Guilherme Ringuenet, journaliste
Le 7 avril 1994, la violence se déchaîne au Rwanda. Jusqu’alors, des frémissements avaient déjà conduit à des convulsions meurtrières, mais là, en ce 7 avril 1994, plus rien ne retient cette violence qui, pareille à un barrage sous la pression de l’eau, cède et inonde tout un pays. « Le problème Tutsi », selon les mots des dirigeants, doit être réglé de la pire façon qui soit, après la mort du président Habyarimana, tué dans un attentat le 6 avril, tandis qu’il se trouvait à bord d’un avion le ramenant de Tanzanie. C’est ainsi que le voisin, l’ami, le collègue d’hier perd son identité. Il est cet « ennemi » de l’intérieur selon la propagande qu’il faut à tout prix éliminer. L’attirail agricole, les outils de la paysannerie, les lances et les machettes se transforment en armes de meurtre de masse. Au cours des trois mois suivant, un million de morts jonchent les rues et les routes de campagnes. Quand les corps sont récupérés, la terre reste gorgée de sang et de larmes.
« Mon pays est un cimetière »
A 6000 kilomètres de là, en France, Dafroza et son époux, Alain, sont des spectateurs impuissants. L’ingénieure chimiste, native du « pays des mille collines », est rentrée in extremis quelques semaines plus tôt. Sa mère et quasiment toute sa famille viennent de périr. Le destin du couple Gauthier bascule. Comme le dit Dafroza : « Mon pays est un cimetière ».
« Nous avons pu retourner au Rwanda en 1996 », se souvient Alain Gauthier qui y a travaillé au début des années 1970 comme professeur de Français. « Sur place, nous avons commencé à recueillir des témoignages de rescapés. » En 2001, le couple lance le Collectif des parties civiles pour le Rwanda avec un objectif : rendre justice aux rescapés en enquêtant sur leurs bourreaux. « Nous avons été entraînés beaucoup plus loin que nous le pensions. Nous n’imaginions pas l’ampleur de la tâche », relate le proviseur à la retraite, âgé de 75 ans.
Le travail des époux Gauthier a fait ses preuves. À la fin de l’année dernière, le gynécologue Sosthène Munyemana, surnommé « le boucher de Tumba » et installé en France en 1994, a été condamné à 24 ans de prison par la Cour d’assises de Paris pour sa participation au génocide des Tutsi.
Le modus operandi des époux Gauthier n’a pas varié depuis qu’ils se sont lancés dans ce travail, œuvre d’une vie. « Nous repérons un meurtrier. Puis, nous nous rendons au Rwanda, où nous vivons déjà une partie de l’année, pour essayer de rencontrer des personnes présentes au moment des faits. Ils peuvent être des rescapés, mais dans ce cas-là, ce ne sont pas forcément les meilleurs témoins, car s’ils ont survécu, c’est qu’ils se sont cachés et n’ont pas forcément assisté au crime », observe Alain Gauthier. « Sinon, ajoute-t-il, nous contactons des tueurs, déjà condamnés. Il faut, bien sûr, qu’ils aient connu le meurtrier sur lequel nous enquêtons. Nous recueillons alors ces témoignages à charge puis, nous déposons plainte au pôle crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris. Nous allumons la mèche pour que le juge ou le parquet ouvre une information judiciaire. »
« Un procès ne fait pas toute la vérité, mais c’est cette vérité qui reste, et c’est de cette vérité qu’ont besoin les rescapés pour se réapproprier leur vie. »
Alain Gauthier
Trente-cinq plaintes
Au cours de leurs enquêtes, Alain et Dafroza se heurtent à des difficultés comme celles d’établir des preuves matérielles. « Il y a peu de documents écrits, l’essentiel de ce que nous pouvons faire est d’obtenir et recouper des témoignages. La Justice prend au sérieux notre travail. Elle a suivi toute nos plaintes », souligne Alain. Les époux en ont déjà déposé trente-cinq. « Mais d’autres sont à venir », annonce celui qui est père de trois enfants. L’action des Gauthier a déjà permis la condamnation de sept individus impliqués dans le génocide. Trois sont définitives tandis que les quatre restantes vont faire l’objet d’un appel. « Recommencer un procès est une véritable épreuve », reconnait-il avant de dénoncer « la lenteur de la justice française » : « Le premier jugement a eu lieu en 2014. Parfois, les plaintes remontent aux années 90. Le temps de la justice n’est pas celui de l’histoire, mais nous avons néanmoins besoin qu’il émane une vérité judiciaire. Un procès ne fait pas toute la vérité mais c’est cette vérité qui reste, et c’est de cette vérité qu’ont besoin les rescapés pour se réapproprier leur vie. » La France est une des terres d’accueil privilégiées des génocidaires. Ils seraient actuellement une centaine à y vivre. Pour certains, le plus tranquillement du monde, en ayant occulté à leurs proches, leur terrible passé.
« Il reste toujours cette douleur »
En parallèle à ces actions, alors que la tentation négationniste menace, Alain et Dafroza ont entrepris un travail pédagogique auprès des jeunes générations en se rendant dans les collèges, les lycées et les universités. « Il faut qu’ils sachent ce qui s’est passé au Rwanda, pour que cela ne devienne pas de l’histoire ancienne. Ce devoir de transmission est nécessaire pour que ces étudiants, collégiens ou lycéens deviennent des adultes, qui sachent dire non aux dangers. Qu’ils soient des hommes debout face à la barbarie », résume-t-il.
En ce 7 avril 2024, le Rwanda va se souvenir. Partout, dans ce pays de hautes terres sur lesquelles vivent un peu plus de 10 millions d’habitants, les commémorations vont prendre place dans les nombreux mémoriaux, construits au lendemain du génocide. Actuellement présents sur place, les époux abordent cette date « avec sérénité » : « C’est important de commémorer, même si cela remue des souvenirs difficiles. Au fond de nous, il reste toujours cette douleur. »
Collectif des parties civiles pour le Rwanda
Date de création : 2001
Pays : France
Objectifs : déférer devant la justice française les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide contre les Tutsi en 1994 et qui ont trouvé un accueil sur le sol français ; soutenir moralement et financièrement ceux qui portent plainte contre de telles personnes.
www.collectifpartiescivilesrwanda.fr
Pour aller plus loin :
Thomas Zribi et Damien Roudeau (illustrations), Rwanda, à la poursuite des génocidaires, Paris, Les Escales, 2023
Stéphane Audoin-Rouzeau (sous la dir.), Le choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi, Paris, Gallimard, 2024
Beata Umubyeyi Mairesse, Le convoi, Paris, Flammarion, 2024