Tablées, toilettes ou robinets séparés en fonction de la religion des élèves, cours sur l’égalité des sexes contestés au nom de la religion, refus de donner la main à un(e) camarade, requêtes de menus conformes aux normes confessionnelles… Contrairement aux idées reçues, la loi interdisant les signes religieux à l’école (2004) n’empêche pas les tensions nées des diverses formes d’affirmations identitaires affectant le contenu des cours aussi bien que l’organisation d’autres aspects de la vie scolaire (ex : cantine, sorties scolaires…). Or, alors que les premiers travaux mettant en exergue ces problèmes remontent à près d’une vingtaine d’années1Voir notamment les travaux pionniers sur le sujet coordonnés par Georges Bensoussan (Les Territoires perdus de la République, 2002) et Jean-Pierre Obin (Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, 2004)., les données permettant de mesurer précisément cette poussée du religieux à l’école manquent encore cruellement : la majorité des académies estimant que les différentes voies de signalement existantes (ex : Valerep) ne donnent qu’une vision « très incomplète de la réalité des atteintes au principe de laïcité en milieu scolaire »2Inspection générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche, L’application du principe de laïcité dans les établissements scolaires de l’enseignement public : état des lieux, avancées et perspectives, novembre 2019.
Afin de mieux cerner l’ampleur des tensions identitaires et des refus d’activités pédagogiques que ces revendications religieuses provoquent en milieu scolaire, la Licra et sa revue Le DDV ont commandé à l’Ifop une enquête visant à évaluer dans quelle mesure les lycéens sont confrontés dans leur scolarité à ces entorses au principe de neutralité religieuse. Pour cela, l’Ifop a un mis en place un dispositif d’étude reposant sur un échantillon représentatif d’un millier de lycéens qui permet, entre autres, d’évaluer le rôle que peuvent jouer sur le sujet certains contextes sociaux ou scolaires comme le fait d’être dans une banlieue « pauvre » ou un lycée classé « prioritaire » (selon l’OZP).
Au regard de cette étude, force est de constater que les manifestations identitaro-religieuses qui affectent la vie scolaire sont loin d’être un phénomène marginal : plus de la moitié des élèves inscrits dans le second cycle du second degré y ont déjà été exposés au moins une fois et leur exposition à ces problèmes est encore plus massive dans les établissements marqués du sceau de la relégation sociale ou scolaire. Ces jeunes, et tout particulièrement les lycéens musulmans et/ou scolarisés dans les lycées classés « prioritaires », se distinguent aussi par un fort attachement au « respect » des religions et donc par une forte réticence à toute forme d’irrévérence envers les dogmes et personnages religieux.
Les dix chiffres clés de l’enquête
- Plus d’un lycéen sur deux (55 %) a déjà été confronté à une forme d’expression du fait religieux en milieu scolaire, les plus répandues étant les demandes de menus « confessionnels » (47 %), les refus d’activités pédagogiques des jeunes filles au nom de leur religion (31 % pour des cours de natation et 26 % pour des cours d’EPS) mais aussi un rejet des références religieuses de certaines activités pédagogiques (24 % de refus d’entrer dans un édifice religieux) ou moments de vie scolaire (27 % de contestations des repas de Noël).
- D’autres expressions des identités religieuses illustrent une forme de « séparatisme » d’une partie des élèves ou, du moins, une volonté d’entre-soi durant certains moments de vie scolaire. En effet, 16 % des lycéens du public ont déjà constaté l’organisation à la cantine de tables en fonction de la religion (33 % dans les lycées classés « prioritaires »), 15 % des WC séparés en fonction de leur religion (30 % en milieu « prioritaire ») et 13 % l’institution de robinets réservés aux élèves en fonction de confession (32 % en milieu « prioritaire »).
- De manière générale, les lycées situés dans des banlieues sensibles semblent particulièrement exposés à ces formes d’expression du « religieux » : 63 % des lycéens inscrits dans un établissement classé « prioritaire » en ont déjà observé au cours de leur scolarité. Et la différence d’exposition avec les autres établissements est souvent significative, par exemple pour les refus de donner la main à un(e) camarade, rapportés par 46 % des lycéens en milieu « prioritaire » contre seulement 15 % dans les autres établissements.
- Près d’un lycéen sur deux du secteur public (48 %) rapporte avoir aussi déjà observé des élèves contester le contenu même des enseignements au nom de leurs convictions religieuses. Et il n’y a pas vraiment de cours qui soient beaucoup plus affectés que les autres : environ trois lycéens sur dix en ont déjà constaté lors d’un cours d’EMC (34 %) ou évoquant la laïcité (30 %), lors de cours sur des questions liées à la mixité (32 %) ou consacré à l’égalité filles-garçons (31 %) ou encore lors de cours d’éducation physique et sportive (29 %).
- Là-aussi, ces tendances nationales affectent plus lourdement les espaces de relégation sociale et scolaire. Ainsi, les élèves inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (selon l’OZP) sont beaucoup plus nombreux (74 %) que les autres (44 %) à avoir déjà observé au moins une forme de contestation d’un cours. Cette surexposition se retrouve notamment dans la contestation des cours portant sur la mixité filles-garçons (rapportés par 51 % des élèves en milieu « prioritaire) ou les cours d’éducation sexuelle (58 % en milieu « prioritaire »).
- Dans leur ensemble, ces différentes formes de contestation des cours au nom de la religion ne sont soutenues que par une minorité de lycéens : seuls 21 % des lycéens ont déjà partagé personnellement le fond de ces revendications identitaires. Cependant, certaines fractions de la population lycéenne partagent beaucoup le point de vue des élèves à l’origine de ces contestations, au premier rang desquels les élèves musulmans (49 %), ceux appartenant à une minorité ethnique3Cette enquête intègre une variable « ethnique » selon les recommandations de la CNIL qui permet « d’aborder le critère de « l’origine » à partir de données (…) subjectives portant sur le ressenti d’appartenance ou sur la manière dont la personne estime être perçue par autrui » (CNIL / Défenseur des Droits – – 2012)(49 %) ou inscrits dans un établissement classé « prioritaire » (53 %).
- De même, si les différentes formes d’expression du religieux pouvant affecter la vie scolaire ne sont soutenues que par un lycéen sur quatre (26 %), elles le sont dans des proportions beaucoup plus fortes par les élèves musulmans (40 %), « non blancs » (49 %) ou inscrits dans un lycée « prioritaire » (53 %). Ces revendications semblent bien le produit d’une demande sociale qui s’exprime partout mais particulièrement dans les quartiers socialement défavorisés caractérisés par une faible mixité sociale et culturelle.
- Le soutien de ces élèves à ces expressions de religiosité en milieu scolaire tient sans doute beaucoup au « respect » qu’ils accordent aux religions. L’idée selon laquelle « les règles édictées par leur religion sont plus importantes que les lois de la République » est par exemple beaucoup plus partagée par les lycéens (43 %) que les adultes (20 %) : les élèves musulmans se distinguant eux-mêmes des autres élèves par un niveau d’adhésion massif à cette idée (65 %).
- Ce clivage entre jeunes et moins jeunes d’une part, et entre les jeunes musulmans et le reste de la jeunesse d’autre part, se retrouve dans le soutien plus fort que les lycéens (39 %, contre 18 % des Français ayant une religion) apportent à l’idée selon laquelle leur « religion est la seule vraie religion, sachant que, là aussi, les élèves musulmans se distinguent en partageant très largement ce point de vue (65 %, contre seulement 27 % des catholiques).
- Enfin, la question du droit à la critique des religions à l’école met encore plus en exergue le fossé existant entre les élèves musulmans et les autres sur ces sujets. En effet, alors que la majorité des lycéens (61 %) soutiennent le droit des enseignants à « montrer (…) des caricatures se moquant des religions afin d’illustrer les formes de liberté d’expression », ce n’est le cas que de 19 % des musulmans. La plupart (81 %) désapprouvent ce genre de pratique, au point qu’un sur quatre (25 %) ne « condamne pas totalement » l’assassin de Samuel Paty.
L’analyse complète de l’enquête
La gestion des atteintes à la laïcité à l’école depuis 1989 : un nécessaire rappel historique…
C’est en 1989, avec « l’affaire des foulards » de Creil, que la question de l’expression des religions dans l’espace scolaire s’est invitée pour la première fois dans les débats politiques. La manière dont elle est temporairement résolue par le ministre de l’époque, Lionel Jospin, n’est pas très glorieuse pour un pouvoir laïque et républicain : le recours discret à une autorité politique et religieuse étrangère, le roi du Maroc, pour faire pression sur les parents des collégiennes voilées. En 1994, son successeur, François Bayrou, prend davantage ses responsabilités en enjoignant par circulaire d’exclure les élèves qui refuseraient d’ôter leur voile. Mais cette circulaire repose sur une base juridique si faible, rappelée peu après par le Conseil d’État, qu’environ la moitié des exclusions est invalidée par les tribunaux administratifs, au grand dam des chefs d’établissement, ainsi déjugés et placés devant la difficulté d’apporter, au cas par cas, la preuve d’un comportement prosélyte ou d’un trouble à l’ordre public.
Jusqu’au vote en 2004 de la loi interdisant aux élèves de porter un signe ou une tenue exprimant de manière ostentatoire leur conviction religieuse, la question de l’affichage vestimentaire d’une religion à l’école a focalisé l’attention du public ; sans doute au détriment d’autres signes, tout aussi préoccupants, de la montée de l’influence de courants religieux intégristes chez une partie des élèves. En 2002, un ouvrage d’un collectif de professeur4Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, Mille et une nuits, 2002 puis, deux ans plus tard, un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale5Jean-Pierre Obin (dir.), Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, La Documentation française, 2004 montrent que « la question du voile » est sans doute l’arbre cachant la forêt d’atteintes bien plus variées, au nom de la religion, à l’enseignement de certaines disciplines et aux règles de la vie scolaire.
Parmi elles, la montée d’un nouvel antisémitisme qui, dès les années 1990, pousse une partie des familles juives à changer d’établissement ou à quitter l’enseignement public, parfois à déménager voire à quitter la France6Jérôme Fourquet et Sylvain Manternacht, L’an prochain à Jérusalem ?, Éditions de l’Aube, 2016. Ces alertes ont été largement ignorées par les autorités et même parfois dénigrées au nom de leur « absence de scientificité » ou encore de leur « caractère anecdotique ». Jusqu’aux attentats de janvier 2015 où l’opinion découvre que, dans plusieurs centaines d’établissements, les moments de recueillement ont été troublés par des élèves justifiant l’action ou prenant le parti des assassins. Le rapport de l’Inspection générale, qui relatait des faits semblables après les attentats de New York, Washington et Madrid, est alors exhumé par le Premier ministre Manuel Valls déclarant que rien ne semblait avoir changé depuis cette alerte.
En 2017, le dispositif de signalement des atteintes à la laïcité annoncé par Jean-Michel Blanquer dès son arrivée rue de Grenelle permet de valider cette variété des incidents, mais aussi de découvrir leur étendue sur le territoire, leur pénétration dans le primaire et la diversité de leurs auteurs : élèves, parents et désormais personnels ; mais pas de mesurer précisément leur ampleur, car beaucoup d’enseignants ne signalent pas les faits qu’ils pensent avoir traité avec pertinence ou n’en signalent pas d’autres qu’ils n’ont pas su gérer ; enfin, il n’est pas besoin d’incidents pour que la laïcité soit malmenée : l’enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès (décembre 2020) révèle en effet que beaucoup d’enseignants s’autocensurent préventivement, simplement « par crainte d’incidents avec certains élèves ». L’importance de la présente enquête Ifop/LICRA auprès des lycéens est donc de donner enfin une mesure objective, chiffrée, de l’ampleur des principales formes d’atteintes à la laïcité.
1. Des atteintes au principe de laïcité particulièrement répandues, notamment dans les banlieues populaires
Au regard des résultats de cette étude, les incidents relevés dans le rapport de l’Inspection générale de 2004 et récemment actualisés dans un essai paru en 2020 7Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020 sont loin d’être « anecdotiques ». Au contraire, ils concernent une proportion importante de la population lycéenne, voire très majoritaire en éducation prioritaire.
Plus d’un lycéen sur deux (55 %) a déjà été confronté à une forme d’expression du fait religieux en milieu scolaire, les plus répandues étant les demandes de menus « confessionnels » (47 %), les refus d’activités pédagogiques des jeunes filles au nom de leur religion (31 % pour des cours de natation et 26 % pour des cours d’EPS), mais aussi un rejet des références religieuses de certaines activités pédagogiques (24 % de refus d’entrer dans un édifice religieux) ou moments de vie scolaire (27 % de contestations des repas de Noël).