Par Alain David, philosophe, délégué de la Licra à la CNCDH
Alain Juppé dans Le Monde du vendredi 9 avril 2021 semble après le Rapport Duclert emprunter le chemin de « l’amende honorable » :
« Au Rwanda nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures » : tel est le titre de la tribune que le journal a sous-titré de la manière suivante : « Tout en saluant le rapport de la commission Duclert sur le Rwanda, qui exonère la France de l’accusation de complicité, l’ancien ministre des Affaires étrangères concède que les autorités françaises ont manqué de ‘compréhension’ face à des événements qui appelaient à agir sans délai. »
Le ton est donné par ce titre et ce sous-titre, mais également, tout au long de l’article, par l’usage des pronoms personnels, et ainsi par le rapport subtil entre des énoncés actant globalement le rapport Duclert, et une énonciation qui laisse entendre dans des implicites insistants que la faute n’est qu’une erreur, que l’erreur est collective, et, quoi qu’il en soit, que les intentions étaient bonnes.
Responsables, mais pas coupable (sic)
Les énoncés de l’article dressent derrière le Rapport un constat. En substance : il y a eu des erreurs, peut-être même des fautes. Toutefois (énonciation) ces erreurs renvoient à un « nous » collectif et jamais au sujet en première personne. En revanche la responsabilité personnelle est revendiquée quand il s’agit de la déclaration du 16 mai où Alain Juppé « décide » :
« le 16 mai 1994 , à Bruxelles en marge d’une séance du conseil des affaires générales de l’Union européenne, je décidai de rompre un silence devenu insupportable (…) ‘Ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda actuellement, déclarai-je, mérite le nom de génocide. Les massacres sont épouvantables, principalement dans la zone qui est tenue par les forces gouvernementales’. »
Ce passage est l’un des deux de l’article où Alain Juppé assume en première personne quelque chose des événements. L’autre occasion est, à l’ouverture de l’article, l’hommage particulier accordé à Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle, assassiné le 7 avril. On est fondé à s’interroger sur cette ouverture, le choix auquel correspond cet hommage, alors que les assassinats du 7 avril, parmi lesquels ceux de personnalités, sont nombreux, alors que, s’il fallait mentionner un nom symbolique, celui d’Agathe Uwilingiyimana eût été attendu : la première ministre, assassinée avec les dix Belges de l’ONU. Pourquoi ne pas la mentionner ? Ne serait-ce pas que cet assassinat avait été, en quelque sorte placidement et sans susciter de réaction particulière, enregistré par l’ambassadeur de France, lequel ensuite, dans son compte-rendu, avait pris acte, presqu’en s’en félicitant, qu’un membre du parti de la première ministre ait remplacé celle-ci lors de la constitution du gouvernement génocidaire ? Par ailleurs, la qualité de membre du Conseil constitutionnel de Joseph Kavaruganda ne vient-elle pas suggérer qu’Alain Juppé membre, lui, du Conseil constitutionnel français, partage, par cette commune qualité quelque chose du terrible destin de son homologue ? Perplexité donc, d’emblée pour le lecteur, à quoi il est peut-être utile de juxtaposer, en relais, la référence correspondante du rapport Duclert pour cette insolite ouverture de l’article du Monde. On peut en effet lire page 350 :
« En fait, c’est à la fois toute l’opposition démocratique et les principaux acteurs des accords d’Arusha qui sont décimés en quelques heures : la première ministre (Agathe Uwilingiyimana), le président de la Cour constitutionnelle (Joseph Karavugunda), le futur président de l’Assemblée nationale (Félicien Ngango), les anciens ministres (Frédéric Nzamurambamo, Faustin Rucogoza, Landoald Nadsingwa – ce dernier grand négociateur des accords – sont sauvagement et systématiquement assassinés, avec leur famille, par les extrémistes hutu durant les deux journées des 7 et 8 avril. Une fiche particulière de la DGSE analysera trois jours plus tard que : ‘L’épuration systématique, entreprise par la Garde présidentielle, poursuivait un but de vengeance contre les tenants de la démocratie qui avaient soumis à rude épreuve la domination, autrefois sans partage, de la présidence. Elle consistait également à empêcher toute succession constitutionnelle susceptible de maintenir au pouvoir le gouvernement de transition de Mme Uwilingiyimana’. Comment dès lors, les autorités françaises ont-elles pu continuer à invoquer les accords d’Arusha comme perspective de rétablissement de la paix au Rwanda ? »
Donc, des erreurs ou des fautes, reconnaît Alain Juppé :
« Le rapport met aussi en évidence de nombreuses défaillances, erreurs et fautes des autorités françaises depuis 1990. Je réalise à sa lecture que, si nous avons agi, nous n’avons pas accompli assez. Surtout, nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures. »
Pourtant les bonnes intentions sont là, répétées tout au long de l’article, et la faute, toujours présentée comme collective et toujours associée au « nous », est celle de ne pas avoir su ou pu aller au bout des intentions, de n’avoir su ou pu empêcher l’inéluctable :
« pendant près de trente ans, nous avons porté, j’ai porté cette blessure de n’avoir pas réussi à empêcher cette terreur. »
Ceci pour aboutir enfin, cela vaut la peine d’être souligné, au blanc-seing, donné par le biais de la référence à « l’honneur de l’armée », à cette action collective :
« Sur le terrain, nos soldats ont compris plus vite que beaucoup de politiques qu’il y avait d’un côté les tueurs, les Hutu extrémistes, et de l’autre des survivants, les derniers Tutsi qu’il fallait protéger coûte que coûte. Ils ont sauvé l’honneur. Ce que nous avons fait, ce qu’ils ont fait a été reconnu internationalement…»
L’action des militaires, déclarée irréprochable, rejaillit donc sur le « nous », « ce que nous avons fait, ce qu’ils ont fait » : le collectif est ainsi exempté des erreurs et des fautes par l’entremise de ce qui est sanctuarisé, « l’honneur de nos soldats ».
Dans le rapport Duclert
A confronter cet article du Monde à la lecture du rapport Duclert, on est saisi. Car, qu’on le veuille ou non, ce qu’on y trouve met sans réserve en défaut les propos d’Alain Juppé :
1) L’accueil de personnalités extrémistes à l’ambassade le 7 et 8 avril, mentionné à la page 353 (et suivantes) du rapport, lequel est ici terrible, et que je cite :
« ce sont désormais plus de 90 personnes (…) thuriféraires du président décédé Habyarimana. (…) Ainsi Jean-Michel Marlaud témoigne le vendredi 8 avril de la tenue dans son ambassade d’une réunion préparatoire sur la constitution d’un nouveau gouvernement intérimaire (…) À 20 h 00, l’ambassadeur de France est en mesure de transmettre à Paris la composition du nouveau gouvernement intérimaire rwandais (…) Jean-Michel Marlaud annonce que le nouveau chef de l’État est Théodore Sindiikubwabo, que le gouvernement est reconstitué avec Jean Kambanda en tant que premier ministre. Il précise que les autres ministères sont répartis entre des personnalités du MDR, du PSD et du PL – tous partis de l’opposition démocratique. Il omet de mentionner que neuf des 19 portefeuilles sont attribués à des membres du MRND et que les représentants des partis de l’opposition sont tous de la tendance extrémiste « Hutu power »(…).»
2) L’occultation des massacres génocidaires auprès de la presse (p. 381) ;
3) L’opération Amaryllis exfiltrant les Européens mais pas le personnel tutsi ; le désengagement complet de la France (p. 371-373) ; l’exfiltration cependant, en cette opération, de la famille Habyarimana et notamment d’Agathe Habyarimana (p. 369) ;
4) L’ignorance affichée du mot « génocide », ou le refus de l’employer, alors qu’il est mentionné par la Croix rouge, par la presse (Jean-Philippe Ceppi dans Libération, le 9 avril, Madeleine Mukamabano dans Le Parisien, le 11 avril…) (p. 387-391) ;
5) La réception du ministre des affaires étrangères Jérôme Bicamumpaka et du chef de la Coalition pour la Défense de la République (CDR), Jean Bosco Barayagwiza, le 26 avril, au ministère de la coopération, et le 27 avril, par Alain Juppé lui-même au Quai d’Orsay, alors que ces personnages sont des acteurs majeurs d’une extermination qui est alors à son paroxysme (p. 410-411). Le rapport constate dans la foulée qu’à mi-mai, au moment même où Alain Juppé prononce la déclaration revendiquée dans l’article (où figure le mot « génocide »), que le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) – donc désormais un gouvernement reconnu comme génocidaire, « reste un interlocuteur des autorités françaises » (p. 412).
Qui plus est, sur ce fond de la reconnaissance de l’existence d’un génocide, l’ONU et les représentants français tergiversent pour ne pas employer la force, ou pour ne l’employer que de façon exceptionnelle. Pour protéger, par exemple, les civils réfugiés à l’hôtel des Mille collines (p. 419 sq.)
6) La reconnaissance du génocide est d’ailleurs faite sur un mode très équivoque : Lucette Michaux-Chevry, alors chargée de l’Action humanitaire et des Droits de l’Homme, faisant état (p. 438) de la responsabilité du GIR mais également de celle du Front patriotique rwandais (FPR) ; le représentant français à l’Office des Nations Unies à Genève, Michel de Bonnecorse, confirmant, à sa suite, une « condamnation solennelle et équilibrée des massacres ».
7) Quant à la lucidité des militaires français, vantée par Alain Juppé, parlons-en, le rapport à l’appui : dans les comptes rendus militaires, les Tutsi de Kigali deviennent des personnes non identifiées, et les victimes sont « des deux ethnies ». Citons par exemple la page 384 du rapport :
« Ce type de communication exprime probablement une manière de penser la situation alors dominante à Paris, au point de travestir les faits, de mettre sur le même plan les victimes tutsi, massacrées en masse, et des populations hutu qui fuyaient devant l’avancée du FPR. »
Le rapport en tire la conclusion que, pas davantage que les politiques, les militaires français ne savent qui sont les génocidaires ni qui sont les victimes.
Il y aurait encore, en lisant lignes par lignes ce volumineux rapport de 1200 pages, quantité d’autres faits à mentionner, détonnant avec les déclarations d’Alain Juppé : par exemple, et notamment, tout ce qui a trait au déroulement de Turquoise, le passage des responsables du génocide avec armes et bagages au Zaïre, etc.
Moi plus que tous les autres ?
La confrontation de l’article du Monde avec la lettre du rapport Duclert peut donc laisser rêveur. Les responsabilités, à propos desquelles Alain Juppé aurait pu, en sa qualité d’ancien ministre des Affaires étrangères, dire à bon droit « je », sont loin d’être assumées, alors même que le rapport les établit. Mais c’est à des chercheurs et des juristes qu’il reviendrait de se prononcer véritablement, par-delà ce qui se laisse pressentir à la lecture de la tribune.
Il me vient cependant, au terme de cette lecture, une impression qu’on pourra peut-être partager : citant Dostoïevski, Levinas définissait l’humanité par la difficile sentence « nous sommes tous coupables, de tout et pour tous, et moi plus que tous les autres ». À lire l’article d’Alain Juppé, n’est-ce pas d’une sentence bien différente, plus répandue, et considérablement plus ordinaire qu’il est question : « nous sommes tous coupables – en dépit de mes bonnes intentions – et moi beaucoup moins que les autres» ?