Karan Mersch, professeur de philosophie
Dans une tribune publiée dans Le Monde, le philosophe Jean-Fabien Spitz a pris de nouveau pour cible la loi du 15 mars 2004 interdisant le « port des signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». La justification de cette nouvelle charge ? Son constat de la « multiplication des incidents liés à [son] application ». Les infractions à la loi seraient donc ici l’indice d’une évidente défaillance. Ce raisonnement repose sur l’idée que la loi serait particulièrement injuste et ne s’imposerait que par la contrainte. Dans le média AOC, en avril 2023, le philosophe avait déjà exprimé son opposition au ministre de l’Éducation nationale, alors Pap Ndiaye, qui parlait d’influenceurs mal intentionnés donnant des conseils aux adolescents pour déjouer la loi, et proposait de lui répondre : « Vous voulez couper court à cette influence pernicieuse ? Abolissez la loi qui supprime la liberté de conscience pour les élèves et cette influence disparaîtra. » Réduire des stratégies intégristes à une simple réaction à la loi, c’est être peu au fait desdites stratégies, en France et ailleurs dans le monde. De même, réduire la liberté de conscience à l’habit, au point d’affirmer que toute contrainte vestimentaire l’annihile, relève d’une réflexion peu approfondie.
Une vision « bling-bling » de la « diversité »
Chez Spitz, il n’y a pas que la liberté de conscience qui se voit réduite aux signes religieux ostensibles ; c’est aussi le cas de la « diversité ». Il y a en effet l’idée que cette diversité s’efface si elle n’est pas affichée en tous lieux. L’auteur affirme que « l’école ne peut pas être un sanctuaire tenu à l’abri de la diversité qui existe dans la société ». Outre le fait de réduire la diversité à la dimension confessionnelle, il y a là une conception superficielle de la diversité, celle-ci devant nécessairement être affichée pour exister. Lorsqu’un employeur embauche une personne voilée, œuvre-t-il davantage pour la diversité que celui qui emploie une femme de confession musulmane qui ne porte pas le voile ? Dans cette approche « bling-bling » de la diversité, un catholique qui déciderait de porter la soutane ferait davantage œuvre de diversité. La diversité ne se résume pourtant pas à un affichage. Parler de neutralisation des convictions comme le fait Jean-Fabien Spitz est excessif. L’école de la République est un espace particulier dans lequel une discrétion est demandée, sans que cela ne fasse obstacle en quoi que ce soit à l’accueil d’élèves culturellement très divers. Lorsque l’auteur affirme que l’espace scolaire est une « partie de l’espace public qui doit pourtant appartenir à l’ensemble des citoyens. Car, sinon, que signifie le mot ‘public’ ? », il laisse entendre que des personnes y sont refusées, ce qui n’est pas le cas. Chacun y est le bienvenu, mais pas toutes les tenues. Et si des personnes considèrent qu’elles ne peuvent se défaire de certaines tenues, c’est leur choix ou celui de leurs parents qui les exclut, pas la loi.
L’école de la République est un espace particulier dans lequel une discrétion est demandée, sans que cela ne fasse obstacle en quoi que ce soit à l’accueil d’élèves culturellement très divers.
Distinguer des espaces dans la société
À aucun moment l’auteur n’envisage l’espace scolaire dans sa particularité. Celui-ci est confondu avec l’espace civil, ouvert au public. Spitz prétend répondre à la loi de 2004 mais argumente en réalité contre ceux qui voudraient instaurer une totale neutralité dans l’ensemble de l’espace public – ou recevant du public. L’argument est sans valeur car la loi de 2004, il faut le rappeler, s’intègre parfaitement dans la législation française, qui garantit la possibilité de porter des signes religieux ostensibles dans la rue, et même, par exemple, dans des chambres d’hôtes privées recevant du public. On se souvient ainsi de la condamnation de la propriétaire d’un gîte dans les Vosges, en 2008, qui avait refusé d’accueillir deux femmes voilées. On peut de fait défendre à la fois cette liberté et la loi de 2004.
Différents espaces sont à distinguer, comme Catherine Kintzler l’explique avec clarté : « Il suffit à cet effet de dissocier l’espace de constitution du droit et des libertés (domaine de la puissance et de l’autorité publiques rendant les droits possibles – il inclut notamment l’école publique) d’avec celui de leur exercice (espace civil ouvert au public et espace privé de l’intimité)1Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris, Éditions Minerve, 2014.. » Or la constitution des libertés ne se limite pas à l’absence de contrainte quant à l’adoption d’une option spirituelle ; elle nécessite que l’individu, avant sa majorité2Jean-Fabien Spitz, dans son texte, s’insurge contre le fait qu’il y ait des majeurs à qui s’applique la loi de 2004. Outre le fait que cela ne concerne qu’une infime minorité, cela montre surtout une mauvaise compréhension de la loi. Cette interdiction des signes ostensibles ne vise pas seulement les éventuels porteurs, pour leur permettre une réflexion sur leurs choix propres, ce qui est difficile lorsqu’on en fait la publicité ; il s’agit aussi et surtout de garantir aux autres d’avoir un parcours scolaire dans lequel ces signes ne s’imposent pas à eux. Les élèves n’ont pas à se positionner car dans le cas où cela serait autorisé, ne pas afficher de signes religieux deviendrait un choix. Les élèves doivent avoir la liberté de ne pas se positionner., ait eu un espace dans lequel l’étau des déterminations ait été desserré pour qu’il puisse choisir par lui-même. C’est ce que la philosophe nomme « la respiration laïque ». Benoît Drouot explique très bien dans un récent article l’attention portée par les grands architectes de la laïcité à ce que les élèves ne soient pas les instruments de visées politiques de la part des religions. Et l’historien de rappeler la circulaire Jean Zay interdisant le prosélytisme religieux, le ministre de l’Éducation nationale du Front populaire encourageant à la plus grande fermeté à son encontre.
Jean-Fabien Spitz choisit clairement un tout autre héritage et se trouve sur ce plan plus proche des défenseurs de la loi Falloux en se faisant le chantre du prosélytisme à l’école. Son argumentation suit le chemin suivant : 1° L’école est un lieu public 2° Les options spirituelles peuvent s’exprimer dans l’espace public 3° Or le prosélytisme en est une composante légitime 4° Le prosélytisme relatif aux croyances religieuses est donc à sa place dans les établissements scolaires publics. Le raisonnement de Spitz pourrait s’entendre… à condition d’omettre deux choses essentielles : il faudrait juste ne pas envisager la question des excès du prosélytisme hors de l’espace scolaire, et, surtout, nier les spécificités de l’espace scolaire qui conduisent à ne pas l’accepter du tout
Un État accusé d’être partial
En parallèle Jean-Fabien Spitz développe des trésors de rhétorique pour expliquer que l’égalité avec laquelle la loi de 2004 traite les signes ostensibles des différentes options spirituelles, est finalement un parti pris en faveur de la majorité athée. Ainsi affirme-t-il que « lorsque les individus sont ainsi neutralisés, c’est-à-dire lorsqu’il leur est interdit de manifester leurs croyances, l’État a, par définition, cessé d’être neutre, car être neutre signifie adopter une attitude impartiale entre des partis différents. » Ainsi, l’absence de signes ostensibles dans les écoles serait la conséquence d’une préférence de l’État pour les revendications des athées, qui se jouerait au détriment de celles des croyants. Que faudrait-il faire ? Écouter un peu les deux camps et accepter à moitié les signes ostensibles ?
Considérer que la neutralité de l’État passe par une position médiane, c’est en l’occurrence ne pas comprendre grand-chose à la laïcité. Celle-ci n’est pas affaire de compromis entre les différentes options spirituelles. Elle est une structure formelle qui ne varie pas avec son contenu. L’interprétation alambiquée du philosophe se prolonge un peu plus loin par une approche sociologisante. La loi de 2004 serait le fruit de la domination d’un groupe majoritaire sur les autres : « On postule, au rebours de tout ce qu’implique la laïcité, que les membres du groupe majoritaire auraient le droit de circuler dans un espace public vierge de toute manifestation de croyances différentes de la leur parce que cette manifestation les choque ou les offusque ». À quel moment pourtant la loi de 2004 expurge-t-elle les signes ostensibles minoritaires de l’école tout en y laissant ceux de la majorité ? Les signes ostensibles d’athée y sont nombreux et n’y sont pas plus acceptés que les autres !
Considérer que la neutralité de l’État passe par une position médiane, c’est ne pas comprendre grand-chose à la laïcité. Celle-ci n’est pas affaire de compromis entre les différentes options spirituelles. Elle est une structure formelle qui ne varie pas avec son contenu.
On peut être surpris du fait que Spitz rappelle que la France est devenue multiconfessionnelle. Ce propos sert habituellement à souligner le fait que la France n’est plus la fille aînée de l’église catholique. Mais ce rappel prend ici un autre sens : l’athéisme se serait substitué au catholicisme pour prolonger un ordre mono-confessionnel.
Céder aux revendications identitaires
Quelle solution propose le philosophe ? Ayant critiqué l’égalité que la laïcité impose par l’absence de tous signes ostensibles dans l’espace scolaire, il pose comme une évidence le fait que la tolérance serait l’essence de la laïcité : « On ne cesse de dire que le principe de laïcité est un principe de tolérance mutuelle (…) ». C’est tout simplement faux car la laïcité est une exigence plus grande que cette notion très en vogue dans les pays anglo-saxons. Il ne s’agit pas de tolérance, mais de traitement à égalité devant la loi. Jean-Fabien Spitz a le droit d’attaquer la laïcité pour lui préférer une approche qui a plus de lien avec le modèle anglo-saxon. Ce qui est problématique, c’est qu’il ne l’assume pas au grand jour et que ses argumentations tortueuses visent à convaincre qu’il défend la laïcité, ce qui n’est pas le cas.
Cette tolérance concerne-t-elle par ailleurs tous les citoyens ? Non, car la diversité dont il est question renvoie aux « adolescents issus de l’immigration ». Pour Spitz, la loi de 2004 poserait surtout problème, au sein du groupe minoritaire que forment les croyants, à ceux qui sont « issus de l’immigration ». L’auteur brosse le tableau d’une loi discriminante et focalise l’attention sur les très rares cas « d’abandons d’études », tout en passant sous silence les faits qui desservent son propos à charge. L’enquête d’Éric Maurin montre à cet égard une nette amélioration des résultats scolaires des filles dont les parents sont musulmans. Mais pour Spitz, les réactions d’opposition à la loi pèsent plus que les témoignages de réussite. La loi donnerait à ces jeunes « la conviction que cette école n’est pas la leur, qu’elle veut les couper par force d’une part de leur identité ». Ce qui importe au professeur émérite n’est pas la neutralité ou l’impartialité, contrairement à ce qu’il affirmait précédemment, c’est de satisfaire des revendications identitaires auxquelles il réduit tous les adolescents issus de l’immigration, comme s’il s’agissait d’un bloc monolithique. Tandis que l’école de la République doit faire effort de pédagogie pour faire comprendre à la jeunesse l’intelligence de ses principes, Spitz est un enseignant qui préfère se baser sur les préjugés des élèves, et qui les conforte. Car ses propos contiennent une forte dimension performative. À entendre que « l’école est le sanctuaire de la ségrégation sociale », que la loi de 2004 est le fruit d’une volonté d’« assimilation forcée qui n’est que l’autre face de la discrimination », il y a peu de chance que les adolescents dont il parle aient une relation apaisée aux principes républicains.
À entendre que « l’école est le sanctuaire de la ségrégation sociale », que la loi de 2004 est le fruit d’une volonté d’« assimilation forcée qui n’est que l’autre face de la discrimination », il y a peu de chance que les adolescents dont il parle aient une relation apaisée aux principes républicains.
Un parti pris idéologique
L’aveuglement idéologique fait que des enseignants, confirmés par leurs pairs pour leurs compétences et leur expertise, finissent par développer des circonvolutions intellectuelles stupéfiantes de fragilité. Et encore ! Cette fois-ci, contrairement à l’émission « Répliques » du 12 novembre 2022 dans laquelle il s’opposait à l’historien Iannis Roder, membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, Jean-Fabien Spitz n’a pas rappelé sa défense des certificats de virginité3France Culture, « Répliques », 12 novembre 2022 (36’ 50’’). Certificats de virginité qu’il compare à des certificats de fertilité – qui n’existent pas. L’infertilité n’est pas l’objet de certificats mais de diagnostics, car elle est objet de soins. La virginité n’est ni une maladie ni un handicap., du port de la soutane à l’école4France Culture, « Répliques », 12 novembre 2022 (11’ 20’’). C’est un argument qu’il mobilise dans une discussion sur le port des signes ostensibles à l’école., ni son interprétation particulière de Marx faisant de la religion un opium du peuple offrant un réconfort nécessaire face à la violence du capitalisme5France Culture, « Répliques », 12 novembre 2022 (24’ 40’’). Jean-Fabien Spitz fait une lecture très particulière de Marx : « On sait que Marx a parlé abondamment de la religion comme l’opium du peuple, formule sur laquelle on se trompe d’ailleurs très largement en pensant que c’est un opium diffusé par la bourgeoisie pour endormir le peuple ; c’est quelque chose que le peuple respire pour se guérir de la situation déterminée et opprimé dans laquelle il se trouve, ce qui est tout à fait différent. » Spitz décrit la religion comme un réconfort face à l’État, mais pas une création de l’État. Il s’agit d’une fausse alternative : l’un va avec l’autre chez Marx. La religion est une création de l’État et un réconfort illusoire. Marx dira : « Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. (… ) Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel. » (Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843). Dans la vision de Spitz, l’idée que des approches religieuses puissent participer à des systèmes de domination disparaît. Les signes religieux à l’école ne sont plus présentés que comme une réparation nécessaire face à un système capitaliste oppressif. Bref, ils prennent la fonction de « doudous », d’objets de réconfort et de consolation.. Nous avons également échappé dans cet article à une définition très naïve de la liberté comme se réduisant à l’absence de contraintes, pour justifier le refus de toute restriction vestimentaire à l’école6France Culture, « Répliques », 12 novembre 2022 (7’ 50’’). Spitz s’esclaffe : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte…», comme si c’était une absurdité. Pour un professeur émérite de philosophie politique, de tels ricanements peuvent surprendre car ils pourraient viser sur le même fondement d’autres philosophies, comme celle de Kant : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! »(Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, 1803), et aussi celle de Rousseau : « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre » (Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Huitième lettre, 1764).. Le propos manque de sérieux, et pourtant, il circulera, sera repris, cité, paré de la caution universitaire et du statut émérite de son auteur.
Une offensive par le haut
La tribune du philosophe a finalement le mérite de montrer que le combat laïque ne porte pas sur un seul front. À tort, nous avons tendance à penser que les séductions anti-républicaines qui s’exercent sur la jeunesse ne viendraient que d’ « en bas », et notamment des réseaux sociaux. Elles viennent aussi par « en haut », par des universitaires dont le statut fait autorité sur les professeurs qu’ils nourrissent intellectuellement et qu’ils forment. Ces enseignants diffuseront à leur tour cette approche bancale de la laïcité et propageront la défiance envers la loi de 2004 auprès de leurs élèves.
Il n’est pas surprenant que, pris en tenaille par le haut et par le bas, les élèves soient de moins en moins solides sur la laïcité. Il est même remarquable qu’une partie significative d’entre eux comprenne encore l’intelligence de ce principe. Dans le milieu universitaire, Spitz n’est malheureusement pas un cas isolé. On retrouve une rhétorique assez proche chez François Héran, sociologue, anthropologue et démographe, professeur au Collège de France.
L’école républicaine, il faut s’en convaincre, n’est pas seulement la cible de l’islam politique et d’autres intégrismes ; elle charrie elle-même un matériau conceptuel anti-républicain nourri par le travail de sape d’une partie de ceux qui en occupent les sommets. Aussi le combat laïque se révèle-t-il multiple. Il doit se dérouler au plus près du terrain, et sur les réseaux sociaux où se trouvent les jeunes. Il doit aussi intégrer le fait que le débat théorique n’est pas achevé, car la désinformation ruisselle sur les élèves depuis certaines sphères académiques. Il y a là, aussi, matière à croiser le fer.