Par Jacqueline Costa-Lascoux, juriste et sociologue, directrice de recherche honoraire au CNRS, ex-membre du Haut Conseil à l’intégration (HCI) et de la Commission Stasi
Tout d’abord, l’octroi d’un financement pour l’édification de ce qui devrait être la plus grande mosquée d’Europe se dit justifié par l’application du droit local Alsacien/Mosellan. Certes, celui-ci ne rend pas illégale la décision d’une subvention dans la limite des 10% ordinairement accordés par la municipalité à la construction d’un lieu de culte non concordataire, sorte de compensation pour ceux qui ne sont pas sur la liste des quatre cultes reconnus (catholique, luthérien, réformé, israélite), mais il reste soumis à une appréciation en opportunité, qui peut être contrôlée par le juge administratif. Le statut concordataire est en effet un régime dérogatoire, transitoire et devant répondre à l’obligation de ne pas trop s’écarter des principes posés dans la Constitution française. Actuellement, la subvention pour la Grande Mosquée de Strasbourg est devant la juridiction administrative. En attendant l’issue judiciaire, il est notable que le projet semble ignorer – ignorance feinte ou réelle -, la nature de l’association qui soutient le projet. Des opposants y ont vu un objectif clientéliste inavoué, d’autres, l’extrême naïveté des autorités locales.
Amateurisme…
Milli Görus ne cache pas son alignement sur les positions de la Turquie d’Erdogan, qui vient de se retirer de la Convention d’Istanbul, traité européen protégeant les femmes contre les violences. Signée en 2011 par quarante cinq pays, cette convention est le premier traité international fixant des normes pour prévenir les violences sexistes, les mutilations génitales, les mariages forcés, les discriminations. Pour justifier son retrait, le 20 mars dernier, le pouvoir turc a déclaré, ce qui sera repris par Milli Görus : « Le traité met en danger les valeurs familiales traditionnelles ». La municipalité de Strasbourg n’a-t-elle pas entendu les manifestants pour les libertés, telle l’écrivaine Sedef Ecer et les réfugiés turcs fuyant les mesures du gouvernement d’Erdogan ? Le manque d’information sur les risques géopolitiques est étonnant. Plus surprenant encore est l’aveuglement des édiles strasbourgeois qui, au-delà du régime spécifique des cultes en Alsace/Moselle, ont l’ambition d’exercer leur mandat au nom de l’intérêt général.
Faut-il rappeler que Milli Görus, dont la devise est L’islam, c’est la charia, la charia, c’est l’Islam, revendique ostensiblement sa proximité avec les Frères musulmans et a exprimé haut et fort son refus de signer la Charte des valeurs républicaines élaborée par le Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Milli Görus se désolidarise de l’organisation de l’islam de France et de son avancée notable vers un fonctionnement démocratique et républicain. Alors, comment expliquer que le particularisme local soit sourd à l’un des grands débats législatifs actuels sur le projet de loi voté à l’Assemblée nationale et discuté au Sénat « confortant les principes républicains » ? En Allemagne comme en France ou en Belgique la question de l’ingérence de puissances étrangères dans les affaires internes, le financement d’imams, de lieux de culte, d’écoles clandestines alimentent le débat. Les trois départements d’Alsace/Moselle ne sauraient l’ignorer, alors que les déclarations de Milli Görus ne laissent guère de doute sur sa stratégie. Ici, le défaut de lucidité confine à la faute politique.
…et faute politique
Le vote d’une subvention de deux millions et demi, avec l’argent des contribuables, pour la construction d’une deuxième Grande Mosquée à Strasbourg apparaît bien comme une faute politique. Ce n’est pas seulement le caractère pharaonique du projet qui pose problème au moment d’une crise sanitaire et économique ; ce n’est pas l’idée incongrue qu’il s’agirait d’entériner le projet de la précédente municipalité – la volonté de changement exprimée par les électeurs aux municipales de 2020 pouvait être prise en compte, alors que l’initiative de la Maire indique clairement ne vouloir ni abandonner ni minimiser la proposition antérieure – , le plus grave est la concomitance fâcheuse de plusieurs décisions. Le jour où fut voté l’octroi de la subvention pour la construction de la mosquée, la municipalité de Strasbourg a rejeté la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), définition adoptée par le Parlement européen de Strasbourg, par l’Assemblée nationale, par le Conseil de Paris… Seule contre tous et en s’abritant derrière un argument fallacieux, la Mairie n’a pas tenu compte d’une phrase essentielle qui aurait dû lever ses réserves : « Critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut être considéré comme de l’antisémitisme ».
Conforter la laïcité républicaine
Amateurisme, faute politique, le vote de la municipalité de Strasbourg est, de fait, un coup porté au droit local. « L’affaire » ne pouvait pas mieux tomber pour légitimer la laïcité républicaine qui ne privilégie ni ne salarie aucun culte, qui pose un principe d’égalité de traitement au nom des libertés de conscience, de culte, d’expression des citoyens. La liste des quatre cultes reconnus apparaît fort peu adaptée à l’évolution de la société et discriminatoire à l’égard des religions récemment implantées en Alsace/Moselle. Elle est en contradiction avec les apports de travaux récents de L’invention des religions de Daniel Dubuisson (CNRS Éditions, 2020) ou de la réflexion de Philippe Borgeaud (Université de Genève), montrant combien le prisme chrétien a considérablement appauvri le paysage des différentes religions. En reconnaissant quatre Églises, le Concordat met à mal la diversité des spiritualités et l’égalité des citoyens. Le résultat est à l’image du sondage IFOP-Grand Orient de France publié ce jour : une majorité d’enquêtés (78%) se déclarent en faveur de l’abrogation du Concordat, y compris chez les citoyens d’Alsace/Moselle (52%) et 61% de ces derniers sont opposés au principe du financement d’un lieu de culte par la Mairie de Strasbourg. On ne pourrait mieux souligner les limites et l’anachronisme du statut spécifique des « cultes reconnus » et mettre en exergue l’universalisme de la laïcité.