronte-t-il pas, plutôt que de s’escrimer contre ceux qu’il considère comme des plumitifs médiatiques, avec ceux qui seraient alors ses pairs, et qui ont été dans le siècle de très grands penseurs de l’extrême contemporain, Maurice Blanchot, Jean-François Lyotard, Gérard Bensussan, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida… lesquels ont, chacun à sa manière, fait valoir que la question juive est la modalité réelle de l’universel. Que ne s’explique-t-il aussi, quant à cette question, avec ces œuvres considérables qui ont marqué le XXe siècle et qui, dans le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie, selon l’expression par laquelle Emmanuel Levinas décrivait le désarroi propre à notre époque, situent cette dernière dans l’horizon de la question de l’antisémitisme, mettons : Kafka, Proust, Musil, Joyce, Celan, voire Céline, voire Freud, et combien d’autres, et peut-être tout ce qui aujourd’hui mérite le nom d’œuvre.
Plus prosaïquement on peut s’étonner qu’une intelligence aussi formidable que celle de Badiou se refuse à entendre que la situation élémentaire de l’antisémitisme concerne non seulement les « juifs » (terme auquel le penseur aigu que fut Lyotard avait accolé de significatifs guillemets) mais tous les autres, qui sont « sous influence », les enjuivés, c’est-à-dire virtuellement tout le monde. Les juifs sont partout, où ils sont et où ils ne sont pas, mais leur absence même est l’irrécusable preuve de leur universelle présence.
L’antisémitisme représente une revendication récurrente, restituant face à l’intrusion de l’Autre l’éternelle protestation du Même.
Universelle présence ! L’actualité en offre jour après jour la démonstration. Ainsi, dernièrement encore, dans cette obstination humanitaire qui, alors que le crime contre l’humanité est aujourd’hui en Asie, au Xinjiang avec les Ouïghours, dans le nord de l’État d’Arakan, en Birmanie, avec les Rohingyas, en Irak avec les Yezidis, ou encore en Afrique avec les Fours… s’entête à identifier sous l’intitulé d’un « sionisme » imaginé la cause unique du malheur humain. Récemment Amnesty International, muette ou hésitante quant à nombre de théâtres du désastre humanitaire – renvoyant par exemple, quant au crime contre l’humanité perpétré aujourd’hui en Ukraine, dos à dos agresseurs et agressés – accuse le sionisme, dans sa mise en œuvre politique depuis 1948, de crime contre l’humanité. Accusation reprise dans une résolution soumise à l’Assemblée nationale par des députés membres de la Nupes. Antisémitisme encore, nulle part parce qu’émanant de partis et de personnalités qui pour la plupart ne sont nullement antisémites, mais qui convoquent cependant, sur des sujets qui en apparence n’ont effectivement rien à voir avec les juifs, en une sorte de concurrence mimétique, le modèle de la Seconde Guerre mondiale – l’adversaire sur lequel se déverse un formidable ressentiment étant identifié à Hitler (le fameux point Godwin) et par suite les victimes supposées étant assimilées aux juifs : dans un complotisme favorisé par le phénomène des réseaux sociaux, dans les multiples crises et manifestations qui ont émaillé le précédent quinquennat, le pouvoir politique est comparé à Vichy, la personne du président à un Hitler enjuivé, l’homophobie jouant quant à ce dernier terme son rôle – l’homosexualité supposée de Macron présenté comme « pute à Juifs » et à qui on fait en chanson subir le supplice de la quenelle. Enfin, parmi bien d’autres encore, le cas de l’événement majeur qu’offre l’actualité, la guerre en Ukraine, laquelle prend l’incroyable dimension d’une entreprise d’extermination d’un peuple fantasmé comme « néo-nazi », ce dernier terme autorisant la « guerre totale », les exactions atroces, l’anéantissement de l’adversaire : et cette énormité tragicomique exprimée par le ministre russe des Affaires étrangères, d’un président ukrainien néo-nazi bien que juif, et d’un Hitler juif. À nouveau, demandera-t-on, qu’est-ce que les nazis et les juifs viennent faire dans cette galère, où selon les raisons de la raison politique ils n’ont justement rien à faire ? Réponse 1 : mais rien. Réponse 2 : mais tout.
Le judaïsme, avant toute appartenance
Emmanuel Levinas définissait ainsi le judaïsme : « l’humanité au bord de la morale, sans institutions3Emmanuel Lévinas, Noms propres, Paris, LGF, « Le livre de poche », 1987, p. 145. ». Sans institutions : je comprends « avant », avant de se situer à l’intérieur d’un groupe social, d’une religion, d’une « race », voire d’un savoir, avant toute appartenance. Le judaïsme, pour les juifs et les non-juifs, serait donc cette façon pour l’humanité de se refuser à l’ivresse de la coïncidence de soi à soi, d’entendre dans la tautologie originaire du moi = moi la vibration de l’altérité.
À ce titre, l’antisémitisme représente une revendication récurrente, restituant face à l’intrusion de l’Autre l’éternelle protestation du Même. Partout où s’entendrait en moi l’extravagante rumeur de la voix du sans-droit revient pour la couvrir la prose auto-justificative de celui qui craint pour son quant-à-soi.
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