Jessica Choukroun-Schenowitz, enseignant-chercheur en psychopathologie clinique, psychologue clinicienne
Le trauma déchire le voile du fantasme, ce voile posé sur le réel pour filtrer le monde et fabriquer notre réalité. Le fantasme s’apparente ainsi aux croyances sur lesquelles nous fondons notre rapport à l’autre. Le trauma, c’est cet événement qui fait qu’il y aura, à partir de lui, un avant et un après ; le trauma fait rupture. Voilà ce que le 7-Octobre a provoqué sur nombre de juifs – mais pas seulement – les laissant sans mots, sidérés, désarrimés et plutôt seuls aussi.
Après les actes terroristes impensables, d’une violence et d’une cruauté inouïes – mais pourtant trop humaines –, il y eut dans certains esprits cette petite voix qui murmurait aussitôt que nous n’étions pas au bout de nos peines. Tuer de sang-froid, brûler, mutiler, violer des femmes, des hommes devant leur famille ; violer encore ces corps, même morts, jusqu’à leur briser le bassin. Prendre des bébés, enfants, femmes, hommes et vieillards malades pour otages dans des conditions à peine imaginables. Balader à l’arrière d’un pick-up le trophée d’un corps de femme à moitié nue, inconsciente ou déjà morte, désarticulé et le frapper, encore. Mais aussi, remporter quelques mois plus tard grâce à cette image le fameux prix de photographie Pictures of the Year International…
Jouir de donner la mort, jouir de faire couler le sang, « d’avoir tué dix juifs de ses mains » : tel est l’orgasme de haine qui sera aussitôt partagé à travers le monde aux cris d’Allahu akbar et de « mort aux juifs » au sein de ces foules parsemées de pancartes nazies et de drapeaux palestiniens.
La déshumanisation achevée d’un peuple s’illustrait donc sous nos yeux encore pleins des larmes pour ces morts parfois, souvent, impossibles à enterrer. Beaucoup de médecins et autres présents sur les lieux ont affirmé n’avoir « jamais vu ça ». Mais c’était sans compter les gifles de haine qui allaient continuer de s’abattre chaque jour sur ceux qui, déjà meurtris, devinrent obsédés par la recherche, au milieu des bouts de cadavres comme des mots assassins, des signes d’une humanité en train de se dérober sous leurs pieds.
L’abjection est à son comble, l’indécence aussi. Les condamnations arrivent avant les condoléances et du jour au lendemain, les juifs du monde entier se retrouvent menacés de mort. Le négationnisme, quant à lui, surgit en temps réel. Les terroristes se sont filmés mais les juifs ont tout fabriqué, à moins qu’ils ne l’aient encore mérité… Sans doute un complot, encore un. Trauma au carré ?
La meute et les savants
Pendant ce temps, sur la même planète, l’on efface les femmes dans l’indifférence absolue, on marie des fillettes à 9 ans ; ailleurs, on les viole avant de les tuer, on coupe des têtes, on pend, on bat, on affame, on déplace, on massacre, on génocide.
Mais il y a la meute. Elle est là qui hurle et vocifère. Elle crie « Israël assassin » priant de libérer la Palestine de la mer au Jourdain, mais elle oublie les pires tyrans, les génocidaires, les coupeurs de têtes, l’exploitation et la traite humaines. La meute qui descend dans la rue se pare de keffieh comme pour mieux s’habiller de l’insigne identificatoire qui fait défaut, mais que la haine du juif, du colon ou du sioniste, au choix selon cet efficace glissement métonymique, vient rassembler. Alors, la meute discrimine, elle isole, elle violente et elle boycotte. Il n’est pas un domaine qui ne soit épargné par ces vociférations visant à exclure : la rue, les universités, les écoles, le monde de l’art, les aéroports, les réseaux sociaux, et avec eux les étudiants, les acteurs tel ce James Bond trop juif, les chanteurs telle cette jeune femme interdite de sortir de son hôtel à Malmö pour l’Eurovision sans une impressionnante escorte, les sportifs israéliens, les enseignes, le Coca-Cola, les avocats israéliens que l’on somme de retirer dans les supermarchés… Tout.
Jouir de donner la mort, jouir de faire couler le sang, « d’avoir tué dix juifs de ses mains » : tel est l’orgasme de haine qui sera aussitôt partagé à travers le monde aux cris d’Allahu akbar et de « mort aux juifs ».
Et puis, il y a les moins agités, penseurs et savants. Intellectuels, politiques, journalistes, universitaires mais aussi amis, dont on a découvert l’indignation sélective et l’éthique à géométrie et à ethnie variables. Ceux-là, forts de leurs certitudes, de leur haussement de voix ou de sourcil et de leurs arguments fallacieux, vont s’attacher à démontrer méthodiquement tout leur savoir construit sur un point aveugle, un antisémitisme qui s’ignore. Ces savants à l’amnésie sélective auront effacé ce réel qui pourtant insiste et se répète, ils auront fait du nazisme un point de détail pour se pavaner sous les oripeaux de leur humanité.
Pour cela, la cause palestinienne est l’aubaine absolue, la victime idéale et l’ONU un repère de taille. Mais qu’un idéologue nazi, Johann von Leers, ami du Grand Mufti de Jérusalem, ait inspiré l’antisionisme par sa propagande antijuive obsessionnelle bien avant la création d’Israël, n’est qu’un détail. Que les pays de la Ligue Arabe aient en chœur refusé le plan de partage de l’ONU en 1947 et la reconnaissance de l’État d’Israël (donc de celui de la Palestine), lui déclarant la guerre au lendemain de sa création, n’est qu’un détail. Que l’Organisation des Nations unies finance les manuels scolaires comportant des passages entiers de Mein Kampf traduits en arabe, n’est aussi qu’un détail. Que la charte du Hamas appelle à tuer chaque juif, où qu’il se trouve, que l’un de ses chefs sacrés crie haut et fort qu’il y aura encore et encore d’autres 7-Octobre, appelant chaque Palestinien à périr pour la cause, ne sont encore que des détails.
Géométrie variable : l’art du détail
Alors qu’Israël est militairement attaqué de toutes parts et que l’on fait si peu cas des otages, ces savants invoquent le droit international, lui aussi à géométrie variable. Il ne semble pas valoir de la même façon pour tous, tout comme les victimes palestiniennes n’ont pas la même valeur selon qui les tue et où on les tue. Tout un art.
Kamel Daoud rappelle à dessein que si le peuple palestinien est si célèbre, comme disait Mahmoud Darwich, c’est en raison de son ennemi : le juif. Ainsi, la passion pour le cadavre du Palestinien n’a d’égale que celle, haineuse, pour le juif responsable de tout dans cette « armée de libérateurs imaginaires »1Delphine Horvilleur-Kamel Daoud, l’entretien croisé : « Nous devons réaffirmer notre humanité », in Le Nouvel Obs, 25 octobre 2023..
Mais ce n’est pas tout. Sur le dos de ses souffrances, l’on a contribué à fabriquer un conflit sans fin en octroyant au Palestinien un statut de réfugié à vie, de génération en génération, le figeant par-là dans son habit de victime éternelle. Unique au monde, précise Georges Bensoussan, qui rappelle qu’en 1949, 24 millions d’autres réfugiés allemands, hindous et pakistanais se sont également retrouvés errants, et que concernant le million de juifs évincé ou chassé du monde arabe, dont 750 000 arrivèrent sans rien en Israël, il n’y aura pas de retour non plus. Dans cette absolue instrumentalisation des causes, il y a donc d’un côté une responsabilité totale et une accusation continue ; et de l’autre, une déresponsabilisation totale.
Indignité et collaboration
En France, on répète à loisir depuis le 7-Octobre qu’il ne faut pas « importer le conflit ». Mais les mêmes bien-pensants, de gauche de préférence parce que c’est à gauche qu’on pense « bien », partent eux aussi en guerre. L’heure est effectivement grave, le RN est aux portes du pouvoir et il faut agir. L’indécence sera pourtant là encore de créer un « Nouveau Front Populaire » avec ceux qui auront fait campagne – de façon tout à fait abjecte et répétée – sur le dos de la minorité qui a toujours eu bon dos : les juifs.
Cette déshumanisation du juif, cette haine féroce sont le symptôme d’un grave malaise dans notre civilisation dont les digues ont sauté, où n’importe qui peut dès lors devenir le juif à abattre. C’est le symptôme d’une démocratie malade qui annonce le fascisme, lequel – prévenait Pasolini – reviendrait sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme.
En 2024, en France, nous nous retrouverons donc avec des hommes et des femmes, républicains et soucieux des droits humains et du vivre-ensemble, qui n’hésiteront pas à combattre des racistes avec des antisémites, parce que là encore, c’est un détail qu’il s’agira de régler « après », disent-ils avec leur même haussement de sourcil. Que des Français, juives et juifs, soient jetés en pâture à ces collaborations politiques ne constitue pas une urgence : les discriminations, les intimidations, les agressions quotidiennes, le viol d’une jeune fille de 12 ans, et récemment la tentative de viol d’un jeune « homosexuel juif », les inscriptions voire les destructions des devantures de magasins « juifs », peuvent bien attendre encore un peu puisque le conflit est déjà importé, que la chasse aux juifs a déjà bien (re)commencé.
Pendant ce temps, la belle âme de cette gauche qui ne semble plus qu’exister à son extrême, ne voit toujours pas combien sa radicalité a fini de faire le lit douillet de l’extrême-droite. Résultat de la colonisation de la pensée, voire de sa destruction, celle qui mène précisément vers le totalitarisme. Le wokisme allié à l’islamisme en est l’illustration parfaite. Et cette convergence des luttes n’est rien d’autre qu’une convergence des haines.
Haine et désinhibition
Là aussi, la meute se déchaîne, elle descend dans la rue et elle exclut, elle insulte au nom de la convergence des luttes : exit les manifestantes qui veulent dénoncer les viols des Israéliennes par les terroristes du Hamas par les pas-toutes et mal nommées féministes « Nous toutes ». Car pas-toutes les victimes n’ont le même statut ni les mêmes droits dans cette tragédie moderne du règne de la police de l’assignation identitaire.
La manœuvre qui visait à ôter aux Israéliens mais aussi aux juives et aux juifs du reste du monde leur humanité, leur ressemblance à ce qui fait l’humain, a fonctionné : l’on efface, l’on nie, l’on inverse les accusations, l’on révise l’histoire, pourvu que la meute ait enfin une raison de haïr et d’exister. La force de la haine c’est de parvenir à « nier l’être de l’autre » disait Lacan.
Jamais l’antisionisme n’aura autant épousé toutes les formes de la haine du juif, jamais la formule de Jankélévitch2 « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. ». Vladimir Jankélévitch, cité par Léon Poliakov, dans Histoire de l’Antisémitisme 1945-1993, p. 405, Éditions du Seuil, 1994. n’aura été aussi limpide : le juif est bien devenu le nazi qu’il est de bon ton de dénoncer, de condamner, de lyncher, si possible sur la place publique.
Cette désinhibition qui autorise et déploie la nazification et la délégitimation de l’État d’Israël est sans doute aujourd’hui la version la plus flagrante de la haine du juif qui se dit derrière l’antisionisme ; il n’est, rappelons-le encore, que la forme moderne de l’antisémitisme.
Cette déshumanisation du juif, cette haine féroce sont le symptôme d’un grave malaise dans notre civilisation dont les digues ont sauté, où n’importe qui peut dès lors devenir le juif à abattre. C’est le symptôme d’une démocratie malade qui annonce le fascisme, lequel – prévenait Pasolini – reviendrait sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme.
Et maintenant ?
Après le trauma, la sidération, la douleur, la colère, la solitude, et malgré cette surenchère d’images obscènes de part et d’autre, il s’agit de se rassembler et de retrouver sa capacité à penser. Que faire ? Qu’espérer ? Ne pas s’y méprendre.
Le juif, dont le peuple est élu à une haine millénaire et protéiforme, est peut-être alors celui dont la vocation est d’éclairer cette haine, sans relâche. De rappeler que malgré (et pour) ce que le juif condense et concentre de haine et de violence, il fait aussi preuve de ce que l’on peut espérer de l’humain et de l’humanité : le juif est celui qui assume son peu d’être, son incomplétude3Delphine Horvilleur le déploie admirablement, notamment dans Réflexion sur la question antisémite, Grasset, 2019., sa différence, celui qui a fait le choix de se faire responsable de ce qui lui a été transmis, de son destin4Il s’agit bien du destin signifiant. en somme. Dans cette guerre immonde et par son instrumentalisation, la figure du juif est l’envers de celle du Palestinien. La victimisation de ce dernier va de pair avec le refus de la responsabilité : duo si cher à notre époque marquée par un lien social dans lequel s’effacent la honte et les repères signifiants, entravant du même coup l’avènement de la subjectivité, de la pensée et de la liberté.
Cette horreur est bien celle de tous les drames humains où certains s’arrogent le droit de massacrer, de tuer pour des idées, pour des croyances, de convertir de force, d’effacer l’autre à tout prix, et de faire disparaître la femme donc.
Mais aussi, de rappeler que ce que vise la haine du juif concerne l’humanité tout entière derrière les paroles qui se taisent, les regards qui se détournent et les oreilles qui se bouchent, saturées de ce brouhaha nauséabond. Car cette violente déchirure du voile opérée le 7 octobre 2023 a montré au monde une horreur qui n’est pas que celle des Israéliens et des juifs – si elle dure, celle-ci n’est pas pire dans sa nature et sa volonté exterminatrice –, ni que celle des Palestiniens. Cette horreur est bien celle de tous les drames humains où certains s’arrogent le droit de massacrer, de tuer pour des idées, pour des croyances, de convertir de force, d’effacer l’autre à tout prix, et de faire disparaître la femme donc. Cela au nom d’un prétendu salut ou d’une prétendue vérité, ne souffrant d’aucune équivoque, mais qui ne cesse de révéler ses accointances avec la pulsion de mort s’exprimant dans une jouissance mortifère et illimitée. Un culte du martyr, version 2.0.
Cette horreur fait oublier, enfin, à quel point l’être parlant est toujours un étranger, y compris – et même surtout – à lui-même. La haine du juif est aujourd’hui, plus que jamais, un des carburants les plus puissants de la promotion de la pulsion de mort, à quoi la volonté de (sur)vie du juif fait barrage. Ce qui nous autorise à souligner combien ce dernier fait figure de résistant.