Par Boris Adjemian, historien, directeur de la Bibliothèque Nubar de l’UGAB
Les agressions et intimidations menées l’été dernier contre des Arméniens à Décines (Rhône) par de jeunes Franco-Turcs se réclamant de l’organisation turque d’extrême droite des « Loups gris » ; les dégradations répétées de monuments à la mémoire des victimes du génocide ; les déclarations d’amour à Erdoğan et les messages haineux sur les réseaux sociaux, ne sont que quelques exemples des effets sociaux destructeurs du négationnisme et de la manière dont, savamment orchestré depuis des décennies, il contribue chaque jour un peu plus à ancrer le déni dans les esprits. Non plus seulement en Turquie, où nier le génocide des Arméniens et le droit de ceux-ci à la mémoire et à la justice est la norme, mais également dans la diaspora turque et chez tous ceux que pourraient séduire les postures sultanesques de l’actuel président turc. Dans ce contexte, les voix dissonantes et minoritaires sont bien sûr réduites au silence en Turquie, et ce qui demeure de la communauté arménienne sur place reste condamnée à faire profil bas, comme toujours.
Institutionnalisation de la négation du génocide
Il n’est pas sans ironie de constater que, si l’on parle encore tant du génocide des Arméniens de nos jours dans le monde, c’est avant tout en raison du refus de l’État et de la société turcs de le reconnaître et d’affronter leur passé. Si les Arméniens d’Arménie et du Haut-Karabagh analysent tant la guerre contre l’Azerbaïdjan et son allié turc à l’aune de la mémoire du génocide, c’est que sa négation est à la racine de toutes les haines réciproques. Depuis les années 1970, l’institutionnalisation de la négation du génocide en Turquie et dans les représentations turques à l’étranger (c’est également le cas en Azerbaïdjan de nos jours), sa professionnalisation pour ainsi dire, ont été le carburant des mobilisations militantes des descendants des victimes et des rescapés, longtemps si esseulés dans leur combat. Cette systématisation de la négation turque est venue en réponse à la montée des revendications mémorielles arméniennes, après le tournant du cinquantenaire du génocide en 1965. Alors que les communautés arméniennes de la diaspora n’avaient jusqu’alors commémoré le deuil que dans leur for intérieur, la politisation de la mémoire du génocide lui faisait faire irruption dans l’espace public et sur la scène internationale, appelant une réponse organisée — et généreusement financée — des autorités turques qui s’étaient jusqu’alors contenté d’ignorer ces mémoires blessées.
Pierre Vidal-Naquet l’avait bien remarqué : la négation du génocide arménien est singulière parce qu’il s’agit d’un négationnisme d’État. Non pas d’un État « voyou » au ban des nations, mais d’une puissance bien intégrée aux grandes organisations interétatiques, pilier de l’OTAN, ancien candidat et toujours très étroitement lié à l’Union européenne sur une multitude de dossiers. Le discours des autorités turques sur la question du génocide a fluctué. Il s’est parfois sophistiqué, comme dans les années 2000 où le gouvernement turc appelait à des commissions mixtes d’historiens turcs et arméniens pour « étudier les archives » de manière « objective », où Erdoğan présentait des « condoléances » sans jamais prononcer le mot qui fâche, celui de génocide, et où une certaine musique sur les douleurs partagées de la Grande Guerre entre Turcs et Arméniens, et sur les nouveaux mots qu’il faudrait trouver ensemble pour les qualifier, se faisait entendre.
Les Arméniens, toujours des gavur
Fondamentalement, malgré les artifices rhétoriques, l’État et ses représentants n’ont jamais dévié de leur ligne négationniste, quel que soit le régime en place. Il y a une véritable continuité en la matière entre le Comité Union et Progrès, qui a planifié et perpétré le génocide dans l’Empire ottoman, et la République turque actuelle héritière de Mustafa Kemal, lui-même ancien cadre unioniste et promoteur, une fois au pouvoir, d’une réécriture de l’histoire nationale empêchant tout examen de conscience.
Les Arméniens qui vivent en Turquie sont toujours des gavur, des infidèles, comme le sont les Grecs, les juifs, les communistes, les Alévis et autres déviants. Ceux dont les parents ont été islamisés de force en 1915-1916 sont toujours « les restes de l’épée ». « Ermeni » est toujours une insulte. Les enfants des écoles arméniennes d’Istanbul notent toujours docilement, sous la dictée de leurs professeurs d’histoire, turcs, qu’une déportation temporaire pour des raisons liées à la sécurité de l’État a été organisée en 1915. Les manuels scolaires continuent à parler des Arméniens comme des traîtres, et les ministres rappellent régulièrement qu’ils ont été châtiés pour leurs méfaits. Tout est bien.
Dans le beau film de Nuri Bilge Ceylan, Bir Zamanlar Anadolu’da (Il était une fois en Anatolie, 2011), un assassin escorté par des policiers recherche dans des paysages déserts le cadavre de sa victime, mais il ne sait plus où il l’a enterré. C’est justement ça le drame du négationnisme et du déni qu’il a engendré : il n’y a plus de cadavre, il n’y a plus de trace, donc il n’y a plus de crime. Mais il n’y a plus de mémoire non plus.