Daniel Koren, psychanalyste
Article extrait du dossier « Antisémitisme » paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
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« Un phénomène d’une telle intensité et persistance que la haine des Juifs chez les peuples doit nécessairement avoir plus d’une raison »1Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1938), Œuvres complètes Vol. XX, Paris, PUF, 2010, p. 170., constatait Freud. En effet, cette haine, si particulière et si persistante, est protéiforme. Sa complexité exige de l’aborder sous tous ses aspects : historique, culturel, politique, sociologique, juridique, idéologique. Et, aussi, psychanalytique.
L’antisémite ne souffre pas de l’être ni ne pense que son antisémitisme soit un problème.
Le psychanalyste est interpellé par ce débat au moins pour deux raisons. La première concerne la nature même du phénomène2Je souscris volontiers à la suggestion de Pierre-André Taguieff de parler plutôt de « judéomisie », pour désigner cette crainte dont les juifs sont la cible. Voir le dernier ouvrage de cet auteur Sortir de l’antisémitisme ?, Paris, Odile Jacob, 2022, pp. 25-33. : cette manifestation extrême et irrationnelle de cette passion qui est la haine. Une haine sui generis, ne serait-ce que par la manière dont elle traverse les périodes historiques, les géographies, les sociétés et les cultures, se reproduisant à chaque époque sous de nouveaux oripeaux tout en gardant une forme de stabilité structurale. La deuxième est qu’au-delà des facteurs évoqués, il y a l’antisémite. Quels sont les mécanismes psychiques qui amènent à la production de cette haine folle et à son enracinement sur des sujets, au point de les conduire de la détestation ou le mépris à la plus extrême des violences, voire à la pure barbarie ? Pourquoi certains individus deviennent-ils antisémites, avec toutes les gradations possibles de l’emprise haineuse ?
Un épiphénomène dans la cure psychanalytique
On se gardera bien d’évoquer des formes de pathologie. La pratique psychanalytique aborde chaque sujet dans sa singularité, d’où la difficulté d’énoncer des catégorisations trop globales. D’ailleurs, aucun antisémite ne demande une aide clinique à cause de son antisémitisme. Non, l’antisémite ne souffre pas de l’être ni ne pense que son antisémitisme soit un problème ; et lorsqu’il se manifeste dans une cure psychanalytique, il apparaît plutôt comme un épiphénomène.3Un des rares ouvrages à faire état de situations cliniques est celui, déjà ancien, de Nathan Ward Ackerman et Marie Jahoda. Anti-Semitism and Emotional Disorder: a Psychoanalytical Interpretation, New York, Harper & Brothers, 1950.
Or, si le psychanalyste ne peut pas avoir un accès direct à la psyché de l’antisémite, il a en revanche accès à des formes de discours qui ont des résonances extrêmement fortes dans la clinique psychanalytique. Ceux-ci font entendre des mécanismes psychiques bien connus, puisqu’ils sont à la base de la constitution de toute structure subjective depuis la plus petite enfance. En caractérisant ces types discursifs, il ne s’agit en aucun cas de présenter une « nosographie » ou de « pathologiser » les individus. Nous les évoquerons en conséquence comme des discours ayant une tonalité particulière.
Il y a trois formes, qui se détachent de manière suffisamment claire et récurrente, et qui semblent présenter par conséquent une valeur heuristique. Il s’agit des discours que l’on pourrait définir comme ayant un caractère « paranoïaque », « phobique » et « pervers ». Ils sont solidaires et partagent un point commun : celui d’introduire de manière diverse et à des degrés divers des distorsions de la réalité.
Discours « paranoïaque », « phobique » et « pervers »
Le discours « paranoïaque » est marqué par deux facteurs. Le premier, bien connu, c’est l’existence d’un persécuteur : une figure menaçante et redoutable, incarnation d’un danger existentiel. On retrouve ici toutes les figures du juif comme incarnation même du mal, comme menace vitale, que ce soit pour la nation, le peuple, la race, le corps social, la foi, etc. Deuxième caractéristique très importante : il comporte une certitude absolue sans contradiction possible. C’est pourquoi tous les opposés, toutes les contradictions et tous les renversements sont permis. Les circonstances, les arguments peuvent varier à l’infini, ils viendront toujours confirmer sa certitude – un mécanisme partagé avec tous les discours complotistes.
Le discours phobique, comme l’objet du même nom, fait du juif une source de peur et de rejet, avec des réactions de crainte et de méfiance. Raison pour laquelle toute distance sociale, voire des mesures de séparation ou d’éloignement paraissent nécessaires. De manière significative, certains témoignages d’antisémites font état de réactions viscérales en présence ou à la seule évocation des juifs, en tout point correspondant aux descriptions ophidiophobiques ou entomophobiques – une peur des serpents ou des insectes qui est toujours liée au corps.
Les discours antisémites dans toute leur diversité recoupent de manière précise l’ensemble des peurs enfantines : il est toujours question, de manière littérale ou métaphorique, de menaces sur le corps, sur l’identité, ou les deux à la fois.
Quant au discours « pervers », il ne s’agit point d’un qualificatif d’ordre moral. En psychanalyse, cela concerne un rapport particulier à un fonctionnement psychique qui a ceci de spécifique qu’il peut en même temps reconnaître la réalité d’une chose et la nier, sans percevoir de contradiction à cet égard. Octave Mannoni l’a condensé dans une formule remarquable : « Je sais bien, mais quand même…4Titre de chapitre du livre d’Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Seuil, 1969. » Voilà qui permet de soutenir des discours en contradiction flagrante avec la réalité sans tenir le moins du monde compte de cette contradiction – ainsi, par exemple, de la prétendue mainmise juive sur tous les lieux de pouvoir : politique, économique, financier, médiatique, etc.
Failles subjectives et peurs enfantines
La description que nous venons de faire n’est que la face superficielle du problème. La vraie question est pourquoi ces discours « imprègnent » les sujets. La raison est qu’ils « accrochent » sur des failles subjectives. C’est pourquoi d’ailleurs tout le monde ne devient pas antisémite, ni selon une même forme ou au même degré.
Il est essentiel de noter que les discours antisémites dans toute leur diversité recoupent de manière précise l’ensemble des peurs enfantines : il est toujours question, de manière littérale ou métaphorique, de menaces sur le corps, sur l’identité, ou les deux à la fois. Chaque être humain dans sa plus petite enfance ébauche l’organisation de son monde psychique dans son rapport à l’Autre dans ses deux versants, fondamentaux pour la structuration de la subjectivité : l’Autre parental, et l’Autre social. Ce rapport n’est pas sans tensions ni conflits. En particulier les situations de manque ou de détresse sont vécues comme des situations de danger extrême qui peuvent menacer sa vie, son corps, son existence. Tout l’imaginaire antisémite, en particulier celui qui se situe sur le bord des discours « paranoïaque » ou « phobique », est totalement imprégné de ce type de fantasmatisation. Comme si le discours de l’antisémite devenait une projection sur un objet extérieur de ces craintes, peurs et fantasmes précoces. Voilà la fragilité psychique particulière dont on parlait précédemment. On peut se demander si quelque chose dans leur structure psychique ne serait pas resté marqué par ces peurs primaires, et que l’Autre social et culturel leur procurerait, avec la figure du « Juif », un objet extérieur prêt à porter le poids de leurs fantasmes.
Aux sources du « lâchage » des digues pulsionnelles
Ajoutons que ces discours opèrent sur des sujets à la manière des « signifiants-maîtres ». « Signifiant-maître » est une manière de désigner ce qu’on pourrait appeler aussi : des mots d’ordre. Un mot, un message qui s’impose au sujet, au moins en partie de manière inconsciente, et qui a toujours la même fonction : celle d’instaurer une certitude qui élimine le doute, jugule l’angoisse, qui lui accorde une identité, une place et commande son action. Ici, celui qui concerne la certitude de l’identité, qu’elle se rapporte à la religion, la race, la nation, la classe, qui sont en dernière instance, comme objets d’identification, des incarnations extérieures de l’identité subjective. Ce sont surtout les signifiants-maîtres qui opèrent et permettent le « lâchage » des digues pulsionnelles, qui favorise, autorise et justifie tous les passages à l’acte de quelque nature qu’ils soient.
Tout ce qui précède, bien entendu, n’excuse l’antisémite, ni ne lui ôte la moindre once de responsabilité quant à ses actes. Une chose est la causalité psychique, une autre la responsabilité sociale et juridique.
La psychanalyse en tant que méthode de soin psychique n’a pas les moyens de « guérir » cette haine folle, qui est une « pathologie » à la fois sociale5Ernst Simmel, Anti-Semitism, a Social Disease, Hassell Street Press, 2021 (1946)., historique et culturelle. Elle peut en revanche contribuer à dresser les barrages pour éviter les déferlantes pulsionnelles, et participer à ce combat incessant de la civilisation contre la barbarie.
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