Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
Dans un article publié en 2023, trois professeures d’histoire d’un lycée public francilien rapportaient avoir fait intervenir devant leurs élèves Pauline Bebe, rabbin, et Kahina Bahloul, imam, pour « échanger sur la place des femmes dans les grandes religions monothéistes ». Elles se félicitaient que ces « conférences-débats »1Jenna Alberti, Marguerite Graff et Caroline Latournerie, « Pourquoi il faut parler de religion à l’école… », Diversité, n°201, 2023, p. 64., qu’elles organisent depuis 2016 et qui donnent aussi la parole à des chercheurs, aient permis que la religion ne soit plus un sujet tabou dans leur lycée. Eu égard à ce qu’implique le principe de laïcité dans les établissements scolaires publics de telles initiatives questionnent.
La laïcité scolaire brouillée
Dans un rapport sur l’enseignement des faits religieux de 2002, Régis Debray s’opposait à la présence à l’école d’« intervenants extérieurs (…) représentants patentés des différentes confessions » : « Jules Ferry (…) n’y reconnaîtrait plus les siens »2Régis Debray, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 47., affirmait le philosophe. Vingt ans plus tard, le 2 mai dernier, Aline Girard, secrétaire générale d’Unité laïque, s’inquiétait de ce que de plus en plus de professeurs font venir des représentants ou sympathisants des cultes devant les élèves. « Le socle laïque de l’école se lézarde »3Aline Girard, « Des religieux à l’école publique, est-ce bien sérieux ? Le Point, 2 mai 2024., concluait-elle.
En 1888, Ferdinand Buisson rappelait que l’enseignement est laïque « en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux » et que « les représentants d’aucune communion (…) [n’ont] plus accès » à l’école publique. « L’instituteur à l’école, le curé à l’église »4Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1888, p. 1472., martelait le « père de l’école laïque »5Patrick Cabanel, Ferdinand Buisson. Père de l’école laïque, Genève, Labor et fides, 2016.. La loi du 28 mars 1882, qui venait de déloger le prosélytisme religieux des écoles publiques, privait l’Église d’un puissant levier d’emprise, dont elle avait disposé sans partage du Moyen Âge à la Révolution française, sur « l’âme de la jeunesse »6Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République (1871-1914), Paris, Points, 1982, p. 17.. Elle livra donc une bataille opiniâtre pour sauver ce qu’elle put d’une époque révolue où aucun domaine n’échappait à son contrôle. Le député Paul Bert voyait clair lorsqu’il déclarait le 4 décembre 1880 à la Chambre : « l’Église ne veut pas abandonner l’école, (…) il y a danger pour elle-même »7Journal officiel de la République française, 5 décembre 1880, p. 11948..
Comme l’écrit l’historienne Mona Ozouf, l’enjeu pour les fondateurs de l’école laïque était « affaire de bonnes frontières entre l’Église et l’École »8Mona Ozouf, op. cit., p. 56. : à l’école publique, le professeur initie les élèves au raisonnement et à l’argumentation à partir de savoirs tirés de la science ; dans les lieux de culte, le célébrant soutient un credo qui ne repose que sur la croyance des fidèles qui le partagent. En introduisant une parole confessionnelle, franche ou discrète, dans l’école publique, le balisage des « bonnes frontières » s’en trouve brouillé. Exposer des élèves à une parole religieuse revient à les y sensibiliser (quelle que soit l’intention initiale), potentiellement à les y faire adhérer.
La laïcité scolaire contournée
Dans un document de 2014, le Conseil d’État soulignait que si des individus qui exercent des fonctions religieuses à titre privé peuvent enseigner dans les collèges et lycées publics, ils doivent se plier à l’obligation de neutralité religieuse que la laïcité exige des agents de l’État dans l’exercice de leur activité professionnelle9Article 25 de la loi du 13 juillet 1983.. Exposer les élèves à des représentants ou des partisans de la cause religieuse revient à contourner cette obligation légale en faisant porter à des intervenants extérieurs ou par des activités complémentaires aux cours ce que la laïcité défend au professeur de dire, de manifester ou d’afficher. Le Conseil d’État prévient pourtant : « le service public de l’enseignement fait l’objet d’une attention toute particulière compte tenu des risques de prosélytisme »10« Le juge administratif et l’expression des convictions religieuses », 2014, p. 10..
Quand bien même les professeurs veilleraient à ce que l’activité soit dénuée de tout prosélytisme, une parole confessionnelle – même teintée d’une dose d’autocritique – produit de la valorisation de la croyance, de son objet et de son projet. Il est difficile de ne pas voir dans l’intervention de deux femmes, rabbin et imam, un dispositif de promotion d’un islam et d’un judaïsme aux antipodes des courants radicaux et conservateurs dont une partie de la jeunesse est potentiellement captive. Il n’est pourtant pas de la mission de l’école laïque de mettre en scène le dialogue interreligieux ou d’offrir à des clercs une tribune pour exposer leur interprétation théologique, ni du rôle des professeurs de corriger l’image de religions que des faits d’actualité ternissent ou que les prises de position de leurs représentants associent au conservatisme sociétal. La liberté d’expression garantit suffisamment d’espaces aux religions pour atteindre l’opinion publique.
Quant à l’argument de lever le tabou de la religion dans les établissements scolaires – si tant est qu’il soit une réalité –, c’est à l’enseignement des faits religieux, inscrit, lui, au cahier des charges de l’école11 « (…) l’École forme les élèves à l’approche laïque des faits religieux », arrêté du 16 juillet 2021., de l’assumer. Saisissant la religion comme objet d’étude passé au crible du savoir et de la critique scientifiques, cet enseignement ne peut consister à « parler au sein de la classe de telle ou telle communauté ou [à] s’adresser à chacune d’elle », ni tenir lieu de « politique de reconnaissance des identités » ou de moyen « d’acheter la paix sociale par des chapitres d’autocongratulation », avertit la chercheuse Isabelle Saint-Martin12Isabelle Saint-Martin, Peut-on parler des religions à l’école ? Paris, A. Michel, 2019, p. 102.. L’école laïque n’a pas vocation à s’adresser à la foi des élèves.
La confusion des registres de la pensée
En outre, mettre côte à côte dans des « conférences-débats » des représentants des cultes et des chercheurs interroge. Car le contredit de la conviction qui postule dieu est l’athéisme, pas la science (même si cette dernière appartient aux ressources de l’incroyance). Le chercheur est dans une position de surplomb par rapport aux opinions : il est chargé de dire le vrai, au sens de ce qui est attesté par les protocoles que requiert la science ; son propos n’est pas idéologiquement situé, à la différence de celui du croyant. Par conséquent, tout dispositif qui offre une chaire à la parole religieuse sans accorder la réciproque à l’opinion athée, en plus de s’exonérer du principe de séparation que commande la laïcité à l’école publique, concède un privilège exorbitant à une conviction particulière.
Un tel privilège consacre dans le champ scolaire la « nouvelle laïcité »13Sébastien Urbanski, L’enseignement du fait religieux, Paris, PUF, 2016, p. 16. que s’efforcent d’installer pas à pas depuis les années 1960 ceux qui n’ont, au fond, jamais vraiment accepté la séparation et la neutralité qui commandent à l’autorité publique qu’elle s’abstienne « de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances »14« Aux racines de la laïcité, cette passion très française à l’histoire tourmentée », Le Monde, 4 décembre 2020..