Mario Stasi, président de la Licra, Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Les inquiétudes que peut faire naître une campagne électorale ne sont pas strictement indexées sur les intentions de vote évaluées par les sondages. Ainsi, le reflux électoral d’Éric Zemmour, s’il devait advenir, ne ferait pas disparaître des préoccupations des Françaises et des Français les thématiques dont l’individu fait commerce et qui ont rencontré un écho certain dans l’opinion. C’est le sens de la présente démarche de la Licra et de sa revue Le DDV (Le Droit de Vivre), qui ont toujours cherché à établir une distinction entre la trajectoire de certaines individualités et le champ des idées, qui les dépasse nécessairement.
Quand un polémiste comme Éric Zemmour fait brutalement irruption dans le jeu politique au point de polariser l’attention de l’opinion des semaines durant, il faut s’interroger sur l’homme, la sociologie de ses électeurs déclarés, ses idées, mais également la portée et l’ancrage de celles-ci dans l’opinion. S’indigner, dénoncer, démystifier ne suffisent pas : il faut identifier les convictions, saisir les tendances de fond pour radiographier la « comète électorale ». La thèse d’un phénomène artificiellement construit par les médias, une « bulle médiatique » ou « sondagière » en quelque sorte, ne tient pas. Les résultats du premier volet de cette enquête, publiés le 20 octobre sur leddv.fr, avaient montré la propension du mouvement Zemmour à être plus qu’un simple « moment » et à attirer des franges de population sociologiquement hétéroclites. La dynamique est là et la question de l’adhésion de l’opinion aux idées de Zemmour se pose avec acuité. Il ne peut dès lors s’agir de détourner les yeux, minimiser ou relativiser. En cela, Le DDV et la Licra, conformément à ses pratiques militantes, entendent documenter un phénomène pour mieux le circonscrire et le comprendre.
L’invocation banale d’une « race blanche »
Ce second volet de l’enquête commandé à l’Ifop permet de vérifier la séduction opérée par les idées d’Éric Zemmour dans l’opinion. L’expression de « lepénisation des esprits », apparue au début des années 1990, avait servi à qualifier le processus de propagation des idées du Front national par-delà ses adhérents et son électorat. Il est ici question de voir dans quelles mesures les idées du polémiste rencontrent des tendances plus profondes, traditionnellement portées par la droite national-populiste : identité nationale, immigration, islam, sécurité… Le concept de « zemmourisation des esprits » montre ainsi à son tour toute sa pertinence dans les résultats présentés ici.
Un échantillon large de 5 000 Français (dont 4 500 électeurs) s’est vu interroger sur les thèmes de prédilection d’Éric Zemmour et sur un certain nombre de ses déclarations verbales qui ont suscité des polémiques voire des poursuites judiciaires. Les résultats, note François Kraus, directeur du pôle politique/actualité et responsable de cette étude, témoignent à la fois de l’ampleur du processus et de ses limites. Ampleur parce qu’il atteste la résonance forte d’un certain nombre d’idées véhiculées par le candidat putatif, dans tous les courants politiques, y compris à l’extrême gauche, qui présente des taux d’adhésion remarquables. Les enjeux sécuritaires et identitaires dominent chez les électeurs de Zemmour mais s’élèvent à des taux importants chez ceux des autres candidats.
Les affirmations selon lesquelles il y aurait trop d’immigrés en France (69 %), que l’immigration serait la principale cause d’insécurité (62 %), que pour les juifs français, Israël compterait plus que la France (47 %) ou encore que les enfants d’immigrés nés en France ne seraient pas vraiment français (44 %)… recueillent des taux globaux, c’est-à-dire sur l’ensemble de l’éventail politique, qui doivent alarmer. Une association antiraciste comme la Licra ne peut aussi regarder sans inquiétude le taux d’adhésion à l’énoncé de Zemmour selon lequel « nous sommes avant tout un peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine » (CNews, Face à l’info, 26 juin 2020). On aurait pu espérer qu’une alarme se déclenche automatiquement dans les consciences, à la lecture de l’expression « race blanche ». Or, elle ne se déclenche plus pour 57 % des sondés, qui s’engagent ici sur une pente redoutable.
Un récit républicain et universaliste à incarner
Des limites, comme le souligne cette étude, la zemmourisation en a cependant. Il n’est que de lire l’attachement à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972 (88 %) ou à la loi Gayssot, qui sanctionne la négation des génocides et des crimes contre l’humanité (85 %), pour ne pas perdre totalement espoir dans la condamnation par les Françaises et les Français du racisme et de l’antisémitisme. Il y a là un paradoxe apparent mais qui révèle surtout une forme de déconnexion intellectuelle entre les craintes identitaires et sécuritaires d’une part, et le potentiel de racisme et d’antisémitisme que recèlent ces thématiques, un potentiel proprement explosif lorsqu’elles deviennent obsessionnelles.
Cette interprétation laisse donc une porte ouverte à l’action : il y a des combats à renforcer, sur les terrains de l’information et de la pédagogie, pour expliquer ces articulations funestes et reconnecter les circuits de l’alarme. Il y a des efforts à poursuivre, pour vider de sa substance cette pensée frelatée qui falsifie l’Histoire, assigne les êtres humains, refuse l’altérité, amalgame et exclut. Il y a surtout un autre récit à incarner, républicain, universaliste, clairvoyant sur les difficultés et les enjeux qui préoccupent aujourd’hui légitimement les Françaises et les Français, mais qui refuse catégoriquement cette bascule dans l’outrance démagogique.
Analyse de l’étude
Par François Kraus, directeur du pôle « Politique » au département Opinion de l’ifop
Refusant d’adopter la même position de déni qui fut longtemps celle des progressistes américains face à l’essor du trumpisme en 2016, la Licra a souhaité mesurer l’influence des thèses d’Éric Zemmour dans l’opinion à l’heure où sa qualification au second tour de l’élection présidentielle est de l’ordre du possible : l’enjeu étant de savoir si le polémiste a gagné la bataille des idées sur toutes les marottes – islam, insécurité, immigration, prénoms, féminisme – qu’il agite sur les plateaux TV depuis des années.
Afin de pouvoir évaluer sur des bases solides l’ampleur de ce que Jean-Christophe Cambadélis qualifiait dès 2014 de « zemmourisation des esprits », l’Ifop a mis en place pour son magazine, Le DDV, un dispositif d’étude reposant sur un échantillon d’une taille exceptionnelle (4 500 personnes) et des indicateurs issus de grandes enquêtes (Cevipof, CNDH…) permettant de voir comment les valeurs des Français ont évolué ces dix dernières années.
Résumé de l’enquête
Dans un climat d’opinion des plus favorables aux thématiques sécuritaires et identitaires, force est de constater que sur le triptyque formé par l’immigration, l’insécurité et l’islam, la « zemmourisation des esprits » a atteint une ampleur telle qu’elle a de quoi inquiéter les associations antiracistes qui lui font régulièrement des procès. À bien des égards, les positions d’Éric Zemmour sur l’ordre public, les religions ou le contrôle des frontières semblent trouver un large écho au sein d’une population qui a placé la lutte contre la délinquance, le terrorisme et l’immigration dans le peloton de tête des enjeux déterminants du vote à l’élection présidentielle.
Mais pour un amateur de la théorie de « l’hégémonie culturelle » selon laquelle il faut d’abord avoir gagné la bataille des idées pour l’emporter dans les urnes, cette victoire idéologique est en partie en trompe-l’œil. D’une part parce que si les électeurs peuvent le rejoindre sur le constat, ils ne partagent pas forcément ces solutions. Les « digues » ne cèdent pas par exemple sur tout un ensemble de positions radicales comme les injonctions à l’assimilation via les prénoms, le retour à la peine capitale ou l’amalgame entre islam et islamisme. D’autre part, parce que ses combats d’arrière-garde sur les questions de mémoire (Vichy, loi Gayssot…) ou de société (homoparentalité, féminisme), le mettent complètement en porte-à-faux avec une société qui, structurellement, est de plus en plus ouverte sur les enjeux sociétaux.
In fine, cette enquête met donc en exergue l’impasse électorale d’un « zemmourisme » qui capte d’un côté la demande d’ordre et d’autorité, mais se marginalise de l’autre par des positions ultra-clivantes et un conservatisme moral en total décalage avec un électorat de plus en plus progressiste sur les questions de société.
1. Un polémiste dont les thèses sont largement minoritaires sur les enjeux relatifs à la mémoire et au libéralisme culturel
Un désaveu massif des positions zemmouriennes sur les questions liées à l’histoire (ex : Vichy et les juifs) et à la mémoire (ex : loi Gayssot).
Le révisionnisme zemmourien, qui repose sur la thèse du « glaive et du bouclier » et une certaine relativisation des persécutions anti-juives de Vichy, n’a en réalité qu’un très faible écho dans l’opinion publique. La position d’Éric Zemmour selon laquelle le régime de Vichy « a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers » suscite en effet la désapprobation d’une très large majorité de l’électorat (70 %), y compris des électeurs envisageant de voter pour lui (65 %).
Autre marotte du polémiste en matière d’histoire, les lois dites « mémorielles » – contre lesquelles il s’est dit récemment « hostile » – reposent, quant à elles, sur un très large consensus. En effet, si nombre d’électeurs (48 %) leur reconnaissent leur caractère « liberticide », l’hostilité de principe du polémiste aux lois mémorielles (ex : loi Pleven, loi Gayssot, loi Taubira) n’est, elle, partagée que par une très faible minorité d’électeurs : 12% seulement s’opposent à la loi Pleven et 15% à la loi Gayssot.
En l’état, le combat de l’éditorialiste contre les lois réprimant le racisme – en vertu desquelles il a été condamné par la justice – constitue donc lui aussi comme un motif d’isolement politique dans la mesure où même les électeurs de la droite radicale et populiste ne partagent pas majoritairement son point de vue sur le sujet.
Un net rejet des injonctions assimilationnistes que le polémiste assène depuis des années sur la question des prénoms des personnes d’origine immigrée.
Autre obsession zemmourienne qui montre son décalage avec les valeurs de la majorité des Français sur les questions de société : la limitation du choix des prénoms qu’il prône depuis des années comme un gage d’assimilation. Très symptomatique de son assimilationnisme intégral, la position du polémiste sur le choix des prénoms apparaît en effet aujourd’hui largement minoritaire dans une société où le concept d’assimilation a fait progressivement place aux concepts d’intégration ou d’insertion.
La proposition d’Éric Zemmour selon laquelle il faudrait « interdire les prénoms étrangers » aux nouveau-nés est ainsi rejetée par les deux tiers de l’électorat (67 %) : les seuls à soutenir cette idée majoritairement étant les électeurs ayant l’intention de voter pour lui (67 %) et Marine Le Pen (74 %) en 2022.
De même, l’opinion selon laquelle « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » – testée dans le baromètre CNDH sur le racisme depuis des années – reste minoritaire (44 %) dans l’opinion même si elle est partagée par nombre d’adeptes, notamment dans les rangs des électeurs de droite et l’extrême droite (61 à 76 %).
Des positions misogynes et antiféministes très marginales dans l’opinion.
Sa conception patriarcale des deux sexes (Premier Sexe, 2006) est loin de faire consensus si l’on en juge par le faible nombre d’électeurs (17 %) qui partagent l’idée selon laquelle une « femme est faite avant tout pour avoir des enfants et les élever » (indicateur CNDH sur le racisme). À l’exception des pans de la population les plus soumis à la morale religieuse (40 % des catholiques pratiquants, 33 % des musulmans), cette vision traditionnaliste des fonctionnements familiaux est aujourd’hui marginale dans l’opinion, y compris aux deux extrêmes de l’échiquier politique (20 % chez les sympathisants RN, 21 % chez les sympathisants LFI).
De même, la position d’Éric Zemmour selon laquelle « les femmes n’incarnent pas le pouvoir » est ultra-minoritaire dans l’opinion : moins d’un quart des électeurs interrogés y adhèrent (22 %), y compris dans les rangs de ceux qui ont l’intention de voter pour Marine Le Pen (21 %) ou Éric Zemmour (25 %). Ainsi, les opinions sexistes – pouvant se définir au sens large comme des opinions selon lesquelles les hommes sont plus aptes à pratiquer les activités liées à la sphère publique – apparaissent des plus marginales dans une société où « la déspécialisation des rôles masculins et féminins »1Jean-Hugues Déchaux, Nicolas Herpin, « Vers un nouveau modèle de parenté», in Bréchon Pierre, Galland Olivier (dir.), L’individualisation des valeurs, Paris, Armand Colin, 2010, p. 49. s’est imposée depuis des années comme une nouvelle norme.
Les positions de l’auteur du Premier Sexe sur la place des femmes vont donc dans le sens inverse d’une tendance sociologique lourde observée depuis des années dans les sociétés d’Europe de l’Ouest, à savoir la baisse générale et continue des opinions sexistes telles qu’on peut les mesurer via l’EVS2L’European Values Study est une enquête à grande échelle, internationale et longitudinale sur les comportements, opinions et valeurs des européens..
Le polémiste se trouve aussi très isolé sur les questions d’homoparentalité alors même qu’on observe depuis plusieurs décennies, une acceptation sociale croissante de l’homoparentalité dans les sociétés industrielles avancées affectées par la progression des valeurs « post-matérialistes » (Ronald Inglehart, The Silent Révolution, 1977). L’homme qui a récemment qualifié de « criminelle » (Punchline, CNews, 6 octobre 2021) la promulgation de la PMA tout en réaffirmant son opposition à la GPA et au mariage pour tous (Versailles, 19 octobre 2021) est en réalité de plus en plus minoritaire sur ces sujets. En effet, si l’on se base sur les dernières enquêtes de l’Ifop (ADFH, juin 2021), jamais la proportion de Français favorables à l’ouverture de la PMA n’a été aussi forte aussi bien pour les couples de lesbiennes (à 67 %) que pour les femmes célibataires (à 67 %). Et il faut signaler qu’au cours des dernières années, l’opinion publique s’est rapidement décrispée sur le sujet par rapport à ce que l’on pouvait observer durant ce moment d’intenses débats que fut l’année 2013. Tout comme pour le PACS où, une fois la loi votée, l’adhésion des Français avait spectaculairement progressé, l’acceptation de l’homoparentalité féminine s’est rapidement banalisée. Depuis le vote de la loi Taubira, le niveau d’adhésion à l’ouverture de la procréation médicale assistée a ainsi bondi de 20 points pour les couples lesbiens (à 67 %) et de 10 points pour les femmes célibataires (à 67 %). De même, plus d’une personne sur deux (53 %) se déclare favorable à l’ouverture de la gestation pour autrui (GPA) aux couples homosexuels (+ 12 points depuis 2014).
Cette reconnaissance accrue des modèles parentaux sortant de la « norme » hétérosexuelle n’empêche toutefois pas une majorité d’électeurs de soutenir le polémiste pour avoir déclaré qu’il « faut arrêter de se soumettre aux injonctions abominables des mouvements LGBT » (à 57 %).
Par sa vision ultra-conservatrice de la société, son révisionnisme historique, sa tolérance envers le racisme ou sa remise en cause des acquis du féminisme, l’ex-éditorialiste du Figaro apparaît donc totalement en porte à faux avec une opinion publique qui s’avère être de plus en plus ouverte sur ces questions de valeurs culturelles (ex : homosexualité, rôle de la femme, droits à la différence…).
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