Par Laurent Joly, historien, directeur de recherche au CNRS
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Pour les spécialistes de Vichy et de la Shoah, il n’y a, à première vue, aucun doute : ce type de propos ne relève pas du négationnisme mais de la vieille théorie pétainiste du « bouclier », de la « justification postérieure », comme l’écrivait Henry Rousso dès 1992 (revue Esprit). Depuis la Libération, la thèse du « bouclier » a connu bien des avatars. Passeur habile des idées d’extrême droite auprès du grand public conservateur, Zemmour en fait la synthèse dans les quelques pages de son pamphlet historique Le Suicide français (2014) consacrées à « Robert Paxton, notre bon maître ». On y repère, plus ou moins dissimulés, l’axiome du « moindre mal », inventé par Me Isorni lors du procès Pétain (« C’est seule l’action du gouvernement du Maréchal qui les [les juifs français] a, peut-être faiblement, mais protégés quand même »), celui du « pacte diabolique », immoral mais « efficace », de Laval avec l’occupant (sacrifier les juifs étrangers pour sauver les français), développé dans Historia au tournant des années 1970, ou encore le mythe du complot, du « lobby » d’historiens antifrançais (l’Américain Paxton en tête), formulé par l’écrivain Alfred Fabre-Luce à la fin des années 1970.
Ces références intellectuelles sont généralement ignorées des lecteurs de Zemmour qui, appliquant là encore une vieille recette de l’extrême droite, s’abrite derrière l’autorité d’un rabbin, Alain Michel, auteur de Vichy et la Shoah (CLD Éditions, 2012), livre d’une très faible valeur scientifique mais qu’il enlumine dans une présentation résolument chimérique : un historien libre et honnête, planant au-dessus du marais universitaire et des contingences nationales, qui inflige, « avec une rare délicatesse » mais aussi « une audace inouïe, presque suicidaire », « un démenti cinglant » à Paxton !
Réécrire l’histoire
La vérité de l’histoire et la réalité du monde académique n’intéressent pas Éric Zemmour. L’outrance, le mensonge, l’inversion du réel sont les armes naturelles du polémiste. Mais Zemmour est avant tout un doctrinaire, qui ramène tous les sujets, y compris historiques, à deux ou trois idées fixes : le modèle assimilationniste faisait la grandeur de la France ; une idéologie perverse, celle des droits de l’homme et de l’individualisme détraqué incarné par mai 68, a sapé ce modèle ; il faut donc « rétablir la France des années 1960 » via une politique s’attaquant en premier lieu à l’immigration et à l’islam (les deux premiers « i » de son programme, « immigration, islam, industrie, instruction », exposé dans Valeurs actuelles du 6 août 2020). À cette aune, ce que Zemmour reproche surtout à Paxton, c’est sa haine supposée de « l’assimilation à la française » ! Une haine, toute américaine, qui culpabilise les Français et tétanise l’État, désormais incapable de tenir « ses frontières face au flot d’immigrés venus du sud, de crainte d’être accusé d’envoyer les “Juifs” dans les camps d’extermination » (Le Suicide français, p. 94)…
Réécrire l’histoire de Vichy et la Shoah constitue donc pour Zemmour un enjeu « très important », comme il l’a clamé lors de la promotion de son livre : « Sur la base de Paxton on a expliqué que la France c’était le mal absolu et que dès que l’État faisait une distinction entre les Français et les étrangers, ça nous menait à Auschwitz. Et donc j’explique que c’est faux et que c’est beaucoup plus compliqué que ça. […] S’il n’y a pas de préférence nationale il n’y a plus de nation » (« On n’est pas couché », France 2, 4 octobre 2014). Ce raisonnement affolant, totalement déconnecté du réel de la politique antijuive de Vichy, Zemmour n’en est pas l’inventeur : National-Hebdo déplorait déjà dans les années 1990 le complexe de la droite française par rapport à Vichy, qui l’empêchait de mener une politique radicale contre les immigrés. Mais il lui a donné un écho exceptionnel dans l’opinion.
Minoration outrancière
Face à cette entreprise de falsification de l’histoire destinée à banaliser les crimes de Vichy afin de faciliter l’acceptation de mesures draconiennes contre les immigrés et les musulmans de France, plusieurs associations ont décidé de saisir la justice. Le prétexte : un échange avec Bernard-Henri Lévy sur CNews (« Face à l’info », 21 octobre 2019). Interpellé par le philosophe sur ses propos de 2014, Éric Zemmour réaffirme que Pétain a sauvé les juifs français : « C’est encore une fois le réel ! » Le 4 février 2021, le tribunal de Paris a donc relaxé le polémiste.
Avant d’examiner les arguments des juges, précisons que la loi Gayssot (13 juillet 1990) a institué le délit de contestation de crimes contre l’humanité qui permet de réprimer toute forme de négation de la Shoah. L’infraction peut ainsi résulter d’une « minoration outrancière » des conséquences de la politique antijuive de Vichy. C’est à ce titre qu’en 2018 l’ancien président de Radio Courtoisie Henry de Lesquen a été condamné pour avoir qualifié la rafle du Vel d’Hiv d’« épisode mineur de la déportation qui est elle-même un épisode mineur de la Seconde guerre mondiale ».
Rien d’étonnant donc à ce que le jugement précise, « quant au contenu et au sens des propos tenus », qu’affirmer « que les juifs français ont été sauvés par le maréchal Pétain contient à la fois la négation de la participation de ce dernier à la politique d’extermination des juifs menée par le régime nazi (en affichant la bienveillance dont auraient bénéficié les juifs français sous l’impulsion du chef de l’État français) et de la mort des personnes qui ont succombé à ces exactions (ceux-ci ayant été “sauvés”) ». En résumé : prétendre que Pétain a sauvé les juifs français relève du négationnisme.
À ce stade, on pourrait croire que Zemmour est un négationniste aux yeux de la justice française. Mais la suite du jugement, relative « au contexte dans lequel les propos ont été tenus », écarte une telle conclusion.
« À près de 100 % »
Si les magistrats ne se prononcent pas sur l’argumentation mensongère et enfantine de Zemmour (qui, devant le tribunal, a osé affirmer qu’il ne cautionnait pas la généralisation « Pétain a sauvé les juifs français » et qu’il fallait entendre, dans ses propos, « Pétain a sauvé des juifs français »), ils considèrent néanmoins, dans une formule alambiquée, que le prévenu « démontre », par les deux pièces jointes à sa défense (Le Suicide français et les passages de l’émission « On n’est pas couché » du 4 octobre 2014 tels que reproduits sur le site internet du Point), que le sens de ses propos s’assimile bien à « Pétain a sauvé des juifs français » ! Il suffit de se reporter au livre et à l’émission indiqués pour se rendre compte de la généralisation, outrancière et systématique, de Zemmour. « Les juifs français ont été sauvés à près de 100 %, 95 % », assène-t-il sur le plateau d’« On n’est pas couché », tandis que, dans Le Suicide français, il ne parle « des juifs français » que pour évoquer les résistants qui, « rassurés sur leur sort par Vichy », ont pu s’occuper « l’esprit libre du sauvetage de leurs coreligionnaires étrangers, et surtout de leurs enfants ». Le sens est clair : Pétain, Vichy ont protégé les juifs français, ce qui a permis à certains d’entre eux, l’esprit libéré par cette protection générale, de sauver des juifs étrangers.
Ce n’est pas la seule erreur factuelle contenue dans le jugement, et l’auteur de ces lignes, ayant été cité comme témoin, peut constater plusieurs inexactitudes le concernant, dont l’une est énorme : Vichy aurait « dès 1943 » massivement dénaturalisé les juifs français pour les livrer aux Allemands ! C’est bien entendu l’inverse que j’ai expliqué devant le tribunal : en 1943, Vichy, usant enfin de ses marges de manœuvre pour dire « non », refuse la dénaturalisation collective des juifs devenus français depuis 1927 qui avait été promise à l’occupant.
Se débarrasser des étrangers
En conclusion, les juges relèvent le « caractère inattendu du sujet abordé » par Bernard-Henri Lévy qui, lors de l’émission incriminée, interpelle Éric Zemmour en plein débat sur la Syrie : « Vous avez dit un jour une chose terrible […] que Pétain avait sauvé les juifs. » Zemmour ayant répondu « français, précisez, précisez, français », les juges estiment qu’il a d’emblée restreint « la portée des propos qui venaient de lui êtres prêtés », ce qui témoigne de « son absence de volonté de s’inscrire dans une minoration outrancière du crime contre l’humanité que représente le génocide juif ». D’où la relaxe.
On peut néanmoins s’étonner que, pour examiner le « contexte dans lequel les propos ont été tenus », il n’ait pas été pris en compte ce que Zemmour a pu dire ou écrire depuis 2014. Une surenchère impliquant une « minoration outrancière » du drame de la Shoah et des crimes de Vichy aurait ainsi pu être relevée et permettre d’éclairer le bref échange du 21 octobre 2019. Dans son livre Destin français (2018) puis lors de l’émission « Répliques » (France Culture, 22 novembre 2018), le polémiste s’est par exemple livré à une banalisation flagrante de la rafle du Vel d’Hiv, comparée à l’internement des ressortissants ennemis par la République en guerre en mai 1940 ou aux procédures « pour l’expulsion des étrangers irréguliers » ! Au cours d’un autre débat avec Bernard-Henri Lévy, toujours sur le même sujet, il s’est écrié : « Mais on n’a pas commis de crime ! » (CNews, 26 juin 2020).
Il est clair, pour Éric Zemmour, que Vichy n’a pas commis de crime en contribuant au génocide des juifs, mais a « sauvé les juifs français » (faut-il rappeler qu’en réalité plus de 24 000 juifs français ont été déportés) et fait ce que tout État digne de ce nom se doit de faire : se débarrasser de ses étrangers indésirables.