Alain Barbanel, journaliste
« Un congrès de la Licra sans parler de l’Ukraine aurait été hors sol au regard de l’actualité qui nous brûle tous les jours. » Mario Stasi, président de la Licra, a donné le ton lors du 50e congrès national de l’association, samedi 26 mars, à la Maison du Barreau, à Paris, en présentant la table ronde consacrée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Intitulé « Notre Europe, un combat pour l’humanisme », ce débat réunissait Galina Elbaz, présidente de la commission Prévention et lutte contre les discriminations de la Licra, Gilbert Flam, président de la commission Affaires européennes et internationales de la Licra, Dominique Moïsi, géopolitologue, conseiller spécial de l’Ifri (Institut français des relations internationales), et Patrick Martin-Genier, professeur à Sciences Po, spécialiste des questions européennes.
Comment échapper à l’effet de sidération qui nous a saisis depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui a pris de court toutes les nations ? Et comment réagir ? Pour Gilbert Flam, président de la commission Affaires européennes et internationales de la Licra, la guerre en Ukraine convoque à nouveau l’Histoire. Il cite les propos tenus par Bernard Lecache, d’origine ukrainienne, à l’occasion de la création du Droit de Vivre (Le DDV) en 1932 : « Nous combattons pour la liberté de conscience, la liberté d’opinion et pour des libertés élémentaires qu’on refuse encore à des millions d’hommes. » Comme si l’Histoire se répétait avec sa cohorte de morts inutiles et de destructions massives, l’Europe est à nouveau confrontée à la barbarie par le fait d’un seul homme.
« La Licra prend position pour défendre un État souverain que l’on veut réduire au silence, en rupture avec toutes les règles internationales, parce que la Russie considère que c’est un ferment de démocratie aux frontières de son pays. »
Gilbert Flam, président de la commission Affaires européennes et internationales de la Licra
Rappelant que Bernard Lecache avait fondé la Lica et le Droit de Vivre dans un contexte marqué par des exactions antijuives à l’Est de l’Europe, Gilbert Flam a précisé la position actuelle de la Licra sur l’invasion ukrainienne : « C’est dans cet esprit que l’on prend position pour défendre un État souverain que l’on veut réduire au silence, en rupture avec toutes les règles internationales, parce que la Russie considère que c’est un ferment de démocratie aux frontières de son pays. »
Et le président de la commission Affaires européennes et internationales de la Licra d’ajouter : « Nous avons officiellement dénoncé l’agression dans le cadre des instances internationales au Conseil de l’Europe. De la même façon, cette fois dans le cadre des instances internationales des ONG, nous avons rédigé un appel qui s’adresse aux États membres et au peuple d’Europe pour maintenir et accroître les sanctions contre la Russie de Poutine afin d’isoler le pouvoir sur le plan économique, diplomatique, politique, scientifique et culturel ; car nous pensons que le rapport de force doit être établi quand il s’agira d’ouvrir des négociations de paix avec la Russie en faveur de l’Ukraine. Il fallait mener cet effort, et il est important que les ONG, représentant la société civile organisée au niveau européen, prennent position. »
La Licra est également très attentive aux éléments qui permettront d’identifier des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. « Nous sommes aussi attachés aux suites judiciaires car la Cour pénale internationale a engagé une enquête sur le terrain, mais aussi en France, contre d’éventuels criminels de guerre qui viendraient sur notre territoire comme cela a été le cas à la suite du génocide des Tutsi. Sur ce combat la Licra sera présente aussi », a affirmé Gilber Flam.
Le vieux refrain de l’humiliation façon Poutine
Comment ce conflit a-t-il pu nous surprendre à ce point ? Contrairement à Washington, les Européens n’y croyaient pas et mettaient les menaces du maître du Kremlin sur le compte d’une démonstration de force destinée à intimider non seulement l’Ukraine mais aussi les puissances de l’Alliance atlantique. Et pourtant, au regard de l’Histoire, il faut toujours prendre au mot les dictateurs, surtout quand ils convoquent l’humiliation comme principal motif de leur colère.
« En vérité, la Russie a le sentiment, depuis plus de dix ans, qu’elle n’a rien à craindre de nous. En quelque sorte, c’est nous qui nous sommes humiliés ! »
Dominique Moïsi, géopolitologue, conseiller spécial de l’Ifri (Institut français des relations internationales)
Le politologue Dominique Moïsi a souligné que l’humiliation était une constante, presque une tradition, dans les régimes totalitaires : elle justifie toujours une guerre. De triste mémoire, l’Allemagne nazie est aussi née de cette « humiliation » alimentée par Hitler après le traité de Versailles. Dominique Moïsi évoque des pages plus récentes de l’Histoire : « Les Iraniens ont toujours mis le mot humiliation en avant dans le cadre des dures négociations sur le nucléaire. Poutine a utilisé ce terme comme une arme. En 1991, à la veille de son effondrement, l’URSS est encore l’une des deux superpuissances. Les citoyens soviétiques étaient fiers du monde bipolaire dans lequel ils vivaient. Et soudain ils sont réduits à un statut auquel ils n’étaient plus habitués, au moins depuis 1945. Fini l’idéal communiste porté par l’URSS et sa superpuissance ! »
Selon une thèse qui est instrumentalisée pour servir de prétexte à l’invasion, la principale humiliation dénoncée par le Kremlin est que l’on puisse élargir l’Otan sans se soucier des préoccupations de la Russie. « En vérité, constate Dominique Moïsi, la Russie a le sentiment, depuis plus de dix ans, qu’elle n’a rien à craindre de nous. En quelque sorte, c’est nous qui nous sommes humiliés ! Dès 2008, Nicolas Sarkozy intervient dans le conflit en Géorgie et réussit parce qu’il donne à la Russie ce qu’elle voulait : les deux provinces qui vont disparaître de la possession géorgienne. En 2013, en Syrie, ce sont ces lignes rouges qu’Obama avait tracées et qu’il ne fait pas respecter. En 2014, c’est la Crimée et, plus récemment, nous n’avons pas réagi par rapport à la Biélorussie ou au Kazakhstan. Dans chaque cas d’espèce, ce sont les troupes russes ont fait la différence. »
« Cette guerre est une revanche d’un homme humilié qui a fait sa carrière sous le KGB et qui rêve de reconstituer un ancien empire avec tous les États tampons qui étaient autour pour assurer sa sécurité. »
Patrick Martin-Genier, professeur à Sciences Po, spécialiste des questions européennes
Pour Patrick Martin-Genier, il n’y a pas non plus de doute : « Oui cette guerre est une revanche d’un homme humilié qui a fait sa carrière sous le KGB et qui rêve de reconstituer un ancien empire avec tous les États tampons qui étaient autour pour assurer sa sécurité. Et ça peut aller… jusqu’aux pays Baltes. Il pensait être accueilli en Ukraine comme un libérateur mais il s’est trompé de guerre, même s’il existe en Ukraine des russophones mais qui n’étaient en aucun cas favorables à une agression. »
Poutine a obtenu l’inverse de ce qu’il cherchait
Jusqu’où ira Poutine ? Dominique Moïsi répond par l’ironie et cite une plaisanterie qui court à Kiev : « Nous pensions que la Russie avait la deuxième armée au monde ; en réalité, elle a la deuxième meilleure armée en Ukraine. » Plus sérieusement, ajoute le conseiller de l’Ifri : « Poutine a fait une guerre du XXe siècle dans un XXIe siècle high-tech, avec tous les moyens en matière de communication et d’image. C’est l’une des clés de lecture de son échec ! »
À force de pratiquer la politique de la main tendue, l’Occident a-t-il aussi été dans une forme de déni vis-à-vis de Moscou alors que tous les voyants étaient au rouge ? « Il ne faut pas oublier, rappelle Gilbert Flam, que toute tentative d’expression démocratique en Russie est réprimée depuis plus de dix ans, jusqu’aux tentatives d’assassinat, y compris contre les journalistes. On utilise une justice aux ordres pour éliminer l’opposition politique. Les associations comme Memorial qui participaient à la mémoire de la Russie ont été condamnées à mort ! »
« Au-delà du fait qu’il a cristallisé l’identité ukrainienne, alors qu’il s’imaginait être reçu comme un libérateur, Poutine a réinventé et recréé le monde occidental et le club de valeurs que nous constituions. »
Dominique Moïsi, géopolitologue, conseiller spécial de l’Ifri (L’Institut français des relations internationales)
Mais, pour Patrick Martin-Genier, la principale défaite de Poutine est qu’« il a obtenu en fait l’inverse de ce qu’il cherchait avec un renforcement de l’Alliance sur ce flan est de l’Europe. Cette crise a marqué le grand retour des soldats américains en Europe. » Cette sortie de l’Otan de sa « mort cérébrale » est une opinion largement partagée par Dominique Moïsi : « Au-delà du fait qu’il a cristallisé l’identité ukrainienne, alors qu’il s’imaginait être reçu comme un libérateur, Poutine a réinventé et recréé le monde occidental et le club de valeurs que nous constituions. Hier, nous étions avec l’Amérique dans une relation en partie conflictuelle et en partie fraternelle dans nos relations avec la Chine. Nous avions perdu notre naïveté avec la Chine mais nous n’étions pas prêts à suivre Washington dans ses relations avec Pékin. Nous avons repris conscience que si la menace vient de Moscou, l’Europe a besoin des États-Unis. » Autre conséquence de cette guerre à nos frontières : l’Europe s’est ressoudée dans l’urgence autour de valeurs communes en prenant des positions communes contre Moscou.
« Cette unité va t-elle durer au niveau de l’Europe, de la défense, de l’écologie, des institutions ? L’avenir le dira mais cette situation de bascule est inédite et n’était pas recherchée par Poutine », constate de son côté Gilbert Flam.
Une crise migratoire sans précédent en Europe
Reste le drame humanitaire lié à cette crise migratoire ukrainienne qui concerne à ce jour plus de quatre millions de personnes, soit un enfant sur deux selon l’Unicef. De son côté, Galina Elbaz constate : « Pour les Ukrainiens, il y a eu le déclenchement de la fameuse protection temporaire, mesure d’urgence qui n’a pas été déclenchée pour les Syriens ou les Afghans et qui est depuis vingt ans dans le débat juridique. Elle prévoit qu’en cas de déplacement massif de personnes qui fuient les persécutions et qui sont menacées dans leur sécurité, l’Europe peut déclencher une protection temporaire immédiate pour un temps réduit.
« La liberté de circulation et nos engagements internationaux en matière de protection internationale des droits de l’homme et du respect de la dignité des êtres humains sont remis au cœur du débat. »
Galina Elbaz, avocate, présidente de la commission Prévention et lutte contre les discriminations de la Licra
En France, concrètement, elle permet de rentrer directement sur le territoire sans passer par l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides], et ouvre le droit à un hébergement d’urgence, une aide financière de 400 euros, et une scolarisation des enfants et la possibilité de travailler, ce qui n’est pas le cas pour les autres demandeurs d’asile. Il y a donc des significations concrètes dans la vie de tous les jours. » Et l’avocate, présidente de la commission prévention et lutte contre les discriminations de la Licra, de poursuivre : « Cela remet au cœur du débat la question de la liberté de circulation et de nos engagements internationaux en matière de protection internationale des droits de l’homme et du respect de la dignité des êtres humains. Ces notions prennent aujourd’hui tout leur sens car les pays n’ont pas les mêmes conceptions des droits de l’homme. Il faudra aussi rediscuter de cette fameuse directive Dublin qui crée un déséquilibre et des injustices dans le traitement des demandeurs d’asile entre les pays du Nord et du Sud. »
Au final, cette guerre, dont on ne voit pas encore le bout et qui aura détruit des milliers de vies et des villes entières, est un électrochoc qui pourrait faire renouer avec les valeurs démocratiques et universalistes. Ce serait là la principale défaite du maître du Kremlin et, avec lui, des populismes.
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