Pascal Mallet, professeur de psychologie du développement (Université Paris Nanterre)
>> Article extrait du dernier numéro du Droit de Vivre : « Les enfants et le racisme » (printemps 2024).
Tout au long de notre histoire trop d’enfants ont eu à souffrir du racisme. Mais ne sont-ils pas capables eux aussi de faire du mal au nom d’une croyance raciste ? Et si oui, cela ne fait-il pas partie de leur développement ordinaire ? Par exemple, le harcèlement entre élèves, qui peut être raciste, améliore le rang de dominance de l’agresseur, d’où pour certains auteurs1Patricia Hawley, « Ontogeny and social dominance: A developmental view of human power patterns », Evolutionary Psychology, 12, 2014, 318-342. la valeur adaptative de cette conduite. Si l’enfant ne naît pas raciste, n’est-il pas inévitable que certains ingrédients du racisme fassent partie de son développement psychologique ?
L’incommunicabilité, ferment de croyances péjoratives
On imagine volontiers que les enfants interagissent entre eux sans discriminer leurs partenaires selon des types psychobiologiques. Pourtant, lorsque l’on inclut des enfants trisomiques ou présentant un trouble du spectre autistique (TSA) ou encore une déficience intellectuelle dans une « Unité localisée pour l’inclusion scolaire » (ULIS), les autres enfants s’empressent-ils d’aller vers eux ? Certainement pas ! Si cette ségrégation ne témoigne pas d’un racisme envers « les Ulis », ils se retrouvent pourtant « sur le seuil » de l’école2Alexandre Ployé, « L’inclusion scolaire en France, un processus inachevé », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 78, 2018.. En établissant une distance entre des catégories d’élèves, cette ségrégation amène les enfants de chaque côté de la frontière imaginaire à se faire des idées fausses les uns sur les autres. Certaines particularités des élèves en Ulis peuvent dérouter ceux ordinaires, mais s’ils étaient précocement familiarisés les uns avec les autres, il en irait autrement3Florence Labrell, Penser le développement autrement, Mardaga, 2021..
Innéité et apprentissage précoce des attitudes envers les autres
La difficulté à communiquer n’explique pas toutes les ségrégations. Certaines résultent de croyances discriminatoires. À partir de quel âge peut-il y en avoir ? Le nouveau-né regarde plus longtemps les visages que l’adulte juge attrayant4Alan Slater et al., « Newborn infants prefer attractive faces », Infant Behavior and Development, 21, 1998, 344-354.. Cette « préférence » peut être imputée à leur proximité avec le schéma de visage dont le nouveau-né dispose, héritage phylogénétique spécifié au cours des premières rencontres. Mais cette préférence visuelle témoigne d’autant moins d’une croyance discriminatoire du nouveau-né que pour s’attacher à une personne qui le protège, peu importe son visage !
Toutefois, le bébé de trois mois préfère les visages de son ethnie à ceux d’autres ethnies5David J. Kelly et al., « Three-month-olds, but not newborns, prefer own-race faces », Developmental Science, 8, 2005, 31-36.. Cette préférence-là offre-t-elle un marchepied à la xénophobie ? Lorsque l’enfant initie ses relations entre pairs, elle l’inciterait à en tenir certains à distance. Ce serait ignorer qu’interagir entre pairs à la crèche n’est pas une mince affaire, au point qu’il est invraisemblable que cette réaction visuelle se traduise par une conduite de rejet.
Chez les enfants plus grands, les affinités dépendent par contre avant tout de caractéristiques psychologiques, ce qui donne prise aux stéréotypes sociaux. Or ils peuvent être de puissants vecteurs de xénophobies ciblées. Ainsi dans les pays à population majoritairement musulmane les opinions antisémites sont très répandues, les discours anti-juifs se retrouvant jusque dans les manuels scolaires et jusqu’à 93% des personnes interrogées en Cisjordanie et à Gaza en 2014 approuvaient au moins six des onze énoncés antisémites qui leur étaient présentés6Günther Jikeli, « L’antisémitisme en milieux et pays musulmans : débats et travaux autour d’un processus complexe », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 62, 2015, 89-114.. On n’est pas étonné que les enfants israéliens de 3 à 6 ans aient une représentation sommaire et négative de « l’Arabe »7Daniel Bar-Tal, « Development of social categories and stereotypes in early childhood », International Journal of Intercultural Relations, 20, 1996, 341-370.. Pour les spécialistes, cela tient au fait que dans les contextes comme celui du conflit israélo-palestinien toute une socialisation (leçons d’histoire, cérémonies commémoratives, pairs, parents…) « forme un système de croyances et fige la vision du monde du jeune enfant à propos du conflit »8Meytal Nasie, Aurel Harrison Diamond & Daniel Bar-Tal, « Young children in intractable conflicts: The Israeli case », Personality and Social Psychology Review, 20, 2016, p., 379.. Même si en grandissant il est exposé à une vision alternative, devenu adulte il devra inhiber intentionnellement en lui ces stéréotypes négatifs.
Des interventions comme celles consistant à organiser sous une même autorité des interactions coopératives entre enfants ou ados appartenant aux deux parties en conflit permettent quand même de constater qu’ils prennent alors distance avec ces stéréotypes et finissent par se comprendre et s’accepter mutuellement. Il arrive même que des amitiés se nouent9Andreas Beelmann, Kim Sarah Heinemann, « Preventing prejudice and improving intergroup attitudes: A meta-analysis of child and adolescent training programs », Journal of Applied Developmental Psychology, 35, 10–24. Ces recherches viennent à l’appui de l’hypothèse du contact, formulée par Gordon W. Allport, The nature of prejudice, Boston, Addison-Wesley, 1954..
C’est par les ségrégations traversant la population humaine et par les théories qu’elles suscitent et soutiennent que les idées de race et de racisme peuvent, dès 3 à 4 ans, venir aux enfants. (…) Comprendre le racisme ne les rend pas racistes pour autant. Pour qu’ils le deviennent, il faut un terrain sociohistorique, qui souvent hélas ne manque pas.
Des compétences précoces au service de conduites racistes ?
On observe dès l’école maternelle des attitudes hostiles envers telle ou telle population, alimentées par des stéréotypes sociaux. Mais peut-on si tôt accéder mentalement à une idée de race et à des croyances racistes, qui non seulement réduisent la diversité d’une population à un stéréotype simplificateur et infériorisant, mais qui infèrent en chaque membre de cette population un même substrat constituant un danger légitimant son rejet, sa ségrégation voire son élimination10Ce sont les trois degrés de la discrimination raciale pour Allport, ibid. ?
Dès 3 à 4 ans les enfants ont une « prédisposition rudimentaire pour l’essentialisme psychologique »11Suzan Gelman & Henri Wellman, « Insides and essences: Early understandings of the non-obvious », Cognition, 38, 1991,213. Jean Piaget avançait de façon spéculative que les symboles permettraient à l’enfant de déplacer son attention des aspects immédiats des objets vers leurs états internes (La formation du symbole chez l’enfant, Delachaux & Niestlé, 1945).. Pour eux la vraie nature des objets, et en particulier des êtres vivants, est intérieure. Lorsqu’on leur demande si un nouveau-né kangourou élevé par des chèvres, quand il sera grand, trottinera comme une chèvre ou bondira comme un kangourou, ils répondent qu’il bondira. Même chose avec des bébés humains échangés à la naissance : ils ne développeront pas les traits physiques des parents auprès desquels ils grandissent mais ceux des parents qui leur ont donné naissance. Dès 3 à 4 ans, on conçoit qu’une essence originelle commune à une catégorie d’êtres vivants détermine leur devenir.
Cette capacité permet à l’enfant de penser par catégories de « races » humaines, d’invoquer d’invisibles causes, ici généalogiques. Il devient accessible aux théories racistes, d’autant plus que l’inégalité raciste12Véronique De Rudder, Christian Poiret & François Vourc’h, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.se donne à voir à ciel ouvert, par exemple dans la couleur de la peau des livreurs de repas à bicyclette, qui n’est en général pas celle des hauts responsables politiques ou d’entreprises.
Pour certains auteurs, du fait de la capacité du jeune enfant à essentialiser, il serait naïf de lui attribuer une innocente pensée pré-raciale et pré-raciste13Par exemple, Lawrence A. Hisrschfeld, « Children’s developing conceptions of race », in Stephen M. Quintana, Clarck McKnown (Eds.), Handbook of race, racism, and the developing child, Hoboken, Wiley, 2008, 37-54.. Il n’y a certes pas plus d’innocence enfantine de cet ordre que de péché originel. Mais cette capacité ne suffit pas à faire naître l’idée de « race ». En outre, devenir capable de penser la race et le racisme laisse l’enfant libre comme l’air d’être raciste ou non. Le racisme n’est pas un monstre qui sommeillerait en lui et qui, fatalement, finirait pas se réveiller. La maturation neurocognitive n’apporte pas même une pensée proto-raciste enfantine. C’est par les ségrégations traversant la population humaine et par les théories qu’elles suscitent et soutiennent que les idées de race et de racisme peuvent, dès 3 à 4 ans, venir aux enfants. Ils découvrent alors un principe organisant notre monde. Comprendre le racisme ne les rend pas racistes pour autant. Pour qu’ils le deviennent, il faut un terrain sociohistorique, qui souvent hélas ne manque pas.
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