Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
En matière de haine antisémite, on redécouvre constamment la poudre. On dit souvent que l’antisionisme est le « faux-nez », le « masque », l’« habit neuf » de l’antisémitisme. « Neuf », vraiment ? En 1967 déjà – cela a souvent été répété ces derniers temps –, le philosophe Vladimir Jankélévitch parlait, dans L’imprescriptible1Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité ?, Paris, Le Seuil, 1986., de l’antisionisme comme d’une « incroyable aubaine », celle qui permettait précisément d’assimiler les juifs à des nazis. Deux ans plus tard, l’historien Léon Poliakov publiait un ouvrage qui analysait la vague antisémite qu’avait soulevée la guerre des Six jours de juin 1967, et qui s’intitulait De l’antisionisme à l’antisémitisme2Léon Poliakov, De l’antisionisme à l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1969.. À cette époque, l’extrême droite néofasciste, l’extrême gauche mais aussi la gauche chrétienne – que l’on songe par exemple à Georges Montaron, fondateur de Télérama et directeur de Témoignage chrétien – se déchaînaient contre Israël, de façon virulente, parce que grimer les Israéliens en ennemis du genre humain permettait justement de se décharger d’une haine maximale sur les juifs sans avoir à les nommer. Une aubaine, donc.
La nazification des Israéliens
Il y a dès lors un besoin impérieux d’affirmer que l’on n’est pas antisémite et que l’urgence humanitaire ainsi que la nécessité morale de dénoncer le « mal » donnent le droit à l’outrance. Cette argumentation, d’apparence logique, ne date pas du 7-Octobre. En octobre 1948, quelques mois après la création de l’État d’Israël, un certain Gabriel Druge titrait l’un de ses articles dans Tour d’horizon (« hebdomadaire de combat républicain ») « Antisémite ? Non… Antisioniste ? Oui ». Le rédacteur y rappelait que « tous les hommes épris de justice et d’humanité savent que le sionisme a surtout pour but de se donner une base de départ, afin de repartir une fois établi en Palestine à la conquête du monde entier » (27 octobre 1948).
Il y a un besoin impérieux d’affirmer que l’on n’est pas antisémite et que l’urgence humanitaire ainsi que la nécessité morale de dénoncer le « mal » donnent le droit à l’outrance.
La volonté prêtée aux « sionistes » de dominer le monde avait beau rappeler furieusement celle attribuée aux juifs par Les Protocoles des Sages de Sion, il fallait vraisemblablement croire l’auteur puisqu’il n’était ici question que de la Palestine.
À la même époque, dans Paroles françaises, journal de l’ancien résistant André Mutter qui accueillait d’ex-plumes collaborationnistes, on nazifiait allègrement les Israéliens. Sous le pseudonyme « Coriolan », un rédacteur comparait les combattants juifs de Palestine aux assassins d’Oradour-sur-Glane. Un autre évoquait en ces termes « les mœurs nazies instaurées en Palestine » : « Les chefs du nouvel État d’Israël ont installé une dictature totalitaire avec ses arrestations arbitraires, ses camps de concentration, son STO et ont déjà transformé 500 000 Arabes en ‘personnes déplacées’. » (3 septembre 1948).
Une aubaine, oui ! La stratégie de diabolisation des Israéliens est en marche alors que les termes « juifs » et « sionistes » deviennent interchangeables comme dans le journal d’extrême droite L’Unité, qui dénonçait un complot : « C’est le sioniste Kaganovitch qui dirige le Kominform et Thorez. C’est le sioniste Moch qui dirige la police et la France. C’est le sioniste Baruch qui dirige la Banque Internationale et la politique américaine et subtilement de Gaulle. » (25 avril 1948).
La circoncision comme stigmate d’appartenance
En matière d’antisémitisme, on feint aussi de découvrir cette manne littéraire qu’ont pu constituer les références à la circoncision, au prépuce, au sécateur… autant d’entrées possibles pour moquer ou attaquer les juifs sur le thème d’une diminution physique, insistant sur le fait qu’ils ne seraient pas tout à fait des hommes. Dans L’Action française du 25 mars 1939, le polémiste Léon Daudet s’inquiètait de l’introduction annoncée, dans la loi sur la liberté de la presse, de disposition pour sanctionner l’injure et la diffamation raciale : « Il s’agit (…), sous une gaine doucereuse, d’introduire, bien aiguisé, dans la loi de 1881, un sécateur de forte taille. » Une victoire pour les juifs puisque « messieurs de Rothschild et Lazard, (…) se coifferaient pour l’occasion de prépuces postiches ». Quant à Bernard Lecache, président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica, future Licra), il était également renvoyé, dans une autre feuille d’extrême droite, à ce statut d’homme diminué : « Qu’il se fasse recoudre le prépuce, ce petit youpin de Lecache, ensuite, il pourra parler de sa loi. » (La Tempête, 2 avril 1939).
La tradition antisémite autour du thème du prépuce date. On s’en convainc aisément en s’infligeant la relecture du plamphlet antijuif de Louis-Ferdinand Céline Bagatelles pour un massacre (1937) où la référence est récurrente : « Jusqu’à la fin des âges le Juif nous crucifiera pour venger son prépuce. ». Ou encore, à propos du plagiat : « Il n’a guère le Juif, d’autre talent, mais celui-là, il le possède jusqu’à la racine du prépuce. » « Vrais prépucés », « prépuces reconcis », « mon vieux prépuce »… Céline nomme le juif par cette marque de l’Alliance avec Dieu.
Histoire et mémoire de l’antisémitisme
L’antisémitisme a une histoire. Le recours à la nazification des juifs, dans le cadre du conflit israélo-palestinien, n’a rien d’original et vise à faire peser sur ceux que le nazisme voulut éradiquer de l’humanité, l’accusation infâme d’être animés d’intentions semblables à l’endroit des Palestiniens. Le thème du prépuce, répétons-le, est également ancien dans le registre antisémite. En croisant les deux sujets, on peut espérer faire rire en affirmant que Benyamin Netanyahou est « une sorte de nazi sans prépuce ». Mais il faut cruellement manquer de mémoire, de bonne foi et d’esprit pour voir dans cette sortie une blague innocente.
Dès le 29 octobre 2023, trois semaines après le pogrom du 7-Octobre, la riposte israélienne autorisait, aux yeux de Guillaume Meurice, le fait de convoquer dans une même phrase un rite religieux et la forme achevée du criminel judéocide pour qualifier le chef du gouvernement religieux. En d’autres termes, la haine du « démon » Netanyahou pouvait allègrement rejaillir sur celles et ceux de son rite par la grâce de l’humour.
L’antisémitisme a une mémoire. Mais c’est le propre de notre époque de la voir s’effilocher jusqu’à ne plus comprendre ce qui était, il n’y a encore pas si longtemps, l’évidence.
L’antisémitisme a une mémoire. Mais c’est le propre de notre époque de la voir s’effilocher jusqu’à ne plus comprendre ce qui était, il n’y a encore pas si longtemps, l’évidence. Ainsi en fut-il récemment de la symbolique d’une fresque peinte sur un bâtiment avignonnais, représentant Emmanuel Macron-Pinocchio manipulé par Jacques Attali, dans une symbolique judéo-maçonnique explicite qui put être contestée dans une décision de justice.
On peut sans doute produire une rhétorique ou une image antisémite sans être pleinement conscient de l’univers de références dans lequel elle s’inscrit. On peut aussi, comme l’avait expliqué l’historien Joël Kotek, au procès de la fresque, « faire de l’antisémitisme à l’insu de son plein gré ». On peut cependant difficilement s’exonérer de la connaissance d’une propagande obsessionnelle fondée sur l’équivalence « nazi = sioniste = juif », et de ses effets immédiats sur la montée alarmante du nombre d’actes antisémites. Ou alors il faut accepter de passer pour un fieffé imbécile.
Un dog whistling efficace
Lorsqu’en définitive Guillaume Meurice, après l’émotion suscitée par son trait d’humour en octobre dernier et les mises au point pédagogiques qui s’en sont suivies, persiste et signe, il sort du registre de l’imbécillité pour assumer pleinement celui de l’ignominie. Il reçoit en ces circonstances, certes le soutien de ceux qui n’ont pas la « ref », mais aussi celui de ceux pour lesquels l’occasion est trop belle de ne pas mener le combat, en défendant son parangon du moment, pour le droit-de-rire-de-tout-et-surtout-des-juifs. Les antisionistes les plus radicaux qui déversent en cette occasion leur haine sur les « sionistes » – décidément bien susceptibles pour des « génodicaires » ! –, ne s’y sont pas trompés, en volant au secours de l’humoriste de France Inter. En somme, du dog whistling en bonne et due forme.
La loi du genre atteste qu’il existe un point où l’humour peut basculer dans la propagande la plus vile. D’autres, par le passé, s’y sont brûlés les ailes. Il faudrait éviter, dans le cas présent, que le naufrage soit collectif.