Philippe Foussier, journaliste
70 auditions. Les deux députés mandatés par la commission des lois de l’Assemblée nationale ont en effet rassemblé plusieurs dizaines de témoignages pour élaborer leur rapport. Des policiers et des magistrats bien sûr, mais aussi des universitaires, des spécialistes des médias et de la communication sans oublier deux déplacements sur le terrain, à Lyon et à Nantes. Jérémie Iordanoff, député écologiste de l’Isère, et Éric Poulliat, son collègue Renaissance de la Gironde, ont ensuite retenu 28 préconisations dont 17 conjointement, afin de remédier au développement de cet activisme violent qui, s’il n’est pas un phénomène nouveau, prend en revanche des formes inédites à plusieurs égards depuis quelques années.
Si les deux députés ont exclu du champ de leurs investigations la question de l’islamisme, déjà examinée par d’autres travaux parlementaires, ils ont en revanche focalisé leur attention sur trois mouvances inscrites dans des logiques d’activisme violent. La première est l’ultra-droite, qui constitue la principale menace contre les personnes, et compte aujourd’hui quelque 1 300 activistes fichés S. La deuxième et la troisième connaissent des formes de porosité : il s’agit de l’ultra-gauche d’une part des activistes « sociétaux », notamment sur des thématiques environnementales, et dont les expressions violentes sont le plus souvent orientées vers les forces de l’ordre mais aussi en direction des atteintes aux biens. Dans ces deux mouvances, on recense environ 3 000 fichés S.
Face à cette réalité, les deux députés estiment que si le cadre législatif actuel propose des outils nombreux et plutôt satisfaisants, il demeure perfectible, notamment afin de renforcer l’efficacité de la dissolution administrative des groupements violents. Mais Jérémie Iordanoff et Éric Poulliat insistent aussi sur la prévention et notamment sur le rôle de l’éducation et des médias pour endiguer le complotisme sur lequel prospèrent certains groupes activistes.
Éric Poulliat : « J’appelle à un réveil républicain »
Propos recueillis par Philippe Foussier
Pour quelles raisons la commission des lois de l’Assemblée nationale a-t-elle décidé de cette mission d’information sur l’activisme violent ?
Depuis bientôt une dizaine d’années, je constate la recrudescence de la violence comme moyen d’expression politique avec un tournant clé en 2018, lors du mouvement des Gilets jaunes. Pour ne donner qu’un exemple, les violences contre les élus se sont accrues de près d’un tiers, allant parfois jusqu’à l’incendie de permanences parlementaires voire de domiciles d’élus en présence de leurs familles. Cette montée de la violence est aussi très visible pour nos forces de l’ordre qui y font face au quotidien avec courage.
L’activisme violent est le fait pour un individu ou un groupe d’avoir recours à la violence afin de faire valoir ses revendications, en dehors du cadre légal et républicain. Il s’agit à mon sens d’une réelle menace pour notre République, pour nos institutions démocratiques. Souhaitant contribuer à un réveil républicain, j’ai proposé au président de la commission des lois, Sacha Houlié, de prendre la tête d’une mission d’information sur le sujet, aux côtés de mon collègue Jérémie Iordanoff, pour comprendre l’ampleur et les logiques de ce phénomène puis étudier comment nos institutions y répondent dans l’objectif de formuler des propositions concrètes.
Vous avez procédé à des distinctions en fonction des mouvances idéologiques auxquelles se rattachent ces divers activismes. Quels sont ces différents courants ?
Ces activistes se distinguent en cinq familles : les séparatistes (corses, basques et bretons), les religieux (islamistes, catholiques intégristes et juifs extrémistes), les professionnels (qui agissent dans le cadre des conflits du travail), les idéologistes (ultra-droite et ultra-gauche) ainsi que les sociétaux (environnementalistes violents, nouveaux mouvements sociaux).
Je précise que nous avons fait le choix d’exclure le terrorisme islamiste du rapport, celui-ci étant sans commune mesure avec les autres activistes violents étudiés et nécessitant des réponses spécifiques. Il reste à ce jour la menace la plus importante. Ce fut d’ailleurs l’objet d’un de mes précédents rapports en 2019, consacré à la radicalisation dans les services publics.
Parmi ces grandes familles, nous avons détecté trois menaces principales : l’ultra-droite, l’ultra-gauche et les sociétaux, en particulier les environnementalistes violents.
L’ultra-droite cible ceux qu’elle désigne comme les « responsables des maux de notre société », pour des motifs évidemment xénophobes et antisémites, ainsi que les élus et l’ultra-gauche. Plusieurs familles y coexistent, chacune avec ses particularités : les royalistes, les identitaires et les nationalistes. L’ultra-droite se démarque par ses agressions contre les personnes, y compris par le biais d’attentats terroristes : dix projets d’attentats terroristes d’ultra-droite ont été déjoués par nos services depuis 2017.
L’ultra-gauche cible principalement l’État et les forces de l’ordre, certains opérateurs privés, ainsi que l’ultra-droite. Elle est composée d’anarcho-autonomes, rétifs à toute forme d’organisation, et d’antifascistes, qui s’engagent contre l’extrême droite, le « grand capital » ou les « violences policières ». La menace vient aussi de sa porosité croissante avec les environnementalistes violents, comme nous avons pu le voir à Sainte-Soline.
Quelle est la nouveauté de la période s’agissant de l’activisme violent ? Existe-t-il une contestation d’une intensité particulière à l’égard du régime républicain et celui-ci est-il sérieusement menacé ?
L’activisme violent bénéficie de deux lames de fond de notre époque. La première est le développement du relativisme, des sphères complotistes et conspirationnistes. Dans un monde complexe, certains trouvent dans les thèses complotistes des explications simplistes au fonctionnement du monde. Ces thèses donnent à la personne concernée l’impression d’accéder à la vérité, d’être de ceux qui savent. Or, il s’agit d’une porte ouverte vers l’annihilation de la raison et les conduit à se retrouver dans des récits hélas bien connus : le « grand complot » juif, franc-maçon, de Big Pharma, du grand capital…
La seconde lame de fond tient au rôle prégnant d’Internet et des réseaux sociaux depuis une quinzaine d’années. Ils sont un vecteur d’apprentissage de l’activisme violent par des tutoriels sur la façon de se conduire lors d’une manifestation violente, un vecteur d’organisation concrète comme nous l’avons vu récemment lors de l’attaque de Romans-sur-Isère, et bien évidemment un vecteur de diffusion majeur des idées et des actions. Les activistes violents s’appuient sur des comptes prescripteurs avec une grosse viralité ou sur des influenceurs étrangers qui appuient sur les faiblesses de notre République.
Conjuguées, ces deux lames de fond nous conduisent vers ce que certains nomment une « démocratie agonistique », une conception qui repose sur la reconnaissance du caractère irréductible du conflit des identités et des opinions, et renonce définitivement à la possibilité de les dépasser. La démocratie n’est alors plus un espace de dialogue mais un champ de conflit. Les activistes violents s’inscrivent très nettement dans cette perspective. Il s’agit là d’une menace majeure à l’égard de notre régime républicain, de nos institutions démocratiques et de notre débat public.
Les chaines d’information et les médias plus généralement jouent-ils un rôle – et si oui lequel – dans ces phénomènes ?
C’est effectivement une des composantes de la seconde lame de fond que je décrivais précédemment. Aujourd’hui, quand un contenu poussé par les sphères d’activistes violents dépasse un certain degré de viralité sur les réseaux sociaux, il finit par être traité par les chaines d’information et par s’installer dans le débat public. Les activistes se sont d’ailleurs adaptés à cette nouvelle donne en se filmant lors de leurs actions, en cherchant à réaliser des actions très visuelles à même de créer un choc émotionnel chez le spectateur. Cela rend le travail des journalistes extrêmement difficile mais d’autant plus important, car ils constituent un « tiers de confiance » essentiel au bon fonctionnement de notre démocratie.
Ils sont par ailleurs concurrencés en cela par des sites de « réinformation » qui contribuent à la bataille culturelle en diffusant massivement des fausses nouvelles, tels des « ingénieurs du chaos » décrits par Giuliano da Empoli. Les combattre doit être une priorité, c’est d’ailleurs l’un des objectifs des États généraux de l’information, sans oublier l’éducation aux médias et à l’information à l’école que je propose de renforcer dans mon rapport.
Les élus de la République et les symboles des institutions sont de plus en plus visés par des actions violentes. Qu’est-ce que cela indique selon vous ?
Depuis les années 1950, il n’y a en effet pas de période aussi caractérisée qu’aujourd’hui par la violence contre les élus de la République. Aux menaces et injures qui augmentent en flèche s’adjoignent les atteintes aux biens avec les dégradations de permanences ou de mairies, et désormais les atteintes à l’intégrité physique même des élus et des représentants de la République.
C’est un des signes de la dégradation de l’espace démocratique que j’évoquais précédemment. Il devient ainsi de plus en plus difficile pour les élus de prendre des décisions sur les sujets d’urbanisme ou d’aménagement pour ces raisons car derrière des élus, il y aussi des familles, des enfants parfois scolarisés dans la même commune. Un élu sait qu’il peut être bousculé jusqu’à un certain point dans sa fonction mais cela ne doit jamais être accepté, comme lui comme pour chacun. À ce titre, je tiens à saluer l’ensemble des élus, nationaux et locaux, qui font vivre la République au quotidien sur notre territoire. La représentation nationale, l’État et les associations d’élus seront toujours à leurs côtés face à cette remise en cause de ce qui fait notre contrat social.
Vous dressez le constat d’une certaine impuissance des institutions à répondre aux attentes de la société civile. Comment y remédier ?
Je suis convaincu que la solution passe dans une prise de conscience et de responsabilité de notre société, c’est la raison pour laquelle j’appelle à un réveil républicain de tous les Français.
Jamais dans l’histoire de notre pays, les citoyens n’ont eu autant la parole et la possibilité de s’investir librement pour ce en quoi ils croient. Être citoyen, c’est évidemment avoir des droits, mais c’est aussi avoir des devoirs. Nous ne pouvons collectivement pas accepter la tendance au relativisme, à la contestation de la vérité et de la science car cette tendance conduit à terme à la contestation des fondements de notre démocratie. Il est du devoir de chaque citoyen de prendre sa part de ce combat, c’est la République qui est en jeu.
Par ailleurs, je suis convaincu que les Français attendent de leurs responsables politiques une réponse à leur aspiration à l’autorité. La solution n’est pas dans l’illibéralisme ou l’autoritarisme. Il y a, en France et ailleurs, un chemin pour une autorité qui agit dans le respect de nos principes et de nos droits fondamentaux tout en défendant une promesse d’émancipation pour chacun, c’est cela la République.