Alain Barbanel, journaliste
Raymond Aron, en son temps, parlait de « l’insatisfaction querelleuse » pour qualifier la relation des Français au pouvoir et plus largement aux institutions qui l’incarnent. De la querelle au rejet, il n’y a souvent qu’un pas… qu’une partie de l’opinion française est en passe de franchir, fustigeant les principes mêmes du système démocratique. Un rejet qui s’inscrit dans un contexte européen où le « désamour » entre les citoyens et la démocratie s’accélère au profit de gouvernements populistes d’extrême droite. Le dernier rapport du Cese (Conseil économique social et environnemental) intitulé : « Sortir de la crise démocratique »1Rapport annuel sur l’état de la France 2024 : sortir de la crise démocratique . Rapporteuse : Claire Thoury, sociologue, spécialiste des questions d’engagement, elle est présidente du Mouvement associatif. Elle siège au Cese au sein du groupe des associations et est membre de la commission économie et finances et de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité., enfonce un peu plus le clou dans un paysage déjà bien délabré.
Que dit-il ? D’abord, deux chiffres inquiétants ressortent de ce sondage exclusif réalisé par Ipsos. Près d’une personne interrogée sur cinq estime que la démocratie n’est pas le meilleur système politique existant. Et près de 76% d’entre elles estiment que les femmes et les hommes politiques sont déconnectés des réalités vécues par la population2D’après une enquête Odoxa-Backbone pour Le Figaro, qui vient d’être publiée, 82% des Français une mauvaise image des partis politiques et 72% d’entre eux se déclarent lassés de devoir se rendre aux urnes si souvent.. Cette défiance n’est certes pas nouvelle mais elle confirme une dégradation non seulement du ressenti des citoyennes et citoyens vis-à-vis de leurs institutions mais aussi des principes qui constituent le socle démocratique, menaçant de fait les fondements de l’État de droit.
Ainsi, dans ce rapport annuel sur l’état de la France, près d’1/4 des Français n’aurait pas le sentiment de faire vraiment partie de la société française. Au cœur de ce déclassement qui touche en priorité les classes moyennes, les problèmes liés au pouvoir d’achat. L’étude d’Ipsos-Cese montre que 45% des sondés « estiment que leur pouvoir d’achat permet seulement de répondre à leurs besoins essentiels voire ne le permet pas ». Soit trois points de plus par rapport à l’étude menée l’an dernier…
Disparités, discriminations, détournements
Le ralentissement de l’inflation et l’amélioration des chiffres du chômage semblent, loin s’en faut, avoir neutralisé leurs effets cumulés depuis deux ans. Ce sont les difficultés liées au logement qui arrivent en tête de ce constat. Pas moins de 58% des Français éprouvent des difficultés pour se loger, un chiffre qui atteint 84% pour les départements et régions d’Outre-mer, donnant un éclairage sur les crises sociales qui touchent aujourd’hui la Martinique entre autres à propos de la vie trop chère.
Le rapport du Cese révèle par ailleurs que dans l’esprit d’une grande partie de la population et en dépit d’un système social plutôt performant, l’absence de perspectives puise ses sources dans de multiples facteurs. Dans l’ordre, disparités salariales, discriminations, inefficacité des ressources liées à la redistribution, détournement des règles dans certains cas, ou encore iniquités territoriales dans l’accès aux services publics, participent à ces frustrations économiques et à la remise en cause de la démocratie libérale. D’où la tentation, qui se concrétise dans les urnes, de rejoindre des idéologies extrémistes, quitte à renverser la table sans rien anticiper, et soutenir des programmes farfelus ou utopiques, qui mettent en péril notre démocratie, en laquelle, d’après cette enquête, 23% de la population ne croient plus.
« Désanctuarisation » des institutions
Cette tentation totalitaire « d’atmosphère » va bien au-delà des chiffres et du sentiment d’insécurité économique et culturel, pour reprendre le terme du regretté politologue Laurent Bouvet. Elle est aussi le fruit d’un discours ambiant qui se propage, porté par nos (ir)responsables politiques, qui sitôt installé au pouvoir, participent à la « désanctuarisation » de nos institutions. Censé pourtant nous protéger par sa fonction régalienne, l’actuel ministre de l’Intérieur fraîchement arrivé aux manettes, a déclaré à propos de la politique migratoire que l’État de droit n’était « ni intangible, ni sacré »… Et même si Bruno Retailleau, emporté par la polémique, s’est repris ensuite en nuançant ses propos : « À aucun moment, je n’ai voulu abolir l’État de droit… », la phrase fait tache dans la bouche du garant de notre constitution.
Si une partie non négligeable de nos concitoyens est fâchée avec la démocratie, il ne faut peut-être pas aller chercher bien loin les responsables de cette désaffection : beaucoup sont au premier rang de notre personnel politique. Certains, à dessein, se plaisent à jouer les pompiers pyromanes, avec dans une main une grenade dégoupillée et dans l’autre une boîte d’allumettes ! Ce goût prononcé pour la politique de la terre brulée (le déluge sinon rien !) n’est pas sans conséquence dans l’opinion publique et dans ses suspicions à l’égard de la démocratie. Comme le montre ce dernier sondage Ipsos-Cese, il gagne du terrain et se propage un peu partout dans le monde, y compris, et de plus en plus, sur le vieux continent. Il est le terrain de jeu du populisme et de ces régimes « illibéraux », faux-nez de régimes totalitaires en devenir, qui se disent être des démocraties se permettant de prendre tous les droits avec l’État de droit.
Primauté de l’État de droit
Il faut lire à ce titre le lumineux ouvrage de Tom Bingham3Tom Bingham, L’État de droit. Le socle de notre démocratie en péril ?, Paris, Aux Feuillantines, 2024. Avant-propos d’Aurélien Antoine, professeur de droit public, titulaire de la chaire de Droit public et politique comparés, Université Jean Monnet de Saint-Etienne. Traduction, préface et notes de Pierre Hessler., disparu en 2010, considéré comme l’un des plus grands juges anglo-saxons, défenseur du droit international et des droits de l’homme, et dont l’œuvre brillante vient d’être enfin traduite en français par Pierre Hessler, observateur attentif de ces questions relatives à l’État de droit. Sa thèse ? Il ne peut y avoir de démocratie sans État de droit soutenu par les lois qui en sont la matrice. Et pourtant, nombreux sont ceux qui cherchent à y mettre des coups de canif. « Tom Bingham nous alerte sur les tentations démagogiques de restreindre l’État de droit, notamment devant les menaces qui découlent du terrorisme et les défis et crises migratoires auxquels nous sommes confrontés », explique Pierre Hessler. Et d’ajouter : « L’hyper activité législative n’est pas non plus garante d’un bon fonctionnement démocratique. Il est souvent avéré que des mesures discriminatoires touchant une minorité deviennent ensuite la règle pour une population plus large. »
Ne plus croire dans la démocratie, comme 23% des français semblent l’exprimer dans ce sondage, c’est, en même temps, comme l’exprime le juriste anglo-saxon, remettre en cause l’État de droit qui constitue « le socle de la justice et des libertés publiques ». C’est aussi, affirme l’auteur, prendre des libertés aventureuses avec la loi qui « doit être au-dessus des détenteurs d’autorité, en s’appliquant à tous et en fixant le cadre du pouvoir politique ».
La démocratie, le meilleur des systèmes
Brûlante d’actualité, sa démonstration résonne avec la situation mondiale tourmentée que nous traversons. « Dans l’ordre mondial qui prévaut aujourd’hui, la loi nationale doit également s’accorder avec les conventions internationales. Toute atteinte aux principes fondamentaux de la loi, toute mesure d’exception se soldera par un affaiblissement général des libertés publiques » alerte Hessler. Si le populisme surfe sur les vagues des colères et des frustrations, n’oublions pas que ceux qui promeuvent ce discours « se caractérisent d’abord par une relation systématiquement conflictuelle avec la règle de droit, y compris celle dont ils ont été les promoteurs ». Nous voici prévenus. Et de citer au passage les frasques de Boris Johnson qui après avoir pris des mesures drastiques d’isolement et de confinement pour freiner la pandémie du coronavirus, a lui-même enfreint ses propres directives, en s’adonnant a des fêtes alcoolisées avec des membres de son cabinet. Ce qui lui a coûté finalement son poste, personne n’étant au-dessus de la loi, et surtout pas son promoteur !
Faut-il rappeler à ceux qui doutent encore que la démocratie n’est pas forcément le « pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres », comme l’affirmait Winston Churchill, mais le meilleur qui soit pour préserver nos libertés fondamentales dans un État de droit ?
Tom Bingham, L’État de droit, Paris, Aux Feuillantines, 2024.
Prix Orwell du meilleur livre politique (2011), l’auteur montre l’importance de l’État de droit devenu dans les sociétés démocratiques, le socle de la justice et des libertés publiques. Il retrace l’histoire passionnante de la notion d’État de droit, depuis la Magna carta anglaise, pionnière en la matière, jusqu’aux conventions modernes du droit international. De fait, cet ouvrage qui est une référence internationale dans son domaine, se révèle être un plaidoyer pour les libertés démocratiques, si menacées aujourd’hui sur la planète.