Propos recueillis par Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Sur quoi les critiques, formulées en direction des États, qu’elles soient internes ou externes, sont-elles généralement fondées ?
En interne, donc à l’intérieur des États-nations, c’est la société nationale – l’ensemble des citoyens – qui opère la critique de son État. Les critères de cette critique proviennent des idéaux de justice propres à cette société nationale. Autrement dit, la société nationale s’appuie dans sa critique de son État sur l’idéal de justice dont elle se croit capable au regard de son histoire et du niveau d’intégration et de différenciation auquel elle est parvenue. Ce qu’on dit par-là est que toute société, en fonction de la différenciation interne entre les groupes qui la forme, connaît des niveaux d’intégration des groupes et d’individualisation de leurs membres différents, et que les idéaux de justice des sociétés varient en fonction de cela. Dans une société moderne hautement différenciée comme la France, par exemple, le bien-être de l’individu, assuré par des droits sociaux intégrateurs qui permettent à l’individu de se développer en direction d’une autonomie pleine et entière, est un critère de la critique de l’État français.
Depuis l’extérieur, les États sont critiqués non pas au nom de critères de justice qui émanent de leur vie interne, mais au nom de principes universels abstraits que l’on appelle communément les droits de l’homme et le droit international qui en est issu.
Sur quels arguments reposent habituellement les critiques qui ciblent Israël ? Est-il pertinent d’employer un terme particulier comme « antisionisme » pour les qualifier ?
De l’intérieur de la société israélienne, les arguments ont trait à l’histoire du peuple juif et à l’évolution de la société israélienne elle-même, comme c’est le cas pour la critique interne dans n’importe quel État démocratique moderne où le peuple considère que l’État doit être l’expression de la conception de la justice de sa société nationale, informée par ces deux éléments : histoire et évolution sociale.
Personne n’a l’idée de revendiquer un nom particulier pour la critique de la Chine ou de la Russie ou de la France au nom des droits de l’homme et des standards du droit international.
De l’extérieur, en général, Israël est critiqué comme tous les autres États de la Terre au nom des principes abstraits susnommés. Il n’y a donc aucune raison de donner un nom particulier à ces critiques. Pour vous donner un exemple : personne n’a l’idée de revendiquer un nom particulier pour la critique de la Chine ou de la Russie ou de la France au nom des droits de l’homme et des standards du droit international.
Quelle singularité le fait diasporique apporte-t-il ?
Le cas d’Israël est effectivement spécial en ce qu’une grande partie du peuple auquel cet État se réfère, en tant qu’État des juifs, vit à son extérieur. Certes, les citoyens de l’État d’Israël sont les Israéliens, juifs et arabes, mais le peuple de référence de l’État est constitué par tous les juifs. Aussi, dans le cas d’Israël, existe-il une critique interne qui vient de l’extérieur du territoire national. La critique de la diaspora est interne, parce qu’elle mesure Israël à l’aune de la justice dont le peuple juif se pense capable.
La critique d’un État peut se faire radicale. La forme même de la société israélienne est-elle généralement au cœur des critiques qui se disent antisionistes ?
Une critique est radicale lorsqu’elle prétend toucher aux racines de ce qui produit les effets politiques dans la réalité qu’elle critique. En ce sens, il n’y a actuellement pas de critique radicale d’un autre État-nation que d’Israël. Car critiquer « radicalement » un État-nation, signifie affirmer que les effets d’une politique que l’on considère comme néfaste sont un résultat inévitable de la forme de l’État de telle ou telle nation. Autrement dit, ils sont le résultat de ce que tel ou tel peuple s’est donné un État. En général, la critique radicale vise autre chose : le fonctionnement économique d’une société (critique anticapitaliste, antiimpérialiste, voire, pour l’approche marxiste, anticoloniale) ou l’idéologie d’une société (critique anticommuniste ou antifasciste). En ces cas, ce qui est mis en cause n’est pas le fait que tel ou tel peuple s’est donné un État, mais que cet État dépend dans son fonctionnement d’impératifs capitalistes ou idéologiques qui produisent des effets pernicieux. Ce sont ces impératifs que la critique radicale met à nu pour montrer qu’il en résulte inéluctablement des actes indéfendables (exploitation, impérialisme, colonialisme, voire l’extermination de minorités).
Quand l’antisionisme considère que l’étatisation du peuple juif ne peut pas ne pas avoir des effets politiques inacceptables, il relève de la critique radicale. Mais il faut qu’il se rende compte alors qu’il invente presque un genre de critique, parce qu’aucun autre peuple n’est accusé de produire ce genre d’effets dès lors qu’il se donne un État, peu importe la configuration de la politique de cette État. Ce n’est que le peuple juif que l’on accuse alors d’être structurellement indigne d’étatisation. Cet antisionisme existe, mais vu le fondement sur lequel il base sa critique – l’indignité du peuple juif à s’étatiser –, on ne peut pas ne pas voir son ressort antisémite.
Ne peut-on parler d’antisionisme lorsque l’on considère le sentiment politique des Palestiniens en lutte, qui cherchent à refouler les Israéliens dans leurs frontières ?
Bien sûr, et le peuple palestinien est légitime à se dire « antisioniste ». Ce qu’il dit par-là est que l’État israélien occupe illégitimement une partie de son territoire et empêche le processus d’étatisation du peuple palestinien. Dans tous les conflits nationaux chauds, des sentiments « anti » naissent. Ils ne peuvent pas ne pas émerger. La partie opprimée et occupée dit par son sentiment « anti » qu’elle a quelque chose en propre qu’elle défend. L’antisionisme du peuple palestinien dit exactement ça : nous sommes un peuple et vous, les sionistes, devez quitter notre territoire – donc les parties d’un futur État palestinien occupées par Israël depuis 1967. L’antisionisme ici ressemble au sentiment antifrançais en Algérie pendant les luttes de décolonisation ou à l’affect antigermanique en France pendant l’occupation. Or, cela nous montre quelque chose d’important : cet affect « anti » ne vise pas la destruction de l’État de l’autre, il veut seulement que l’envahisseur retourne sur son territoire national et y reste. Autrement dit, l’affect antisioniste palestinien, tant qu’il reste à l’état d’un sentiment nourri de nationalisme, reconnaît inévitablement l’existence de l’État d’Israël comme projet national légitime, puisque les Israéliens n’ont qu’une seule métropole dans laquelle ils peuvent rentrer, qui est l’État d’Israël.
Ce n’est pas toujours le cas…
Bien évidemment, il en va tout autrement quand cet affect visant l’expulsion de l’autre du territoire illégitimement occupé se transforme en projet politique de destruction de cet autre. En réalité, nous n’avons pas connu dans l’histoire des luttes anticoloniales des tels projets d’éradication totale du colonisateur. Les Algériens n’ont jamais conçu le projet d’une destruction totale de la France, et même pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés – à part l’éphémère plan Morgenthau – n’ont jamais sérieusement envisagé l’annihilation de l’Allemagne. Au sein du peuple palestinien, il y a pourtant des tels projet, les massacres du Hamas l’attestent. Le but du Hamas n’est pas en premier lieu la création d’un État palestinien, mais la destruction de l’État juif. La question est juste si on est, avec ce genre de projet, encore dans de la politique moderne, donc dans une lutte anticoloniale mue par un sentiment national. Je ne le crois pas. L’antisionisme du Hamas ne se fonde pas sur le sentiment que le peuple palestinien a droit à l’autodétermination sur sa terre, mais sur le projet de détruire toute souveraineté juive sur une terre considérée comme sacrée également par l’islam. C’est d’ailleurs ce que les antisionistes occidentaux, lorsqu’ils adoptent le slogan « de la rivière à la mer » ne semblent pas vouloir comprendre : pour le Hamas, il ne s’agit pas d’une lutte anticoloniale mais d’un projet impérialiste islamiste dont la teneur théologico-politique est très difficile à saisir avec les catégories de la politique moderne. Ne pas voir cela, identifier sans y regarder de trop près des propos fondés dans une pensée théologico-politique à la grammaire de l’anticolonialisme n’est pourtant pas une solution. Intellectuellement ce n’est pas une solution parce qu’on se refuse de faire le travail de compréhension des motivations politiques des acteurs dont on se déclare solidaire. Et politiquement ce n’est pas une solution, parce qu’on en vient à identifier l’ensemble de la lutte de tous les Palestiniens au projet du Hamas, alors que la société palestinienne est beaucoup plus complexe et, en une large partie, mue par des sentiments politiques nationalistes modernes. Cette modernité de la lutte palestinienne est effacée lorsqu’on s’obstine à ne pas analyser ce que veulent réellement ceux qui demandent la destruction d’Israël
Les observateurs extérieurs, Occidentaux ou autres, ne peuvent-ils dès lors se prévaloir d’un même sentiment lorsqu’ils critiquent Israël au nom du droit international ?
Pourquoi le pourraient-ils ? Sont-ils menacés dans ce qui leur est propre par Israël ? Clairement pas. Sont-ils occupés par cet État ? Non plus. Sont-ils membres du peuple palestinien ? Pour la plupart non. Donc de quel droit prétendent-ils à un affect pour lequel il leur manque tout simplement l’expérience politique qui pourrait le fonder ?
Peut-on rapprocher l’antisionisme de l’antiaméricanisme ?
À première vue le rapprochement peut sembler tentant puisqu’on a là deux formes de la critique qui s’adressent à une « nation ». Or, à regarder de près, ce n’est pas vraiment le cas. L’antiaméricanisme relève en général de l’anticapitalisme ou de l’antiimpérialisme. On n’affirme pas que c’est l’histoire nationale du peuple américain qui rend l’Amérique détestable voire criminelle, mais on affirme que c’est la forme ultra-capitaliste de cette société qui a des effets politiques délétères. Bref, l’antiaméricanisme ne met pas en question la légitimité de l’étatisation du peuple américain. Ce n’est pas ce peuple qui est le problème, ni le fait qu’il se soit donné un État, mais l’absence de régulation sociale de l’économie capitaliste qui y règne.
La comparaison avec le mouvement anti-allemand (anti-deutsch) vous semble-t-elle plus pertinente ?
Effectivement, le cas des « antideutsch » est d’une pertinence plus grande pour éclairer l’antisionisme comme position politique occidentale. Ce que désigne cette expression, c’est la conviction politique qui s’est formée dans les années 1970 à l’extrême gauche en Allemagne, donc de l’intérieur de la société nationale, que l’existence d’un État allemand nuit constitutivement à la paix dans le monde. L’idée est que le sentiment national allemand, donc la fierté quant à l’identité propre définitoire de l’Allemagne, a démontré dans l’histoire qu’il ne peut pas s’exprimer sans dévier vers un projet politique fasciste, guerrier et exterminateur.
Le mouvement a acquis une certaine résonance lors de la réunification de l’Allemagne et qu’il s’est résumé dans une explicitation de l’énoncé fondateur de l’Europe d’après-guerre : « plus jamais ça. » Cette expression se dépliait pour les antideutsch en : « plus jamais l’Allemagne ».
Cette critique affirme que le peuple allemand est le seul peuple au monde auquel on doit refuser la forme État-nation, parce que l’État ne sied au peuple allemand que pour s’épanouir en une politique qui met l’humanité en danger. Autrement dit, on a là la curieuse formulation d’une critique intérieure de la forme État appliquée à une nation particulière, qui s’appuie sur des principes universels auxquels cette nation serait dans l’incapacité structurelle de satisfaire. Et on en conclut très logiquement qu’il ne faut surtout pas lui confier un État.
Cette critique radicale a-t-elle trouvé un écho hors de l’Allemagne ?
Non. Même si l’Allemagne est certainement pour beaucoup un État dont on se méfie, et donc qui est davantage scruté que d’autres, la critique qui lui est adressée de l’extérieur suit les formes standards de ce genre de critique, c’est-à-dire se réfère, le cas échéant, aux droits de l’homme ou au droit international. Et la raison pour laquelle les antideutsch revendiquent un nom particulier pour leur critique, est précisément qu’elle n’est pas subsumable sous les critiques normales – en interne au nom de la justice dont la société nationale se croit capable, de l’extérieur au nom de principes universels.
Qu’en est-il alors de la revendication d’un nom particulier – antisionisme – pour la critique de l’État d’Israël ? La posture antideutsch, constitue-t-elle un modèle pour ceux qui se battent pour que l’antisionisme comme position politique propre ait droit de cité dans nos sociétés occidentales ?
La question est légitime, puisque l’antisionisme, s’il est conséquent et non pas juste un nom singulier pour une forme de critique externe tout à fait banale, doit affirmer, pour justifier sa posture particulière, qu’Israël est un État fautif sur un mode qui le distingue de tous les autres États de ce globe. Et le seul cas où la critique d’un État s’excepte des formes habituelles jusqu’à appeler la formation d’un terme ad hoc est celui où l’on considère qu’un État ne devrait pas exister, puisque le peuple qui se le donne n’est en l’occurrence pas habilité, pour le bien de tous, à disposer d’une forme politique de ce genre.
Dans l’état actuel des choses, et pour critiquable soit-il, [Israël] est un État de droit démocratique, gouverné, il est vrai, par une clique corrompue qui ne cède en rien d’un point de vue des inquiétudes légitimes qu’elle peut susciter au gouvernement Trump aux États-Unis.
Voilà ce que l’analogie avec la position antideutsch a d’éclairant. Or, contrairement aux antideutsch, les antisionistes peinent à fonder leur argumentation critique sur l’histoire du lien intrinsèque plein de périls entre le peuple juif et la forme-État. Rien dans l’histoire du peuple juif ne peut donner lieu à cette inquiétude, et rien dans l’histoire du jeune État d’Israël n’est si particulier que l’on puisse en toute bonne foi juger que cette liaison-là soit à redouter. Sans doute est-il plus souvent en guerre que la moyenne. Mais ces guerres, dans la plupart des cas, et encore dans celui qu’on connaît en ce moment, il ne les déclenche pas. Il n’est pas un État agresseur, et bien que l’extrême droite soit actuellement intégrée à la coalition au pouvoir, il n’est ni fasciste, ni génocidaire. Dans l’état actuel des choses, et pour critiquable soit-il, il est un État de droit démocratique, gouverné, il est vrai, par une clique corrompue qui ne cède en rien d’un point de vue des inquiétudes légitimes qu’elle peut susciter au gouvernement Trump aux États-Unis.
Si l’ensemble de ces cas et contextes ne justifient pas, sauf dans le cas palestinien, le recours au terme spécifique « antisionisme », à quel impensé ou à quelle réalité ramène en définitive son usage ?
Malheureusement je ne vois d’autre ressource pour ceux qui, en Occident, veulent absolument se dire antisioniste que l’antisémitisme. Car pour affirmer que la critique externe de cet État particulier diffère des autres critiques externes des autres États, et que pour cette raison même elle mérite un nom à part, il faut être convaincu que l’étatisation du peuple juif porte atteinte à l’humanité entière et à la paix dans le monde. Or, l’idée que les juifs constituent un obstacle à la paix mondiale, à la réconciliation entre les peuples si vous voulez, est certainement un de plus anciens tropes antisémites que nous connaissons.
En conclusion et au plan opératoire, à quel moment la critique légitime de la politique de l’État d’Israël devient-elle incontestablement antisémite ?
Quand elle dépasse la critique externe normale des États. C’est-à-dire quand elle ne critique plus Israël comme un État légitime qui doit se plier au droit international – ce que font actuellement les instances juridiques internationales de La Haye – mais critique l’État d’Israël comme tel, niant son droit à l’existence en tant qu’État du peuple juif. Ce qui revient à dénier au seul peuple juif, parmi tous les peuples de la terre, le droit de se doter d’une souveraineté nationale. Autrement dit, cela revient à dénier au seul peuple juif le droit à l’autodétermination. Et même si on pouvait démontrer que ceux qui défendent cette idée ne le font pas parce qu’ils pensent qu’un État du peuple juif nuit à la paix dans le monde, mais, par exemple, parce qu’ils considèrent que le droit des Palestiniens à l’auto-détermination prime sur le même droit du peuple juif, que les juifs n’ont qu’à aller chercher ailleurs un territoire où construire leur État ou encore, comme on l’entend actuellement, « retourner en Europe », on ne peut pas ne pas entendre dans ces prises de paroles occidentales la petite musique précisément de l’Européen qui fantasme encore qu’il peut disposer de ses juifs, les expulser quand il veut, les rappeler quand il veut, bref les déplacer comme des objets.