Afin de pouvoir évaluer sur des bases solides le profil et les motivations de ses électeurs, l’Ifop a constitué un dispositif d’étude exceptionnel reposant sur le plus gros échantillon – 5 000 Français, soit cinq fois plus que pour les échantillons habituels mis en place depuis que le polémiste est testé dans des sondages d’intentions de vote. Permettant d’esquisser la première sociologie du « zemmourisme », cette enquête montre aussi que sa dynamique s’effectue dans un climat d’opinion des plus favorables aux thématiques que le polémiste développe depuis des années dans les médias.
Zemmour, un candidat qui tutoie bien la porte d’entrée du second tour
À l’heure où certains tendent à relativiser l’ascension sondagière d’Éric Zemmour en insistant sur le fait qu’elle reposerait sur des petits échantillons1, force est de constater que cette étude – qui s’appuie sur un dispositif bien plus solide qu’un échantillon classique – confirme que le polémiste tutoie bien aujourd’hui « la porte d’entrée du second tour »2.
Au regard des « marges d’erreurs » inhérentes aux échantillons de cette taille3, le journaliste du Figaro (16%) talonne désormais Marine Le Pen (17%) de suffisamment près pour que la question de sa qualification au second tour se pose sérieusement et ceci, même dans l’hypothèse – pourtant la plus difficile pour l’auteur du Suicide français – où Xavier Bertrand (15%) serait le candidat LR.
Fig. 1 : Les intentions de vote en faveur d’Éric Zemmour au premier tour dans l’hypothèse où Xavier Bertrand serait le candidat LR
En quelques semaines, l’essayiste est donc parvenu, avec un positionnement très radical, à s’élever à un niveau d’intentions de vote qui ne le qualifie pas pour l’heure au second tour mais qui rend sa qualification de l’ordre du possible. Cette ascension tient sans doute beaucoup à sa capacité à occuper l’espace libéré par l’absence de leadership affectant les électeurs LR – dépourvus de candidat jusqu’au congrès du 4 décembre – mais aussi les électeurs RN qui, rejetant le recentrage opéré par Marine Le Pen, peuvent voir dans l’essayiste un moyen de remplacer une dirigeante qui aurait été probablement évincée après son échec de 2017 si le RN avait été un parti « démocratique ». Certes, cette dynamique zemmourienne se doit d’être relativisée quand on se situe à six mois du scrutin et que l’offre finale n’est toujours pas fixée. Mais en tout état de cause, elle apparaît beaucoup trop forte pour être réduite à une simple « construction médiatico-sondagière »4.
Avec Zemmour, la droite « nationale-populiste » capte désormais les suffrages de plus d’un électeur sur trois
Mais cette « percée sondagière » d’Éric Zemmour a occulté un mouvement plus large signalé par très peu d’observateurs, à savoir qu’en l’état des rapports de force électoraux, la droite « nationaliste » dans son ensemble attire désormais les suffrages de plus d’un électeur sur trois.
En comptant les trois candidats « hors système » situés à la droite des Républicains, ce courant de pensée qui s’était réuni en 2017 au second tour dans la « grande alliance patriote et républicaine » rassemblerait en effet plus d’un tiers des suffrages exprimés : 35,5% des électeurs ont actuellement l’intention de voter pour un candidat national souverainiste (Éric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen), alors qu’ils étaient à peine un sur quatre il y a cinq ans lors du premier tour (26,2% en métropole pour Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan).
Fig. 2 : Évolution des électeurs des candidats nationalistes au premier tour entre 2017 (Le Pen, Dupont-A., Zemmour)
L’analyse de l’évolution du profil des électeurs nationalistes entre le premier tour de 2017 (Le Pen, Dupont-Aignan) et le premier tour de 2022 (Le Pen, Dupont-Aignan., Zemmour) montre que l’ascension d’Éric Zemmour ne s’est pas faite qu’aux dépens de l’électorat lepéniste. Au contraire, elle nous apprend qu’avec sa candidature, le bloc « national-populiste » capte des électeurs qui se situaient jusque-là dans le giron de la droite classique. Cela transparaît notamment dans le bond de voix pour cette « droite radicale » observée chez les cadres (+12 points par rapport au premier tour de 20175), les diplômés du supérieur (+10 points), les ruraux (+16 points) ou les catholiques pratiquants (+11 points).
Fig. 3 : Évolution du profil des électeurs des candidats nationalistes au premier tour entre 2017 (Le Pen, Dupont-A., Zemmour)
En cela, ces résultats tendent plutôt à confirmer le constat de Françoise Fressoz pour qui « le camp du repli se porte de mieux en mieux » : l’ascension sondagière d’Éric Zemmour étant de nature à favoriser, à ses yeux, l’émergence d’un « nouveau bloc conservateur et identitaire laissant en déshérence la partie la plus modérée »6 de la droite classique.
Un électorat déjà solide pour un candidat putatif présent depuis aussi peu de temps dans la course à la présidentielle
Alors même qu’Éric Zemmour n’a pas encore officiellement annoncé sa candidature, son électorat apparaît aussi « ferme » (64%) que les électorats Mélenchon (63%) ou Macron (66%) et largement plus « solide » que ce que l’Ifop peut observer pour des candidats de gauche pourtant officiellement investis par leur parti comme Anne Hidalgo (43%) ou Yannick Jadot (44%)
Certes, un niveau d’indécision aussi faible – 36% seulement des électeurs d’Éric Zemmour déclarent pouvoir encore changer d’avis – n’est pas très surprenant quand on sait que les électeurs situés à l’extrême droite de l’échiquier politique ont souvent déjà fait leur choix avant l’ouverture d’une campagne. C’est en tous cas ce que l’on pouvait observer en janvier 2017 pour la candidate du Front national qui se prévalait de l’électorat de loin le plus solide en début de campagne (79%, contre une moyenne de 56% chez l’ensemble des électeurs7). Mais force est de constater que des candidats au positionnement politique assez proche n’ont pas des électeurs aussi certains de leur vote : à peine 41% des électeurs potentiels de Nicolas Dupont-Aignan se disent aujourd’hui « sûrs de leurs choix », soit un taux assez proche que ce qu’Ipsos pouvait observer pour le candidat souverainiste au début de la précédente campagne présidentielle (34%8).
Fig. 4 : La sûreté du choix des électeurs Zemmour par rapport aux autres électorats dans l’hypothèse où Xavier Bertrand serait le candidat LR
Pour un candidat non déclaré présent dans la course à présidentielle depuis aussi peu de temps, le faible niveau d’indécision de ses électeurs vient donc infirmer la thèse selon laquelle sa candidature ne serait qu’une « bulle sondagière » car « les personnes interrogées [seraient] encore très incertaines en ce qui concerne (…) le choix de leur candidat·e »9. En réalité, le niveau de certitude du choix de l’ensemble des électeurs à six mois du scrutin est déjà très similaire (60% en moyenne) à ce que l’on observait en 2017 une fois les candidats PS et LR investis (56% fin janvier). Et si la phase de cristallisation du vote est sans doute encore loin, force est de constater que l’électorat « Zemmour » n’est pas un phénomène « gazeux » mais bien en phase de structuration avancée.
Les électeurs Zemmour : un électorat « interclassiste », beaucoup plus homogène que l’électorat lepéniste
Contrairement à l’image véhiculée à partir de sondages de plus petite taille, cette enquête renvoie des électeurs Zemmour l’image d’un électorat plutôt « interclassiste », c’est-à-dire avec un taux de pénétration variant peu en fonction du niveau social ou du niveau d’éducation.
Ainsi, l’animateur de télévision recueille aujourd’hui à peu près autant de voix chez les ouvriers (14%) que chez les cadres et professions intellectuelles supérieures (16%), de même qu’il obtient à peu près le même score chez les détenteurs d’un 2ème cycle (14%) que chez les électeurs n’ayant pas le BAC (16%). La variable de niveau de vie par unité de consommation montre, elle, que le vote Zemmour serait sensiblement plus répandu dans les milieux aisés (18%) que dans les milieux moins favorisés (13%) mais cela peut s’expliquer aussi par le déficit qu’il enregistre chez des jeunes (10% chez les moins de 25 ans, contre 18% chez les 50 ans et plus) qui sont, généralement, moins riches que la moyenne.
En réalité, le seul clivage spécifique activé par la candidature Zemmour est le genre : nombre de femmes ayant sans doute du mal à voter pour un homme qui assène, depuis la parution de Premier sexe (2006), des positions très anti-féministes. Le genre retrouve donc avec lui un rôle discriminant dans le vote national-populiste alors même que le « Radical Right Gender Gap » – terme désignant la moindre propension des femmes à voter pour les formations d’extrême droite par rapport aux hommes – avait disparu du vote Le Pen lors du dernier scrutin présidentiel.
Fig. 5 : Comparaison entre le profil des électeurs Zemmour et celui des électeurs Le Pen
Si l’ampleur du vote Zemmour (16%) est très similaire à celle du vote Le Pen (17%), sa structure sociologique présente donc un caractère beaucoup plus équilibré que l’électorat lepéniste et ceci d’autant plus que la dynamique zemmourienne n’a fait qu’accélérer une « prolétarisation de la base frontiste »déjà observée en 201710, année où Marine Le Pen enregistrait déjà un recul dans les classes moyennes et supérieures. Aujourd’hui, le vote Zemmour évite donc les biais sociologiques d’un lepénisme électoral qui, il faut le rappeler, présentait un profil de « vote social »11 (Perrineau, 2017) ou de « vote de classe »12 (Fourquet, 2021) déjà bien avant son apparition.
Un candidat au « carrefour» des droites, captant la frange populaire de la droite classique et les couches supérieures du lepénisme
Au regard des résultats, la dynamique zemmourienne semble se nourrir auprès des différents courants de « droite », en premier lieu desquels la frange la plus « populaire » de l’électorat de la droite classique – tel qu’il fut cristallisé par Francois Fillon en avril 2017 – et la fraction la plus aisée des anciens électeurs lepénistes.
En effet, l’analyse des transferts de voix de l’électorat filloniste (2017) en faveur d’Éric Zemmour montre que si ce dernier capte un quart des anciens électeurs de François Fillon (24%), il attire davantage ceux appartenant aux catégories populaires (29%) que des cadres et professions intellectuelles supérieures (23%) aujourd’hui tout aussi attirés par la candidature Macron (23%). En revanche, compte tenu du positionnement plus libéral du journaliste du Figaro sur les questions économiques, Éric Zemmour ne parvient pas à capter la frange la plus populaire du lepénisme : l’ex-présidente du RN parvenant à conserver dans son giron l’essentiel de ses ex-électeurs ouvriers (74%) ou employés (71%). L’auteur de « La France n’a pas dit son dernier mot » attire en revanche deux fois plus de lepénistes CSP+ (36%) que de lepénistes ouvriers (18%).
Fig. 6 : Les origines du « zemmourisme électoral ». Les transferts de voix des électorats lepénistes et fillonistes (2017) en faveur d’Eric Zemmour
Si ces résultats vont plutôt dans le sens du constat fait par Guillaume Tabard sur le sujet, à savoir que l’électorat d’Éric Zemmour pourrait constituer « une sorte de pont relié à deux rives, celle de la droite et celle du RN »13, ils montrent que sa force d’attraction est loin d’être homogène dans tous les catégories d’électeurs de droite.
Une dynamique s’effectuant dans un climat d’opinion favorable aux thématiques développées par le polémiste depuis des années
Enfin, il apparaît important de signaler que l’ascension sondagière du polémiste s’effectue dans un contexte de pré-campagne très favorable aux thématiques que le polémiste développe depuis des années au sein du débat public.
Si l’on relativise les enjeux de santé qui ont été boostés par la crise sanitaire, on constate que trois des six principaux enjeux déterminant actuellement le vote des Français relèvent de thématiques chères à Éric Zemmour, à savoir la lutte contre l’insécurité (2ème, à 74%), le terrorisme (3ème, à 74%) et l’immigration (6ème, à 60%). Et dans les trois cas, ces domaines semblent être plus amenés à jouer un rôle dans leur vote plus importants en 2022 qu’en 2017. L’importance accordée à la lutte contre l’insécurité est ainsi nettement plus forte aujourd’hui à six mois du scrutin (74%) qu’il y a cinq ans (56%), tout comme accordée à l’immigration clandestine (60%, contre 50% en 2017).
Fig. 7 : La place des enjeux régaliens et identitaires dans le vote des électeurs. Évolution par rapport à l’élection présidentielle de 2017
L’analyse des motivations des électorats lepéniste et zémourien fait ressortir des spécificités. S’ils se caractérisent tous les deux par une sensibilité beaucoup plus forte que la moyenne aux questions de lutte contre la délinquance, le terrorisme ou l’immigration clandestine, l’électorat Zemmour se montre encore plus polarisé par ces thématiques. Les enjeux sociaux comme la lutte contre le chômage ou le relèvement du pouvoir d’achat sont par contre beaucoup moins présents dans les motivations de l’électorat zemmourien que lepéniste.
In fine, aussi bien en terme de niveau que de tendance, ces données vont plutôt dans le sens de ce que Guillaume Tabard perçoit comme une « droitisation de l’électorat », reflétant clairement l’expression de « l’attente d’une offre identitaire assumée » 14.
François Kraus, directeur du pôle « Politique / Actualités » à l’Ifop
Notes :
[1] Alexandre Dézé, Michel Lejeune, « Le phénomène Éric Zemmour, une bulle sondagiere ? », Libération, 6 octobre 2021 ; Bruno Cautrès, biais et disparités méthodologiques des « intentions de vote », Le Monde, 10 octobre 2021.
[2] Interview de Frédéric Dabi par Wally Bordas, « Macron toujours en tête, Zemmour et Bertrand dans un mouchoir de poche », Le Figaro, 15 octobre 2021.
[3] Cette étude Ifop-LICRA/Droit de Vivre est un volet « complémentaire » de l’étude d’intentions de vote Ifop/Fiducial/Le Figaro/LCI menée du 9 au 13 octobre 2021 auprès d’un échantillon de 4 503 électeurs extrait d’un échantillon de 5 025 Français âgés de 18 ans et plus. Dans le cadre où 2 310 personnes certaines d’aller voter ont exprimé une intention de vote, l’intervalle de confiance observée pour ces deux candidats se situe autour de +/-1,5 points.
[4] Interview de Fréderic Micheau, « Contenir puis inverser un phénomène de croisement des courbes est généralement impossible », Le Figaro, 6 octobre 2021.
[5] Étude jour du vote Ifop-Fiducial réalisée en ligne le 23 avril 2017 auprès d’un échantillon de 3 668 personnes inscrites sur les listes électorales.
[6] Françoise Fressoz, « Nul ne sait si l’ascension sondagière du non-candidat Zemmour se poursuivra, mais elle produit déjà des effets sur le paysage politique», Le Monde, 12 octobre 2021.
[7] Étude Ifop-Fiducial pour Paris Match, iTELE et Sud Radio réalisée en ligne du 29 janvier au 1er février 2017 auprès d’un échantillon de 1 409 personnes inscrites sur les listes électorales, extrait d’un échantillon de 1 500 personnes.
[8] Enquête électorale française 2017 menée du 07 au 12 février 2017 auprès 15 874 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
[9] Alexandre Dézé, Michel Lejeune, « Le phénomène Éric Zemmour, une bulle sondagiere ?», Libération, 6 octobre 2021.
[10] Jocelyn EVANS ET Gilles IVALDI, « Forces et faiblesses du FN”, IN Elections 2017 : implosion et nouvelle donne, Revue Politique et Parlementaire, n°1083-1084, avril – septembre 2017.
[11] Pascal Perrineau. Le Vote disruptif : Les élections présidentielle et législatives de 2017. Pascal Perrineau. Presses de Sciences Po, pp.444, 2017, Chroniques électorales, p 263.
[12] Jérôme Fourquet, “1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste”, Ifop Focus, n°213, Avril 2021.
[13] Guillaume Tabard, Zemmour-Le Pen, une passerelle entre deux électorats, Le Figaro, 5 octobre 2021.
[14] Guillaume Tabard: “Une droitisation confirmée de l’électorat français”, Le Figaro, 21 octobre.