Le point de vue de Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, membre du bureau exécutif de la Licra
La récente série d’enquêtes réalisées par l’Ifop auprès des Français, des enseignants et des lycéens (2018-2019-2020-2021), fait apparaître deux clivages qui ne peuvent laisser indifférents le pouvoir politique…
Le premier s’observe entre les jeunes et leurs aînés, notamment sur l’attitude vis-à-vis des religions et sur la conception de la laïcité. Premier paradoxe, alors qu’en France la sécularisation ne cesse de progresser, se fait jour chez les jeunes une conception de la laïcité mettant en avant un « respect » sans vraiment de nuance des religions, laissant de côté la garantie fondamentale instituée par cette loi : celle de la liberté de conscience. Autrement dit, la double obligation faite à l’État, d’une part, d’assurer la libre critique des religions et, de l’autre, de s’opposer aux pressions communautaristes qui visent à enfermer les individus dans leur origine. L’autre paradoxe est que c’est avec la montée de l’individualisme – et donc au nom d’une conception radicale de la liberté individuelle et de la lutte contre toute forme de discrimination – que se développe une neutralité, voire une complaisance pour des idéologies religieuses qui promeuvent la supériorité de la loi de Dieu sur les principes républicains, et par conséquent l’absence de liberté pour les individus ou d’égalité entre femmes et hommes. Le défi posé à l’institution scolaire réside donc dans sa capacité à enseigner et à développer en son sein une conception émancipatrice du principe de laïcité, celle inscrite dans les deux premiers articles de la loi de 1905 ; et de combattre à la fois la conception erronée qui se développe chez les lycéens d’une simple neutralité de l’État par rapport aux religions, et le sentiment exprimé par la grande majorité des élèves musulmans d’une laïcité antireligieuse et spécifiquement antimusulmane. Comment faire, sinon par un effort conséquent et prolongé de formation des enseignants et par une reprise en main de cadres parfois davantage préoccupés d’éviter les conflits qu’enclins à défendre les principes républicains ?
Un second clivage apparaît entre les lycéens. Il concerne les opinions de ces élèves sur la place et l’importance que devraient prendre la religion et ses dogmes dans l’enseignement et la vie scolaire. Ces opinions et les comportements qu’elles induisent, distinguent nettement les lycéens musulmans de leurs condisciples sans religion ou d’autres confessions et semblent parfois justifier le terme de « séparatisme » utilisé par le gouvernement. Cette porosité au fondamentalisme religieux s’explique-t-elle, comme le pensent certains à gauche, par la situation sociale faite aux musulmans et les discriminations dont ils seraient victimes ? Pourtant Anne Muxel et Olivier Galland n’observent aucune corrélation entre l’origine sociale des lycéens musulmans et leur éventuelle radicalisation religieuse1Anne Muxel et Olivier Galland, La tentation radicale, PUF, 2018. Mais Hugo Micheron note de son côté un lien entre l’endoctrinement de certains jeunes musulmans et l’autarcie culturelle et politico-religieuse de leur quartier, allant jusqu’à parler « d’enclaves islamistes »2Hugo Micheron, Le jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2020. C’est donc moins la classique « question sociale » que la question de la mixité sociale, ethnique et religieuse, dans les quartiers urbains comme dans le système scolaire, qui devrait interroger les hommes politiques soucieux de défendre la laïcité. Les politiques sociales redistributives menées pendant des décennies (politique de la ville, éducation prioritaire) ont-elles permis de favoriser cette mixité ? Et ont-elles même vraiment visé à la préserver ? N’ont-elles pas eu des effets parfois contreproductifs dans ce domaine ? Pour n’en donner qu’un exemple : quel intérêt un principal de collège peut-il trouver à retenir ou faire revenir des familles de classe moyenne alors que la paupérisation de son établissement lui vaut mécaniquement davantage de moyens ? Peut-on à la fois stigmatiser le séparatisme politico-religieux – réel – des uns et laisser se développer – par le financement de l’enseignement privé et les dérogations à la carte scolaire – l’entre-soi social, ethnique et religieux des autres ? Il est des incohérences qui méritent peut-être, à l’occasion notamment de l’échéance présidentielle, d’être interrogées.
Méthodologie
Étude Ifop pour la revue Le DDV (Le Droit de Vivre) et la Licra réalisée en ligne du 15 au 20 janvier 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 006 lycéens âgés de 15 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, type d’enseignement, filière et niveau, secteur, académie, affiliation religieuse) à partir des statistiques du ministère de l’Éducation (RERS 2020) et de celles de l’Institut Montaigne.