Dror Even-Sapir, journaliste franco-israélien, éditorialiste politique et géopolitique sur i24News
Article publié dans Le DDV n°694
NB : Depuis l’écriture de cet article, Itamar Ben-Gvir et le parti qu’il dirige ont quitté la coalition gouvernementale au pouvoir en Israël, en signe de protestation contre l’accord conclu sur une trêve des combats dans la bande de Gaza et des libérations d’otages en échange de détenus palestiniens. Il n’est donc plus ministre de la sécurité nationale, mais une éventuelle reprise des hostilités aurait probablement comme conséquence sa réintégration au gouvernement.
Depuis que le conflit israélo-palestinien est redevenu, dans le sillage de l’offensive terroriste du 7 octobre 2023 et de la riposte israélienne qui s’ensuivit, un conflit de préoccupation majeure pour le monde occidental, la présence de formations considérées comme ultra-nationalistes dans la coalition gouvernementale au pouvoir en Israël suscite craintes et inquiétudes. Les noms des leaders de ces formations, Itamar Ben-Gvir et Betsalel Smotrich, sont régulièrement cités, et bon nombre de journalistes, d’universitaires et de diplomates européens ou américains voient dans ces politiciens l’incarnation de ce qu’ils considèrent être la dérive droitière d’Israël, et, à ce titre, les perçoivent comme des menaces pour le sort des Palestiniens, pour la pérennité de la démocratie israélienne, et, au-delà, pour la stabilité du Proche-Orient.
Quel que soit le bien-fondé de ces craintes, la centralité qu’occupent désormais ces deux personnalités dans les analyses, prétendument savantes ou non, sur les évolutions politiques et géopolitiques d’Israël et de sa région rend nécessaire une mise au point sur les courants idéologiques dont elles sont issues, et sur leurs évolutions.
La priorité d’un foyer national juif
L’assimilation, de plus en plus tangible, du sionisme religieux aux expressions les plus radicales de la droite n’a pas toujours eu le caractère d’évidence qu’elle peut revêtir aujourd’hui. Le sionisme politique, dans les premières décennies de son existence, était un mouvement d’émancipation nationale largement sécularisé. Il entretenait des relations ouvertement conflictuelles avec la tradition religieuse et ses représentants, méfiants voire franchement hostiles envers un projet collectif prétendant accorder aux Juifs les promesses de libération contenues dans la modernité politique, et qui de ce fait impliquait une remise en cause explicite de leur autorité, parfois de leur légitimité.
Il y avait tout de même quelques Juifs pieux parmi les premiers militants du sionisme politique, mais loin d’être des « sionistes religieux » au sens que revêt actuellement cette appellation, ils étaient des partisans d’un État, ou d’un « foyer national » juif qui se trouvaient être également fidèles aux préceptes cultuels. Ce qui importait pour eux était de sauver les Juifs des persécutions, en leur accordant un État-refuge, dénué de toute dimension spirituelle ou rédemptrice. C’est donc en toute cohérence que la faction religieuse du Sixième congrès sioniste, réuni en 1903, décida de soutenir l’examen du « projet Ouganda » visant à l’établissement d’une autonomie juive en Afrique orientale.
Avec le retrait israélien de Gaza, décidé par le premier ministre Ariel Sharon, et mis en œuvre en 2005, le sionisme religieux d’inspiration messianiste était confronté, pour la première fois de son histoire, à une remise en cause de ses fondements idéologiques.
Après cette première étape caractérisée par une distinction des plus nettes entre les dimensions nationale et spirituelle de son credo, le sionisme religieux évolua graduellement vers une tentative de synthèse de ces deux aspects, théorisée et incarnée par la forte personnalité du rabbin Abraham Isaac Hacohen Kook (1865-1935). Le retour des Juifs sur leur terre ancestrale constituait pour lui une étape indispensable à l’avènement des temps messianiques, la prépondérance de courants laïcs voire hostiles à la religion dans le mouvement sioniste de l’époque ne contredisant en rien cette perspective, les pionniers socialistes et athées servant d’instruments inconscients de la rédemption. Le messianisme du rabbin Kook n’eut pas de véritable traduction politique pendant de nombreuses décennies : jusqu’au début des années 1970 du siècle dernier, les formations représentant le sionisme religieux se considéraient comme une sorte d’annexe traditionnaliste du sionisme travailliste. Leurs dirigeants défendaient d’ailleurs des positions géopolitiques plus modérées, moins activistes, que certains leaders travaillistes.
Ambitions territoriales et refus des compromis
La guerre des Six Jours (juin 1967) constitua un tournant, la conquête de territoires bibliques étant interprétée par de nombreux jeunes sionistes religieux comme une confirmation des théories messianistes du rabbin Kook, dont le fils, Tsvi Yehuda (1891-1982), donna l’impulsion spirituelle aux premiers projets d’implantations religieuses en Cisjordanie. Cette entreprise de conquête de la terre de « Judée-Samarie » se doubla d’une prise en main du parti national-religieux, dont la vieille garde modérée fut progressivement écartée, dans les années 1970 et 1980, par une nouvelle génération de militants adhérant avec enthousiasme au messianisme des Kook père et fils et de leurs disciples.
Graduellement, ces ambitions limitées aux seuls aspects territoriaux et sectoriels de l’idéologie sioniste religieuse dépassèrent ce cadre, pour concerner l’État et la société dans leur ensemble, les institutions du premier et les valeurs de la seconde. Le rôle que joua dans cette évolution le traumatisme provoqué dans les milieux sionistes religieux par le démantèlement des implantations de la bande de Gaza et l’expulsion de leurs quelque huit mille habitants fut déterminant. Avec cette initiative, décidée par le premier ministre Ariel Sharon, et mise en œuvre en 2005, le sionisme religieux d’inspiration messianiste était confronté, pour la première fois de son histoire, à une remise en cause de ses fondements idéologiques. L’État, instrument de la rédemption, se dressait d’une manière concrète, tangible, contre le mouvement des implantations, prémices de cette même rédemption, et qui plus est avec le soutien de la majorité des Israéliens.
Traumatisme plus profond encore que celui des Accords d’Oslo, conclus au début des années 1990, et qui, certes, prévoyaient l’installation d’une autonomie palestinienne, destinée à devenir État indépendant, au cœur du « Grand Israël », mais qui n’aboutirent à aucun recul de l’extension ou du renforcement des implantations israéliennes. L’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin, en 1995, par un extrémiste issu des marges les plus radicales du sionisme religieux n’en constitua pas moins un rappel douloureux du jusqu’au boutisme et de la violence d’une ultra-droite prête à tout pour empêcher toute tentative de résolution du conflit israélo-palestinien par la voie des compromis territoriaux. Cette ultra-droite avait trouvé son incarnation politique en la personne d’un activiste d’origine américaine, le rabbin Meir Kahane (1932-1990), qui parvint à se faire élire en 1984 à la Knesset, avant que la Cour suprême n’interdise à son parti, ouvertement raciste et antidémocratique, de se représenter.
À l’assaut des institutions publiques
Une partie de ses héritiers idéologiques parvint à contourner ces difficultés institutionnelles en adoptant une rhétorique moins outrancière. C’est de cette manière, ainsi qu’en maniant avec dextérité les méthodes de la communication politique, que l’actuel ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, est devenu un personnage central du paysage politique israélien. Cet ancien militant kahaniste , relégué pendant longtemps aux marges de la vie politique, est parvenu à fidéliser une base électorale qui dépasse de loin les franges les plus radicales des militants des implantations, auxquelles il appartient, en adoptant un style populiste séduisant une partie grandissante de la jeunesse et des classes populaires. Dans ce succès, la dimension strictement religieuse de l’idéologie de Ben-Gvir ne joue qu’un rôle marginal.
Parallèlement à l’avènement, sur leurs marges, d’une ultra-droite plus populiste que strictement religieuse, les milieux sionistes-religieux réagirent au choc du démantèlement des implantations de la bande de Gaza en choisissant de partir à la conquête de l’État et de la société. Pour éviter une redite des évènements de 2005, mettre les implantations de Cisjordanie en dehors de tout danger de dislocation, il fallait non seulement les renforcer et les étendre, mais aussi, et surtout, investir les institutions étatiques et convaincre l’ensemble de la société du bien-fondé de leur cause. Les théoriciens du sionisme religieux incitèrent leurs élèves et leurs fidèles à assumer de plus en plus de responsabilités publiques. Les deux dernières décennies virent ainsi une très nette augmentation du nombre de sionistes religieux dans la haute fonction publique, les médias, le système judiciaire et le corps des officiers de l’armée. Une évolution si spectaculaire qu’elle incita les observateurs à parler d’un véritable remplacement des élites, le vieil establishment laïc et socialisant ayant cédé la place à une nouvelle génération de dirigeants formés dans les écoles talmudiques et les instituts de préparation au service militaire affiliés aux courants nationaux religieux.
Les deux dernières décennies virent une très nette augmentation du nombre de sionistes religieux dans la haute fonction publique, les médias, le système judiciaire et le corps des officiers de l’armée.
Cette transition graduelle de la défense des intérêts sectoriels vers une stratégie d’appropriation des positions clé de la vie publique était complétée par une entreprise « gramscienne » de conquête des esprits, impliquant l’émergence de think tanks et de revues conservatrices, généreusement financés par des donateurs américains proches du parti républicain.
Nationalisme religieux et modernité
Sur le plan strictement politique, cette « dé-sectorialisation » modifia en profondeur le plus grand parti du pays, le Likoud, dont les cadres et les élus se recrutent désormais de plus en plus fréquemment dans les milieux sionistes religieux. D’où les difficultés de la formation qui se veut la représentante la plus fidèle de ces mêmes milieux : dirigé par l’actuel ministre des finances, Betsalel Smotrich, ce parti s’est attribué l’appellation « sionisme religieux » mais n’est pas parvenu à fédérer toutes les tendances qui en sont issues. Smotrich et sa formation en incarnent l’aile la plus rigoriste religieusement, la moins ouverte sociologiquement, la plus intransigeante sur le plan de l’idéologie nationaliste, la plus franchement tentée par le théocratisme. Une mouvance certes renforcée par une dynamique démographique favorable, mais qui reste minoritaire comparativement aux représentants d’un sionisme religieux plus classique, adeptes d’une droite conservatrice traditionnelle. Ce public s’est un temps reconnu en Naftali Bennet, qui dirigea pendant un an (de juin 2021 à juin 2022) une coalition gouvernementale disparate, rassemblant des formations dont l’unique point commun était la volonté de maintenir Benyamin Netanyahu et le Likoud dans l’opposition. Les sondages récents tentent à prouver que de nombreux déçus du Likoud et du « Sionisme religieux » de Smotrich seraient disposés à accorder leur confiance à ce représentant d’un nationalisme religieux plus ouvert au monde et à la modernité, plus sensible aussi à la diversité de la société israélienne, et qui fut le premier chef de gouvernement de l’histoire du pays à porter la kippa.
Diversité du sionisme religieux
La tentative de synthèse entre sionisme et religiosité traversa plusieurs phases bien distinctes : minoritaire, subalterne et le plus souvent modérée politiquement pendant les premiers temps du sionisme et de l’indépendance étatique, elle subit un processus de droitisation accéléré par certains développements historiques, et qui servit de fondement à son entreprise d’appropriation de la sphère publique. Entreprise qui est loin d’être achevée, malgré d’incontestables et nombreux acquis : le sionisme religieux doit en effet composer avec d’autres mouvances dans une société israélienne de plus en plus clivée, ainsi qu’avec ses propres divisions internes, entre l’extrême droite populiste d’un Ben-Gvir, le théocratisme représenté actuellement par Smotrich et le nationalisme teinté de libéralisme qu’incarne Bennet.