Alain David, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
Interviewé longuement dimanche 29 septembre par Darius Rochebin sur LCI, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a déclaré en substance (entre autres choses) : que l’immigration n’est pas une chance pour la France ; que violer la frontière française est un délit ; qu’il était sans réserve partisan de la double peine ; que le multiculturalisme expose la société au racisme.
Monsieur Retailleau parle intelligemment et agréablement, il sait manier l’humour et se donne comme un homme ouvert, certes ferme et intransigeant dans ses convictions mais, précise-t-il lui-même, non sectaire, respectueux des autres et ayant plaisir à discuter avec ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que lui. Fort bien. Pourtant à les regarder de plus près les quatre points relevés ne heurtent-ils pas, en-deçà de tout esprit partisan, les principes éthiques d’une association comme la Licra ?
Slogans en forme de brûlot
L’immigration n’est pas une chance pour la France dit Bruno Retailleau. Cette déclaration, plus qu’aucune autre, est de nature à irriter un militant de la Licra. Car, en 1992, Bernard Stasi, ancien ministre, alors député (Union du Centre) et futur président de la commission Stasi sur la laïcité – et, au passage, oncle de l’actuel président de la Licra Mario Stasi – publiait chez Robert Laffont un livre-phare, qui fit grand bruit : L’immigration, une chance pour la France. Certes que l’immigration soit de toute manière et dans toutes les circonstances une chance, peut se nuancer et se discuter, mais que Bruno Retailleau choisisse de lancer cette formule comme un brûlot, cela ne sonne-t-il pas, bien au-delà de la recherche de la nuance, par-delà le souci d’analyse, voire la confrontation aux faits collectés par les scientifiques, juste comme un slogan destiné à faire pièce à ce qui pouvait passer pour la devise généreuse de Bernard Stasi, et pour tout dire à flatter cette angoisse et ce ressentiment diffus qui empoisonnent notre époque ?
Violer la frontière française serait un délit. Oui, bien évidemment, si les frontières existent, c’est qu’il faut les respecter. Mais un délit ? De l’autre côté de la frontière, il y a ces hommes que nous ne sommes pas, des autres, des autres nos semblables, voire des autres très différents. Pourtant l’un des traits de mon humanité ne consiste-t-il pas à pouvoir me mettre à la place de l’Autre ( « Je suis celui que je ne suis pas », dit-on volontiers à la Licra). Il n’en va pas ainsi pour Bruno Retailleau ? Un délit ? Mais que veut-il en proposant ce mot ? Par-delà la rigueur juridique, qui n’est pas ce qui est ici en cause, l’interview le fait comprendre. Un délit c’est l’appel à une manifestation de fermeté, de dureté même, intransigeante. Et il fallait certes entendre Bruno Retailleau préciser avec presque de la délectation dans la voix ce qu’il y mettait : la possibilité des gardes-à-vue, des enquêtes, de la prison. Car oui, la France, cela est dit, répété et entendu, ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Pourtant, voudrait-on objecter ici, il s’agit justement de « toute la misère du monde » et criminaliser cette misère, la mettre en prison, est-ce digne de la France, la France serait-elle encore la France, pleine de cette certaine idée d’elle-même dont parlaient Péguy ou de Gaulle, si elle en venait à criminaliser la misère pour mieux l’ignorer ?
Un identitarisme de principe
La double peine, Bruno Retailleau s’en déclare un partisan résolu. A-t-il si peu confiance dans la force de notre système éducatif et pénal qu’il veuille mettre dehors, expulser comme un déchet celui qui aurait pourtant payé à la société sa dette ? Ne serait-ce pas admettre deux catégories d’êtres humains, ceux d’ici et ceux de là-bas, le national et l’étranger, le criminel étranger étant de facto plus criminel que le national, et comme tel irrémédiablement perdu pour l’humanité. En bon français courant : étant totalement déshumanisable et déshumanisé.
Le multiculturalisme, conduisant au racisme ? D’une certaine façon, la Licra pense ici la même chose que Bruno Retailleau, elle ne croit pas aux appartenances, elle dit et répète : « je suis celui que je ne suis pas. » Nous admettrons donc la pleine validité morale d’une déclaration de Bruno Retailleau, présente dans l’interview : un homme ne doit pas être défini par ses origines, se légitimer par elles, il doit au contraire accepter la loi républicaine. Oui, mais ce rejet du multiculturalisme ne saurait avoir comme envers une sorte d’uniculturalisme, l’appartenance au « judéo-christianisme » (quoi qu’on mette sous ce terme bien discutable) : revendication d’appartenance maintes fois redite par Bruno Retailleau, revendication qui sacrifie à un identitarisme de principe, tout aussi générateur de racisme que le wokisme le plus radical, un identitarisme qui signale, pour le coup, l’origine ou l’appartenance demeurée villiériste du ministre de l’Intérieur.
La Licra ne se reconnaîtra donc pas, de par son humanisme qui se voudrait celui de « l’autre homme » – et ainsi son universalisme – dans les propos de Bruno Retailleau. Certes l’universalité doit se concrétiser dans la responsabilité exercée vis-à-vis de l’autre pris dans le tourbillon du concret, des décisions à prendre, des compromis à négocier – ce qui autorise, ou au moins explique, l’incertitude et la diversité des choix politiques que nos militants peuvent être conduits à prendre. Pourtant les difficultés du concret sont une chose, elles ne doivent pas signifier, ce à quoi, semble-t-il, Bruno Retailleau a un peu consenti, ce à quoi, de plus en plus, en Europe et dans un monde où les repères s’effacent, on consent, et pas seulement à l’extrême droite : le renoncement à l’éthique.