Alain Barbanel et Georges Dupuy, journalistes
Article paru dans Le DDV n° 685, hiver 2021
« Le CV anonyme n’est même pas un échec. Concrètement, cette mesure n’a jamais démarré ! Et pourtant, c’est de loin le meilleur moyen de lutter contre les discriminations dans le monde du travail. » Jean-François Amadieu ne décolère pas. Universitaire mais également conseiller scientifique au ministère du Travail et membre de l’agence Entreprises et Handicap, il scrute depuis des années les situations liées aux discriminations dans les entreprises et déplore qu’en la matière les réponses apportées par la société soient loin, très loin, d’être satisfaisantes. « Toutes les études et les sondages l’attestent, explique-t-il. Les demandeurs d’emploi, qui sont les plus directement concernés par les freins à l’embauche, pensent qu’il faudrait avant tout rendre obligatoire le CV anonyme dans les entreprises d’au moins 50 salariés. Pas moins de sept chômeurs sur dix le déclarent dans le sondage Défenseur des droits/Ifop datant de 2015. » Les cadres, de leur côté, selon un sondage Apec datant de 2012, désignent le concours sur le modèle de la fonction publique et le CV anonyme comme meilleurs moyens de répondre à leur souhait de la plus grande équité possible dans le traitement des candidatures.
Le CV anonyme tout simplement enterré
Alors que s’est-il passé ? Retour en arrière. La loi sur l’égalité des chances de 2006 prévoyait l’anonymat des candidatures, à partir de 50 salariés, mais cette disposition n’a jamais été mise en place faute des décrets d’applications indispensables de la part des gouvernements successifs. Pire, note l’universitaire dans son livre La Société du paraître (voir encadré), « après la décision du Conseil d’État de juillet 2014, obligeant à prendre ces décrets, cette loi a été tout simplement abrogée en août 2015. » Une décision assumée au plus haut niveau puisque François Hollande, alors président de la République, affirmait, lors d’une conférence de presse, que le CV anonyme « se retournerait contre ceux qu’il est censé protéger ! ». « À ma connaissance, aucune étude dans le monde n’a démontré que supprimer la photo dans un CV dégraderait les chances des obèses ou des noirs d’être embauchés ! C’est plutôt le contraire qui se passe et qui est approuvé par toutes les études », réagit l’universitaire.
Les coulisses du recrutement avec Jean-François Amadieu
L’essai de Jean-François Amadieu DRH. Le livre noir publié en 2014 avait déjà fait l’effet d’une bombe dans le milieu feutré des ressources humaines. L’auteur pointait du doigt les anomalies et autres dysfonctionnements dans les méthodes de recrutement et à l’embauche notamment dans les grandes entreprises. Après s’être attaqué au fond, l’universitaire réitère en s’attaquant cette fois aux différentes formes de discrimination en vigueur. La Société du paraître décrypte dans tous ses états cette tyrannie de l’apparence qui s’attaque aux différentes strates de nos sociétés. Les critères liés à l’âge, en tête des discriminations à l’embauche, sont analysés dans leurs moindres détails. L’obésité, l’origine, le sexe ou le fait d’être handicapé ou malvoyant arrivent ensuite en bonne place dans cette tyrannie des apparences. Comment y mettre un terme en utilisant les moyens réglementaires et législatifs en vigueur ? Jusqu’où peut-on faire changer les mentalités ? Le débat est plus que jamais d’actualité.
Pourtant, quand le Medef a décidé de mettre fin à l’instauration des CV anonymes sous la pression des DRH qui, en 2015, y étaient hostiles à 81 %, les syndicats n’ont pas bronché, et se sont refusés à porter le projet. « C’est un paradoxe, mais sur cette question, aucun syndicat n’est monté au front, préférant se concentrer sur leurs fonds de commerce, comme la parité ou les luttes sociales qui sont leurs chevaux de bataille », souligne Jean-François Amadieu.
Des chiffres qui ne mentent pas…
Cette séquence sur le CV anonyme, qui aura tout de même duré neuf ans avant d’aboutir à l’enterrement du projet, en dit long sur les difficultés à mettre en place un pare-feu efficace et consensuel pour éteindre les ravages des discriminations dans l’emploi. Et pourtant la situation urge si l’on en croit les baromètres et autres sondages pessimistes publiés chaque année, mais qui ne remettent pas pour autant en cause les politiques publiques. Dans ce domaine, les décideurs regardent passer les chiffres avec indignation comme d’autres verraient passer les trains…
Discrimination et harcèlement dans l’emploi seraient vécus par près d’un quart de la population active selon le baromètre annuel du Défenseur des droits et l’Organisation international du travail.
Dans leur baromètre annuel, le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT) lèvent le voile sur la réalité. Cette enquête réalisée auprès d’un échantillon d’actifs du secteur privé et d’agents de la fonction publique signale que 23 % des personnes interrogées déclarent avoir vécu une discrimination ou un harcèlement discriminatoire concernant l’apparence physique (40 %), le sexe (40 %) et l’état de santé (30 %). Pas moins de 41 % d’entre elles disent avoir été victimes d’au moins un propos ou comportement sexiste, homophobe, raciste, lié à l’état de santé, au handicap à la religion… Au total, note l’enquête, discrimination et harcèlement dans l’emploi seraient vécus par près d’un quart de la population active. Au-delà des chiffres, ce sont aussi des vies professionnelles et des parcours de carrière qui sont souvent brisées. Parmi les personnes actives discriminées, 19 % ont été licenciées ou non renouvelées après les faits, constate l’enquête, et 14 % ont reçu un avertissement ou un blâme, ou ont été mutées contre leur gré.
Très peu de plaintes au sein de l’entreprise
Le diagnostic est sans appel. Il souligne l’urgence de traiter le problème. Et pourtant la discrimination est codifiée dans le Code pénal par la loi Pleven de 1972 sur les distinctions illicites entre les personnes. C’est un délit passible de 45 000 euros d’amende et une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans !
De fait, les plaignants ont le choix entre les conseils des prud’hommes, au civil, et le tribunal correctionnel, au pénal. « C’était un peu l’angle mort de l’action des institutions antiracistes et la Licra a dédié une commission pour porter ces affaires devant les CPH mais aussi au pénal en partenariat avec le Défenseur des droits », explique Galina Elbaz, avocate au barreau de Paris, membre de la commission juridique de la Licra, qui s’emploie à lutter contre les discriminations devant les tribunaux. Avec des résultats plutôt limités puisque, selon les statistiques de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), en moyenne une à trois affaires de discrimination arrivent au pénal chaque année.
« Il faut établir un barème ou un plancher en dessous duquel le conseil de prud’hommes ne pourra pas sanctionner s’il reconnaît une discrimination. »
Galina Elbaz, avocate au barreau de Paris
C’est que les employés discriminés sont très peu nombreux à vouloir porter plainte contre leur patron quand ils continuent de travailler dans l’entreprise. Licenciés, retraités ou recalés à l’embauche, 90 % des plaignants attendent ainsi d’être en dehors de leur société pour se manifester. Par ailleurs, certains salariés qui ressentent de l’injustice ne savent pas qu’ils sont discriminés. Mathilde Zilberberg, cheffe du pôle « Emploi, biens et services privés » de la Défenseure des droits, explique : « Les gens commencent à être plus conscients. Mais le travail qui reste à faire est de transformer une situation de fait en situation de droit. »
La longueur des délais et la faiblesse des sanctions dissuadent également les salariés maltraités de recourir aux tribunaux civils et pénaux. Même s’ils sont soutenus par des acteurs de premier plan. Galina Elbaz tempête : « Récemment, le conseil de prud’hommes a condamné un employeur pour harcèlement discriminatoire à 500 euros de dommages et intérêts pour le salarié avec l’intervention de la Licra, une délibération du Défenseur des droits et… trois ans de procédure. C’est honteux et facteur de découragement pour les victimes. Il faut établir un barème ou un plancher en dessous duquel le conseil de prud’hommes ne pourra pas sanctionner s’il reconnaît une discrimination. »
Pouvoir rendre « visible » la preuve
Pourquoi la majorité des dossiers liés à la discrimination raciale et au genre est-elle aujourd’hui classée sans suite ? D’abord, en matière pénale, l’on se heurte à un problème de « visibilité » de la preuve. Certes, au civil, dans les conseils de prud’hommes, le plaignant bénéficie d’une avancée notable du droit européen : le renversement de la charge de la preuve. En clair, il doit présenter des éléments indiquant une suspicion de discrimination, et c’est à l’employeur de fournir la preuve que le salarié n’a pas été discriminé. Au contraire, au pénal, quand il ne s’agit pas d’une injure raciste caractérisée, il faudra toujours prouver l’intention de discriminer.
Mais, pour prouver, encore faut-il s’en donner les moyens. Compte tenu d’une baisse constante des effectifs de l’inspection du Travail (- 6 % entre 2014 et 2020 pour les agents affectés au contrôle), les rapports comme celui sur le Moulin Rouge appartiennent aujourd’hui à une espèce disparue. En 2002, au terme de deux contrôles en profondeur, l’inspection avait prouvé la volonté discriminatoire de la direction du cabaret de ne pas employer des personnes de couleur en salle alors qu’elles représentaient 100 % des effectifs des cuisines. En 2021, force est de constater que de telles investigations ne font plus partie des quatre ou cinq priorités annuelles fixées par l’inspection centrale, qui devrait pourtant être en première ligne. Les agences régionales sont elles aussi aux abonnés absents.
Compte tenu d’une baisse constante des effectifs de l’inspection du Travail, force est de constater que les investigations que nécessitent les cas de discrimination ne font plus partie des quatre ou cinq priorités annuelles fixées par l’inspection centrale.
Le procureur peut, lui aussi, diligenter des enquêtes de terrain, comme cela avait été le cas dans l’affaire du Moulin Rouge après le rapport de l’inspection du Travail. Mais c’est rarement le cas. Faute, là aussi, de temps, de moyens et de formation en droit des discriminations. Les parquets préfèrent en général les procès rapidement menés, qui ressortent de grands thèmes nationaux comme les stupéfiants ou la sécurité, aux affaires complexes de discriminations qui demandent un grand investissement et des investigations compliquées qui n’aboutissent pas immédiatement.
Plus prosaïquement, la très grande misère de la justice française s’est aussi traduite de facto par la mise sous le boisseau du « référent » discriminations que Rachida Dati, garde des Sceaux en 2006, prévoyait de mettre en place dans chaque parquet pour faire avancer les dossiers et les mener à terme. Ainsi, compte tenu du manque d’effectifs, certains petits parquets ont accablé de responsabilités diverses ce référent, celui-ci ne pouvant donc plus s’impliquer totalement dans sa fonction. Par ailleurs, certains magistrats ignoraient qu’ils étaient aussi le référent discriminations.
Le droit français à la traîne… de l’Europe
La vérité relève plutôt d’un manque de volonté de la Chancellerie qui ne souhaite pas s’emparer d’un sujet « gênant » qui ne correspond pas à l’angle des politiques publiques menées depuis au moins trente ans… « Sur les discriminations en droit du travail, on est mieux armé quand il s’agit de faire reconnaître qu’à compétences et expériences égales il existe des différences de statuts, d’échelons ou de salaires. En matière pénale, si la loi n’est pas adaptée pour prouver et sanctionner les délits de discrimination raciale, qu’on la change ! » s’insurge Galina Elbaz. La route sera longue : les discriminations sont les parents pauvres du Code pénal. Au point de n’être pas toutes assimilées à des infractions. Ainsi n’y a-t-il pas de disposition pénale concernant les différences en matière d’évolution de carrière pour un même profil. Sur les 30 critères de discrimination du Code du travail, les plus récents n’ont pas été intégrés à la liste pénale. Michel Miné, professeur de droit au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) et auteur du Grand livre du droit du travail en pratique (Éditions Eyrolles), explique : « Pour les pouvoirs publics, les discriminations relèvent plus du Code du travail que du pénal, réservé aux infractions les plus graves. Et on n’a pas l’impression qu’ils veulent que ça bouge. »
La France est le cancre de la classe européenne en matière de transposition des textes européens, ce qui explique en partie la faiblesse des indemnisations.
La France est aussi le cancre de la classe européenne en matière de transposition des textes européens, ce qui explique en partie la faiblesse des indemnisations. En effet, le droit européen met l’accent sur la force de dissuasion de sanctions pécuniaires lourdes, quand le droit français reste accroché au principe des dommages et intérêts pour la souffrance subie. Une victime, qui ne pourra pas prouver qu’elle a beaucoup et longtemps souffert, recevra donc des clopinettes.
Mais on aura beau adapter le Code pénal, y intégrer le droit européen et former tous les acteurs au droit des discriminations, encore faudra-t-il faire évoluer les juges. Pour ceux du pénal, les connaisseurs les plus indulgents dénoncent un manque de formation et de moyens. Les plus sévères, un manque d’envie de pénétrer un domaine complexe, qui n’est pas dans leur culture. Pour ceux du civil, en 2018, lors d’un colloque organisé par le Défenseur des droits, l’avocate Emmanuelle Boussard-Verrechia, brillante spécialiste du droit du travail aujourd’hui décédée, posait la question : « Enfin, qu’entend le juge ? » Et de répondre dans la foulée : « Rien ou quasiment rien en ce qui concerne les conseillers patronaux […], ce qui laisse penser à un refus systématique, politique, de leur part d’entrer dans la discussion sur l’existence des discriminations en entreprises. »
Dommage ! L’idéal serait que les employeurs mettent eux-mêmes en place avec les acteurs sociaux un système global vertueux qui empêche toute forme de discrimination. Anne-Françoise Bender, maîtresse de conférences en sciences de la gestion au Cnam, analyse : « Les grands groupes américains ont découvert qu’ils avaient tout intérêt à développer ce genre de pratiques non discriminatoires. Cela leur permettait tout à la fois de respecter leurs employés, de fidéliser leurs meilleurs éléments et de supprimer les tensions nuisibles à la bonne marche de l’entreprise. » Une image positive leur assurait en outre d’être attractifs en termes de recrutement, tout en étant bonne pour le business.
Des labels qui ne sont pas la panacée
Le groupe Casino a été le premier français à s’engager au début des années 90. Suivi par des dizaines de sociétés ayant pignon sur rue. Du côté de l’État, qui entend « inciter sans contraindre », ce serait plutôt le trop-plein de labels. Sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, après avoir créé le label « Égalité professionnelle » en 2005 et le label « Diversité » en 2008, l’Afnor (Association française de normalisation) invente l’« Égalité professionnelle et diversité » en 2015. Comme si le bon traitement de la diversité ne supposait pas le respect de l’égalité professionnelle.
« Le discours contre les discriminations doit partir des hauts responsables et descendre jusqu’aux salariés. Pas pour des raisons de business mais pour des raisons éthiques. »
Anne-Françoise Bender, maîtresse de conférences en sciences de la gestion au Cnam
Reste que la labellisation, coûteuse et chronophage, ne touche qu’une infime poignée d’entreprises. Entre 2008 et 2018, le label « Diversité » n’a été accordé qu’à 108 organismes, dont 78 % d’entreprises privées. La grande question est de savoir ce que veulent vraiment les dirigeants : obtenir un sacro-saint grigri qui lave plus blanc et peut décupler les ventes ou se donner les moyens de transformer leur entreprise en un modèle d’égalité et de non-discrimination ? Christophe Dague, secrétaire confédéral CFDT, martèle : « Si la direction veut que les politiques qu’elle prétend mettre en place fonctionnent, il faut que les salariés y soient associés. Sans nous, cela ne sera qu’un outil de communication ! » Anne-Françoise Bender ne dit pas le contraire : « Le discours doit partir des hauts responsables et descendre jusqu’aux salariés. Pas pour des raisons de business mais pour des raisons éthiques. »
Mathilde Zylberberg, vice-présidente du tribunal judiciaire détachée auprès de la Défenseure, constate : « Le label n’est pas la panacée. Il n’empêche pas les discriminations. Il y a beaucoup d’employeurs qui discriminent sans le vouloir. Sans en avoir conscience. » Et d’ajouter : « Mais tout ce qui permet de faire évoluer les pratiques est bon à prendre. » De fait, entre le « droit mou » des labels et le « droit dur » des tribunaux, une petite poignée de nouveaux outils de lutte anti-discriminations ont fait leur apparition ces dernières années.
Ainsi, la CGT prône l’utilisation systématique d’un registre d’embauche, où toutes les personnes qui passent un entretien seraient consignées. Qu’elles soient recrutées ou recalées. Ce qui permettrait de laisser une trace en cas de litige. Un autre outil, dont le champ d’application pourrait être étendu à d’autres sujets de discriminations, est l‘index des égalités hommes-femmes, obligatoire pour les entreprises de plus de 250 personnes. Celles-ci doivent obtenir une note de 75 sur 100, en fonction de quatre ou cinq critères, comme la répartition des augmentations salariales. Sous peine de revoir leur organisation.
Actions de groupes, un démarrage laborieux
Les poids lourds qui ne sont pas non plus le graal sont le testing et l’action de groupe. D’origine britannique, Le testing, aussi appelé « test de discrimination », a été lancé en France en 1999 par SOS Racisme à propos de discriminations en discothèque. Il a été rapidement étendu à l’emploi, particulièrement aux discriminations à l’embauche. De fait, le testing « en double » avec l’envoi d’un CV présentant les mêmes compétences mais dont le patronyme est changé est, aujourd’hui, le seul outil qui permette de rapporter des preuves. En 2018, le gouvernement a décidé de passer au crible les pratiques de 120 grandes entreprises en trois vagues de 40. La première vague de 2020 a permis d’identifier et de nommer les sept entreprises pour lesquelles la présomption de discriminations était la plus marquée. Avec des résultats mitigés en ce qui concerne l’impact du « name and shame », c’est-à-dire « nommer et faire honte » (voir encadré). Bien entendu, les sociétés ont contesté la méthodologie et le gouvernement s’est engagé à améliorer les bases de l’enquête pour la seconde vague lancée en 2021.
Montrer du doigt… et après ?
Chose promise, chose due. Dans son exigence de transparence, le président de la République avait promis en 2017 la mise en place de la pratique anglo-saxonne du fameux « name and shame », qui peut se traduite en français par « montrer du doigt et couvrir de honte ». Deux ans plus tard, plus de 5 000 tests effectués pour le compte du gouvernement, sous forme d’envois de candidatures et demandes d’informations fictives, ont été adressées aux 40 plus grandes entreprises cotées au SBF 120. Bilan : les candidats d’origine maghrébine ont 25 % de chances en moins de recevoir une réponse pour une candidature que les autres candidats et ces différences de traitement sont plus importantes dans une entreprise sur six. Or ces résultats et les méthodes appliquées pour les obtenir ont été contestés par les entreprises ciblées, parmi lesquelles Air France et Renault, dont l’État est actionnaire. L’exécutif préfère donc affirmer sa volonté de dresser un « constat de l’état des discriminations à l’embauche en France, plutôt qu’une liste de bons et de mauvais points ». Mais le mal est fait. De son côté, AccorHotels, cité pour la troisième fois dans la liste des « name and shame », contestera aussi la méthode. Si des associations comme SOS Racisme ou le cabinet de recrutement Mozaïk RH, spécialisé dans la diversité, enfonceront le clou, à ce jour, aucune sanction pénale n’a été prononcée, ce qui laisse perplexe sur l’efficacité concrète de ce type de dénonciation publique…
En plus d’être coûteux, le testing doit correspondre exactement aux méthodes de recrutement des entreprises. Sous peine de nullité. Air France, une des sociétés incriminées, a ainsi souligné l’ineptie d’envoyer sept CV doubles spontanés en dehors de son processus unique d’embauches via son site de carrières qui gère 100 000 candidatures par an. De son côté, Altran n’a pas compris pourquoi le testing portait, notamment, sur une candidature à des postes d’hôtesses d’accueil ou de techniciens de surface, qui sont, chez lui, des fonctions « externalisées ».
Considérée comme un lot de consolation après l’abandon du CV anonyme, l’action de groupediscriminationsa été instaurée en 2016 par Christiane Taubira, avec l’idée que le groupe protège et peut aller plus loin que les actions individuelles. Mais l’outil est compliqué à mettre en place et il ne précise pas le rôle du juge entre l’aménagement de la charge de la preuve et les éléments que la défense doit apporter. Le principe est d’obtenir le témoignage d’au minimum deux victimes. L’action, qui peut être portée par les syndicats ou les associations agréées, repose en premier lieu sur la constitution du dossier de suspicion de discriminations collectives. Celui-ci permettra d’assigner l’employeur, qui dispose de six mois pour prendre les mesures destinées à corriger les faits qui lui sont reprochés. Au-delà, l’affaire sera portée devant le tribunal judiciaire au civil.
« Favoriser les quotas et les modèles inclusifs, c’est ouvrir une boîte de Pandore qui s’oppose à nos principes universalistes ! »
Jean-François Amadieu, conseiller scientifique au ministère du Travail
Force est de constater que l’outil connaît des débuts laborieux. Seulement deux des quatre actions portées devant les juges depuis 2016 suivent leur cours. La première contre le groupe Safran pour discrimination syndicale est en appel. La seconde, à travers huit témoins, met en cause la Caisse d’épargne de l’Ile-de-France (CEIDF) pour discriminations à l’encontre des 2 700 employées femmes qui représentent 62 % des effectifs. Moins bien payées et formées que les hommes, moins présentes dans l’encadrement. Mise au pied du mur, après avoir longtemps été dans le déni et joué la montre, la direction de la CEIDF a commencé à corriger le tir. « Nous irons jusqu’au bout », affirme Bernard Dantec, le secrétaire CGT en charge de l’action de groupe. L’élaboration du dossier a impliqué quatre cabinets d’avocats. L’affaire est d’autant plus importante pour la CGT qu’elle peut prouver que les syndicats n’utilisent pas uniquement l’action de groupe pour combattre la discrimination syndicale. Reste à montrer qu’ils n’ont pas tiré le tapis sous les pieds des associations antiracistes.
L’immigration, un facteur aggravant de discrimination
Pour attirer la main-d’œuvre dont ils ont besoin dans cette période de pandémie, les employeurs se montreront-ils plus attentifs aux égalités de traitement ? On peut en douter. Les confinements à répétition auraient plutôt accru les discriminations. En première ligne, le secteur des plateformes de livraison, qui recrutent du personnel souvent sans-papiers, qui ne parle pas le français, en proie aussi au trafic de fausses cartes de séjour ! Autant d’employés qui n’ont pas accès aux informations et aux circuits pour requalifier leur contrat de travail ! « De plus, en France, la déferlante identitaire inspirée par les États-Unis où 80 % des grandes entreprises s’emploient à faire prospérer les différences dans un contexte de discrimination positive, ne permet pas de débattre du sujet de façon sereine », renchérit Jean-François Amadieu, qui ajoute : « Favoriser les quotas et les modèles inclusifs, c’est ouvrir une boîte de Pandore qui s’oppose à nos principes universalistes ! Pour lutter contre les discriminations, travaillons sur l’environnement pénal, et renforçons les sanctions pour améliorer l’accès à l’emploi et les évolutions de carrière… »