Dror Even-Sapir, journaliste franco-israélien, éditorialiste politique et géopolitique sur i24News
Comme on pouvait s’y attendre, l’offensive terroriste menée par le Hamas le 7 octobre dernier et la guerre qui s’en suivit ont fait rejaillir, dans les pays occidentaux, le vieux débat sur la nature du « sionisme » et celle de « l’antisionisme », ainsi que l’un de ses corollaires les plus connus, la question des correspondances et des parallélismes entre ce dernier et l’antisémitisme. Les lignes qui suivent n’ont pas pour objectif d’y répondre : le débat peut être considéré comme clos, tant il est admis depuis bien longtemps que « l’antisionisme », comme l’écrivait déjà Vladimir Jankelevitch en 1967, constitue une « incroyable aubaine » pour les antisémites, désormais en état de parer un sentiment difficilement assumable des glorieux ornements humanistes. Concédons tout de même que certains « antisionistes » auto-proclamés sont sincèrement éloignés de tout sentiment d’hostilité à l’égard des Juifs ; à eux, et à ceux que la brusque réapparition de ce débat sémantique plonge dans l’embarras, il conviendrait peut-être de rappeler que l’opposition au sionisme est originellement un phénomène interne au collectif juif, et qu’il n’a que peu de sens en dehors des délimitations de ce collectif. Ce qui permettrait de remettre en évidence que le sionisme était avant tout un mouvement de libération nationale, qu’en tant que tel il ne saurait être considéré comme une idéologie, et que la remise en cause contemporaine de sa légitimité manque par conséquent de cohérence.
L’attachement à l’intégration citoyenne
L’un des arguments les plus usités par ceux qui refusent que « l’antisionisme » soit délégitimé et assimilé à l’antisémitisme consiste à rappeler que bon nombre de Juifs se sont revendiqués, et continuent à le faire, hostiles au sionisme. De fait, le rejet du principe visant à émanciper le peuple juif dans le cadre d’un État-nation qui serait le sien sur la terre de ses ancêtres concernait avant tout les Juifs eux-mêmes, la nature révolutionnaire voire utopique du projet ayant d’abord suscité le scepticisme, la méfiance, parfois même l’adversité de très nombreux Juifs.
Ce refus juif du sionisme, majoritaire au cours des toutes premières décennies du XXe siècle, pourrait grossièrement se diviser en deux catégories, situées de part et d’autre de la ligne de partage qui distinguait alors les individus juifs fortement insérés dans les sociétés d’Europe occidentale, et qui vivaient leur judéité comme une pratique cultuelle privée ou une affiliation communautaire des plus souples, des populations juives d’Europe orientale, pour qui l’appartenance au judaïsme était une réalité englobante et collective, distincte au moins autant linguistiquement et culturellement que religieusement. Du coté des Juifs britanniques, français ou allemands, la résistance à l’idée sioniste résultait de leur attachement au principe de l’intégration citoyenne, qui au tout début du siècle semblait tenir, bon an mal an, l’essentiel de ses promesses, si bien que bon nombre d’entre eux considéraient que la « question juive » n’en était pas vraiment une, ou qu’elle serait naturellement réglée par l’assimilation progressive à celles des nations et des sociétés qui, enfin, les acceptait comme égaux en droits. D’autres, plus soucieux de maintenir un lien avec le culte et la tradition, établirent les fondations du judaïsme réformé, dans un souci d’adaptation de cet héritage aux cultures dominantes : cette approche intégrationniste incita logiquement ses promoteurs à considérer avec une incompréhension teintée d’hostilité les timides premiers pas du sionisme politique.
Bundistes et adversaires des Lumières
Mais la plus grande part de ceux à qui s’adressait le projet de l’établissement d’un Foyer national juif dans une partie de ce qui était alors communément appelé « Palestine » éprouvaient leur judéité comme une réalité ethnoculturelle nettement délimitée : les habitants du « Yiddishland », qui constituaient la grande majorité du peuple juif, étaient juifs comme leurs voisins étaient polonais, ukrainiens, russes ou lituaniens. Un terreau favorable au retentissement de l’espérance sioniste, mais aussi à celui d’idéaux concurrents, marqués comme lui par la prédominance du collectif. C’était le cas du marxisme et de ses variantes, dont on sait l’attraction qu’ils exercèrent sur de nombreux Juifs d’Europe orientale et centrale, et dont l’opposition au sionisme, malgré de nombreuses nuances et des tentatives de syncrétisme, était constante.
Parmi les différentes formes de socialisme qui tentèrent de convaincre les masses populaires du Yiddishland, l’une d’entre elles mérite une attention particulière, du fait du très large écho qu’elle rencontra, du fait également de sa prise en compte de la dimension quasi « nationale » de la judéité dans ces contrées, prise en compte qui l’éloignait du marxisme orthodoxe sans toutefois la rapprocher du sionisme. Les partisans du Bund, « l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie », ces « sionistes ayant le mal de mer » selon une pique attribuée à Lénine, prônaient une autonomie culturelle et linguistique juive s’inscrivant dans l’espérance d’une émancipation des classes laborieuses de tous les peuples de la région. Cet autonomisme voyait naturellement dans le sionisme un concurrent, voire un adversaire.
Davantage encore que les partisans des différents avatars du marxisme, les principaux détracteurs du sionisme, les plus déterminés probablement, se recrutaient parmi les Juifs observants les plus rigoristes et les autorités rabbiniques qui leurs servaient de références spirituelles. Leur opposition concernait moins l’installation en terre d’Israël – valorisée dans certains courants ultra-orthodoxes – que la dimension émancipatrice du sionisme, son inscription dans l’héritage de la « Haskala », les « Lumières juives », sa volonté de fournir aux Juifs les instruments et les normes de la vie politique moderne, sa conviction qu’ils devaient et pouvaient prendre leur destin collectif en main. Pour une très large part, l’affrontement entre sionistes et antisionistes reflétait la confrontation entre deux conceptions irréconciliables du destin juif : un volontarisme rationnel hérité des Lumières d’une part, un certain attentisme intrinsèquement lié aux dogmes les plus répandus de la religiosité de l’autre.
Des tendances politiques diverses
Si un dénominateur commun est à trouver aux différents courants se reconnaissant dans le sionisme, c’est donc bien cette revendication à l’autodétermination du peuple juif, ce refus de laisser son destin dépendre non seulement du bon vouloir des autres populations, mais aussi des pesanteurs incarnées par l’autorité religieuse traditionnelle. Au-delà, on ne saurait déceler de similarités idéologiques ou normatives entre les nombreuses tendances de ce qui était avant tout un mouvement d’émancipation et de libération nationale, tendances qui différaient et s’opposaient sur des thématiques aussi centrales que la nature et les contours du « foyer national » ou de « l’État » revendiqué pour le peuple juif ; la place ou l’absence de place qui y sera attribuée à la religion ; l’articulation de la question sociale à la dimension nationale ; sans oublier naturellement la question des rapports avec les populations arabes palestiniennes, ni celle de la considération de leurs revendications.
Se revendiquer « antisioniste », lorsque l’on n’est pas directement concerné par le destin du collectif juif, est dénué de sens, tant il est vrai que le sionisme ne prétend nullement proposer une vision normative de la société humaine, potentiellement universalisable comme le sont les idéologies dignes de ce nom.
Parmi les sionistes, on trouvait donc – on trouve encore – des libertaires et des étatistes, des religieux et des laïcistes, des socialistes et des capitalistes, des pacifistes et des nationalistes, entre autres combinaisons, courants et tendances aux contours idéologiques établis avec plus ou moins de rigueur. Par conséquent, se revendiquer « antisioniste », lorsque l’on n’est pas directement concerné par le destin du collectif juif, est dénué de sens, tant il est vrai que le sionisme ne prétend nullement proposer une vision normative de la société humaine, potentiellement universalisable comme le sont les idéologies dignes de ce nom. À titre d’illustration, si l’on a souvent comparé le conflit israélo-palestinien à la situation nord-irlandaise, il ne viendra à l’idée d’aucun militant parisien, madrilène ou new-yorkais d’ajouter l’appellation « antiunioniste » à celles d’ « anti-impérialiste » ou de « décolonial » qu’il pourrait par ailleurs revendiquer, alors qu’ils sont nombreux à se déclarer « antisionistes », et qu’ils semblent étrangement considérer cet « antisionisme » comme un aspect central de leur vision du monde.
Certains de ces « antisionistes » parmi les moins ignorants pourraient rétorquer qu’ils sont légitimés à s’opposer à ce que le sionisme serait devenu, soit dans leur vision un mouvement national dont le pluralisme normatif aurait laissé la place à la domination sans partage de ses tendances les plus belliqueuses et fondamentalistes, voire les plus « suprémacistes » pour reprendre un vocable à la mode. Or si le nationalisme religieux, dans son expression la plus radicale, est parvenu ces derniers temps à gagner en influence dans la société et la classe politique israéliennes, il reste un courant minoritaire ; en outre, quelle démocratie libérale peut aujourd’hui prétendre échapper à la progression du nationalisme et du populisme, teintés ou non de religiosité ? En outre le mouvement de contestation, inédit dans son ampleur et sa longévité, qui pendant les sept premiers mois de l’année 2023 s’était dressé contre le projet de réforme judiciaire initié par la coalition gouvernementale en Israël, s’était constitué tant au nom de l’attachement aux principes de base de la démocratie libérale qu’à celui d’une volonté intrinsèquement « sioniste » de ne pas laisser les courants au pouvoir s’approprier le monopole du patriotisme israélien, comme en témoignait par exemple le symbole le plus marquant de la contestation, à savoir les innombrables drapeaux nationaux brandis par les protestataires.
Une « ultra-orthodoxie » juive antisioniste
Un autre argument contemporain de ceux qui tiennent à faire de leur « antisionisme » l’une des composantes de leur identité politique repose sur la valorisation de l’antisionisme juif évoqué plus haut. Argument qui fait peu de cas de l’évolution, ou de la disparition, des différentes formes d’opposition interne au sionisme. Les courants réformés du judaïsme ont délaissé, dans leur très grande majorité, leur hostilité au sionisme, au profit d’un attachement réel et actif à l’État d’Israël ; le terreau linguistique et culturel sur lequel les bundistes comptaient établir leur autonomie socialiste a été totalement anéanti par le nazisme ; quant aux partisans de l’évaporation de toute existence juive par le biais des effets assimilationnistes du libéralisme ou du communisme, ils ne sont logiquement plus à même de prendre part au débat sur le devenir des Juifs.
Le seul reliquat d’importance du refus juif du sionisme est à trouver dans les communautés religieuses rigoristes. Les différents groupes « ultra-orthodoxes » constituent un ensemble particulièrement dynamique démographiquement et nettement plus hétérogène qu’il n’y parait. Une hétérogénéité qui reflète un continuum de rapports à la modernité, au sionisme et à l’État d’Israël. Dans la plupart des cas, l’adversité au sionisme s’y est progressivement estompée au profit d’une approche pragmatique et utilitariste des institutions étatiques, ce qui n’empêche toutefois pas la persistance d’une hostilité restée intacte dans certaines des communautés les plus étanches à la modernité. C’est parmi ces dernières que se situe l’organisation des « Netourei Karta », minoritaire et marginalisée au sein même de l’ultra-orthodoxie antisioniste en raison de son engagement très médiatisé aux cotés de certains des ennemis les plus déterminés d’Israël. Les images de ces « haredim » égayant leurs redingotes noires traditionnelles des couleurs du nationalisme palestinien et des motifs du keffieh bédouin, brandissant fièrement des pancartes proclamant que le sionisme est contraire au judaïsme, pourraient prêter à sourire si elles n’étaient pas devenues l’un des motifs visuels récurrents des « antisionistes », trop heureux de trouver là un moyen de rejeter les accusations d’antisémitisme qui leur sont adressées.
La propension de ces activistes à considérer que les fondamentalistes réactionnaires des Netourei Karta seraient les véritables représentants du judaïsme ne fait pourtant que donner un argument supplémentaire, et de poids, à ceux qui formulent ces accusations. Car « l’antisionisme » n’est pas seulement la négation du droit du peuple juif à disposer d’un État-nation, droit que l’on ne saurait nier à tout autre peuple ; il est aussi, plus fondamentalement, celle du droit de ce même peuple à bénéficier des potentialités émancipatrices de la modernité politique. Que les « antisionistes » autoproclamés se recrutent essentiellement parmi les militants les plus intransigeants du droit des individus et des peuples à l’émancipation n’autorise que deux interprétations possibles à cette posture : l’incohérence et l’inconsistance dans le meilleur des cas, l’antisémitisme dans le pire.