Alain Barbanel, journaliste
Un proverbe qu’on attribue à un auteur afghan pendant la colonisation anglaise dit : « Vous, vous avez l’heure, nous, nous avons le temps ». Cette menace, reprise depuis en boucle par les tenants de l’islam politique, lancée alors à la face des occidentaux, illustre le destin tragique de l’écrivain Salman Rushdie, victime d’une tentative d’assassinat, le 12 août 2022, dans une petite ville de l’État de New York où il était invité à une conférence pour débattre de la liberté d’expression. Trente-trois ans après la publication des Versets sataniques, le geste meurtrier d’un étudiant de 24 ans d’origine libanaise nous rappelle que l’idéologie totalitaire mûrit avec le temps et se nourrit de la haine, ce combustible toxique, éternel, dont on ne vient jamais à bout.
Souvenons-nous : c’était le 14 février 1989. L’ayatollah Khomeyni faisait découvrir au monde occidental le sens du mot « fatwa », au micro de Radio Téhéran, dans un appel destiné à la communauté des croyants : « Au nom de Dieu tout-puissant, je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, aussi bien que ceux qui l’ont publié, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils se trouvent… » Prix de la mise à mort : un million et demi de dollars.
Publié en Grande-Bretagne le 26 septembre 1988, ce roman qui traite du déracinement de l’immigré, devait marquer une nouvelle étape pour ce jeune écrivain britannique d’origine indienne, déjà consacré par le prestigieux Booker Prize pour Les Enfants de minuit (1981), son premier livre. Les Versets sataniques devaient signer la condamnation à mort de l’auteur dont la seule faute fut d’avoir relaté la légende selon laquelle le diable aurait inspiré Mahomet dans l’écriture de certains versets retirés du Coran, transformant le prophète dans l’œuvre de Rushdie en un personnage comique caricaturé sous le nom de Mahound. Une liberté littéraire considérée comme un blasphème par les gardiens de la révolution islamique et qui vaut la peine de mort. Comme une prémonition, l’auteur avait écrit : « Écrire un livre, c’est conclure un pacte faustien à l’envers. Pour gagner l’immortalité, ou du moins conquérir la postérité, on perd, ou du moins on compromet sa véritable existence quotidienne ».
Et la fatwa poursuit son chemin mortifère…
Il ne croyait pas si bien dire. Le livre est conspué, interdit, cloué sur des croix en bois avant d’être brulé. L’affaire prend un tour politique. Certaines personnalités parlementaires travaillistes proposent même de rétablir la loi sur le blasphème. Le monde est divisé entre les partisans de la liberté d’expression et les censeurs de tous poils. Pour se protéger, Salman Rushdie se terre, change constamment de domicile, fuit une fatwa gravée dans le temps long. Il écrira dans Joseph Anton, une autobiographie (Plon, 2012) : « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la terre, mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie ».
« Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une nouvelle intolérance. Cela se répandait à la surface de la terre, mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. » Salman Rushdie
Si à chaque heure, chaque minute, chaque seconde, l’écrivain craint pour sa vie, le temps de la fatwa continue à faire ses ravages au cours des années, à travers le monde. En 1991, Ettore Capriolo, le traducteur italien des Versets est grièvement blessé dans un attentat, et le traducteur japonais Hitoshi Igarashi mortellement poignardé. En Norvège, l’éditeur Will Nygaard survivra aux trois balles tirées dans le dos ainsi que le traducteur turc Aziz Nesin qui échappera miraculeusement à un attentat qui causera la mort de 37 personnes. En trente ans, Salman Rushdie fera l’objet d’une vingtaine de tentatives d’assassinat et restera caché jusqu’en 2002, quand il décidera de s’exiler aux États-Unis pour sortir de la clandestinité à ses risques et périls, et poursuivre son œuvre.
Mais la fatwa poursuit son chemin mortifère et frappe tous azimuts au nom d’Allah : crimes de masse avec l’attentat du 11-Septembre, plus ciblé avec l’assassinat de Theo van Gogh pour la publication de caricatures de Mahomet, avec le massacre des journalistes de Charlie Hebdo, l’attentat du Bataclan, de Nice ou plus près de nous encore, celui de Samuel Paty.
Un an après la reprise de Kaboul par les talibans
La main meurtrière d’une idéologie mortifère tue à chaque heure, et le temps, loin de suspendre son vol, revigore la haine des assassins. Un bien triste anniversaire a été marqué ce 15 août : celui du retour des talibans en Afghanistan, après plus de vingt ans de tentatives de paix dans un pays déchiré par les guerres des clans que l’Occident, mené par les États-Unis, a tenté sans succès de normaliser, au prix d’une occupation qui avait pour ambition d’installer un régime démocratique. On pouvait rêver mais c’était sans compter avec le calendrier géopolitique que l’administration américaine conduite par Joe Biden avait décidé d’appliquer pour honorer ses promesses électorales. Les forces armées devaient se retirer pour laisser au pays le soin de recouvrer sa souveraineté. On connaît la suite. Au final, après vingt ans de rêves démocratiques, le cauchemar est revenu et l’Afghanistan est à nouveau entre les mains des talibans, qui n’ont d’autre but que d’imposer la charia et son lot de violences.
Bis repetita, ce sont surtout les Afghanes qui sont en ligne de mire. Haut en symbole, exit le ministère des Droits des femmes remplacé par celui de la « Prévention du vice et de la Promotion de la vertu ». Finie la présence des femmes dans l’espace public, les voici interdites de panneaux publicitaires ; elles devront à nouveau, dans un jour sans fin, dissimuler leur visage derrière la burqa, avec pour seule signe visible, une grille au niveau des yeux. Il leur est fortement conseillé de rester au foyer, le monde du travail étant à nouveau proscrit pour elles, sauf sur autorisation spéciale.
De multiples témoignages attestent que de nombreuses femmes ont été battues en pleine rue par des policiers talibans pour avoir enfreint la loi ou ne pas avoir porté un voile assez couvrant. Interdiction leur est aussi faite de ne pas s’éloigner de leurs domiciles à plus de… 77 kilomètres, sauf à être escortées par un membre de leur famille. La prison à ciel ouvert… Et l’on ne compte plus les formes de maltraitance dans les prisons pour celles qui ont osé protester ou manifester pour leurs droits. La liste des brimades et humiliations est longue. Le pays se retrouve plongé dans l’obscurantisme le plus moyenâgeux, à l’exemple de cette mesure qui interdit aux jeunes filles le droit à l’éducation, contraintes et forcées d’arrêter leur scolarité au CM2.
Sinistres perspectives
Retour vingt années en arrière, aussi, sur le plan des libertés individuelles pour la société dans son ensemble : interdiction d’écouter de la musique, sauf quand elle est religieuse. Certains musiciens racontent que leurs instruments ont été détruits en public… Quant aux journalistes, à l’exception des organes officiels, la majorité d’entre eux a dû fuir le pays !
La crise économique noircit un peu plus le tableau, la majorité des aides internationales ayant été stoppées depuis la reprise en main des mollahs, le pays a perdu 40% de son PIB et on estime que 90% des Afghans sont malnutris. Les perspectives sont sinistres : on sait que les dictatures se renforcent avec des ventres affamés.
Pour les talibans, l’heure de la revanche a sonné il y a un an. Par un hasard de calendrier, quelques jours avant cet anniversaire, la main de la barbarie a de nouveau frappé. « Rien ne nous appartient : seul le temps est à nous », écrivait Sénèque. Concernant les fous d’Allah, il avait vu juste.