2. Un candidat putatif en phase avec des électeurs qui expriment une forte demande d’ordre sans pour autant partager les solutions extrêmes du polémiste
Si le libéralisme culturel dominant semble rendre la société française peu perméable au conservatisme moral de l’auteur du Suicide français, ce n’est pas autant le cas en ce qui concerne les enjeux régaliens : les thèses du journaliste apparaissant plus que jamais en phase avec la demande croissante d’autorité et d’ordre public.
Le sentiment d’un manque de réponse judiciaire face à une situation d’insécurité générale est largement partagé par les Français appelés à voter en 2022.
L’ascension sondagière de l’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot s’inscrit dans un contexte d’opinion marqué par une forte demande d’ordre et d’autorité si l’on en juge par le consensus existant autour de l’idée que « les tribunaux français ne sont pas assez sévères » (82 %) mais aussi au regard du constat d’insécurité générale partagé par près de deux tiers des électeurs : 63 % des électeurs estiment que « l’on ne se sent en sécurité nulle part », soit une proportion qui a augmenté de manière significative et quasi continue en une dizaine d’années (+ 13 points depuis 2010).
Et sur ce dernier point, on observe que ce sentiment d’insécurité n’affecte pas seulement les électeurs de la droite radicale (90 %) ou modérée (68 %) : il est également partagé par la moitié des électeurs centristes (51 % chez les anciens électeurs macronistes de 2017) et socialistes (49 % chez les anciens électeurs Hamon de 2017).
Mais cette demande d’une plus grande fermeté des autorités judiciaires ne se traduit pas pour autant par un basculement vers des solutions extrêmes.
Le rétablissement de la peine capitale prôné par l’éditorialiste est rejeté par une majorité de Français…
Les regrets d’Éric Zemmour à propos de l’abolition de la peine de mort (« Je ne pense pas qu’on ait bien fait d’abolir la peine de mort ») sont ainsi loin d’être partagés par tous les Français… Au contraire, la majorité des électeurs interrogés (57 %) désapprouvent les propos du journaliste exprimés le 15 septembre dernier sur RTL, tout comme ils rejettent (à 56 %) le principe selon lequel « il faudrait rétablir la peine de mort ».
Sur cette question du retour de la peine capitale, les résultats sont toutefois à interpréter avec prudence dans la mesure où l’enquête ayant eu lieu durant une séquence médiatique – l’anniversaire de l’abolition de la peine de mort (9 octobre 2021) – qui a pu faire baisser le nombre de partisans du rétablissement de la peine capitale (- 9 points entre 2019 et 2021) alors même que ces derniers avaient plutôt eu tendance à s’accroître ces dix dernières années : + 19 points entre 2010 (Cevipof) et 2019 (CNDH).
Il n’en reste pas moins que sur un sujet où les positions évoluent encore beaucoup selon l’actualité (ex : meurtres d’enfant, attentats…), la demande d’autorité des Français n’est pas (encore) suffisamment forte pour revenir sur une loi symbole des années Mitterrand. Sur ce sujet qui met en jeu un principe éthique fortement valorisé (le respect de la vie), on constate, comme dans la dernière vague de l’EVS (2018), que si « une grande partie des Français se situent plutôt dans un entre-deux »1Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier, Sandrine Astor, La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Libres cours Politique », 2019., la position abolitionniste reste dominante.
Enfin, si les immigrés sont de plus en plus perçus comme une cause de l’insécurité, les Français sont loin de suivre le polémiste lorsqu’il assimile tous les mineurs étrangers à des criminels.
Porteuse d’un discours faisant de l’immigration « massive » la principale cause de l’augmentation de la délinquance et de la criminalité, la candidature d’Éric Zemmour apparaît très en phase sur ce sujet avec des électeurs pour qui le couple « immigration/insécurité » est de plus en plus une évidence.
En effet, le lien de causalité entre l’insécurité et l’immigration n’est plus un tabou pour une majorité de Français : 62 % des électeurs interrogés estiment que « l’immigration est la principale cause de l’insécurité » et ils sont de plus en plus nombreux (55 %, + 10 points depuis 2014) à adhérer aux propos qui avait valu un procès au journaliste du Figaro (« les Français issus de l’immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes », Canal+, 2010).
Par ailleurs, ce lien de causalité entre les immigrés et l’insécurité n’est pas l’apanage de la droite de la droite (92% des électeurs potentiels d’Éric Zemmour partagent ce point de vue, tout comme 97% des électeurs potentiels) : il est également partagé par plus des deux tiers des électeurs de droite (71%) et un macroniste sur deux (50%).
Cependant, les électeurs interrogés désapprouvent nettement (à 59 %) ses propos sur les mineurs isolés qui lui valent aujourd’hui un procès pour complicité de provocation à la haine raciale et d’injure raciale. Lors d’un débat sur les mineurs isolés sur la chaîne d’information en continu CNews le 29 septembre 2020, Éric Zemmour avait en effet affirmé à leur propos : « Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont, il faut les renvoyer et il ne faut même pas qu’ils viennent. »
3. L’aversion d’Éric Zemmour pour l’islam est loin de faire l’unanimité mais il surfe indéniablement sur les craintes suscitées par l’immigration
L’aversion pour l’islam de l’ex-éditorialiste reste minoritaire dans l’opinion même si cette religion est identifiée comme une menace pour l’identité du pays.
Les deux tiers des électeurs perçoivent l’islam comme « une menace pour l’identité de la France » (68 %, + 5 points depuis 2013) mais ils ne partagent pas pour autant l’aversion de principe que l’auteur du Suicide français affiche pour cette religion. En effet, l’idée selon laquelle « la pratique de l’islam n’est pas compatible avec la France » est rejetée par une majorité des électeurs interrogés (56%), tout comme l’idée selon laquelle il n’y aurait « pas de différence entre islam et islamisme » (65%).
Au cœur du discours ethnocentriste et identitaire d’Éric Zemmour, la crainte liée à l’essor de l’islam en France s’exprime à un niveau très élevé mais l’éditorialiste n’est pas pour autant suivi par une majorité d’électeurs lorsqu’il fait l’amalgame entre islam et islamisme ou encore dénonce son incompatibilité avec la France.
De même, si les électeurs interrogés sont très largement convaincus par le trop grand nombre d’immigrés, leurs avis sont en revanche très partagés sur les thèses « grand-remplacistes » du polémiste.
Le constat selon lequel « il y a trop d’immigrés » est partagé aujourd’hui par plus des deux tiers des électeurs (69 %), et ceci après une hausse quasi continue au cours des 12 dernières années (+ 10 points depuis 2010).
Et si cette idée est massivement soutenue par les électeurs de droite et d’extrême droite, il est intéressant de noter qu’elle a aussi beaucoup d’adeptes au centre (66% des électeurs potentiels de Macron en 2022) et à l’extrême gauche de l’échiquier politique : 50% chez les électeurs proches de la France insoumise, 47% chez les anciens électeurs Mélenchon de 2017, 58 % chez les électeurs situés très à gauche.
Au cœur de l’offre politique d’Éric Zemmour, la théorie du « grand remplacement » (Camus, 2014) – qui dénonce un processus de substitution des Français d’ascendance par une population étrangère – est, elle, soutenue par un électeur sur deux : 50 % y adhèrent, 50 % la rejettent.
Malgré sa radicalité, ce concept xénophobe recueille donc l’assentiment d’un nombre élevé d’électeurs, en particulier dans les rangs de ceux qui ont l’intention de voter pour Marine Le Pen (76%) ou Éric Zemmour (89%).
Au regard de la place centrale qu’occupe la question migratoire dans son discours comme dans celui de tout candidat de la droite radicale, les débats liés à la maîtrise de l’immigration ou au concept de « grand remplacement » apparaissent indéniablement comme un point fort de la candidature Zemmour.
Les électeurs partagent en revanche fortement les craintes du polémiste sur l’évolution de l’identité nationale.
Enfin, force est de constater que les électeurs interrogés par l’Ifop partagent pour beaucoup la vision décliniste de l’ancien journaliste du Figaro : les trois quarts d’entre eux estiment en effet que « la France est aujourd’hui en déclin » (74 %) et les deux tiers que « aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant » (67%). Et on les retrouve dans la même proportion pour exprimer le souhait que « la France doit rester un pays chrétien » (70%).
Candidat de la nostalgie et du déclinisme, Éric Zemmour apparaît donc là aussi en adéquation avec un « pessimisme culturel » généralisé qui se traduit, entre autres, par un haut niveau d’attitudes déclinistes et de craintes quant à une remise en cause de l’identité – notamment chrétienne – de la France.
Discussion
Nul ne sait si l’ascension sondagière du (non-)candidat Zemmour se poursuivra, mais elle a le mérite de mettre en lumière un phénomène structurel : une droitisation de l’électorat sur tout un ensemble de « fondamentaux » de la droite radicale-populiste (ex : insécurité, immigration, islamisme, communautarisme…), thèmes sur lesquels celle-ci a acquis lentement mais sûrement une certaine hégémonie culturelle. Cette enquête confirme donc bien ce que Guillaume Tabard décrit comme une « droitisation de l’électorat, ou l’attente d’une offre identitaire assumée »2Guillaume Tabard, «Une droitisation confirmée de l’électorat français», Le Figaro, 21 octobre. sensible au thème du déclin et à la promesse d’une reprise en main du pays via le contrôle migratoire.
Cependant, au-delà des obsessions zemmouriennes sur l’immigration, l’insécurité et l’identité nationale, on n’observe pas vraiment d’adéquation entre l’homme et l’opinion publique. Son « ultraconservatisme (…), qui mêle xénophobie, sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste » 3Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021, 672 pages., mais aussi l’orientation très « nationale libérale » de son projet, qui le prive d’un électorat populaire en demande de protection sociale et économique, en limite, aujourd’hui, grandement ses chances de passer la barre du second tour.
François Kraus, directeur du pôle « Politique » au département Opinion de l’Ifop