Propos recueillis par Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, directrice adjointe du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme, membre du Conseil des sages de la laïcité
L’enquête que vous avez menée semble être la première du genre en France. Elle frappe par son envergure mais aussi par le choix de vous pencher sur des « faits désagréables », comme disait Max Weber. Votre constat est que « seulement 35% des 2725 situations décrites concernent directement les religions, la laïcité, les discriminations et le racisme ». Que ces problèmes ne soient pas les plus fréquents signifie-t-il qu’ils sont banalisés par les professionnels de l’éducation ?
Notre enquête montre en effet que les professionnels de l’éducation sont plus préoccupés au quotidien par le manque de mixité scolaire, par l’échec scolaire et le manque de ressources dont ils disposent. Mais, les situations concernant les religions, le racisme et l’antisémitisme, décrites par les professionnels, mentionnées surtout quand elles constituent des épreuves professionnelles, ne sont pas pour autant banalisées. Elles nécessitent de mobiliser de nombreuses ressources pédagogiques, didactiques et organisationnelles. À cet égard l’ancienneté, la discipline enseignée, l’organisation du travail, l’environnement des établissements sont des variables très significatives. Car ce sont des appuis pour pallier le manque de ressources évoqué dans les entretiens.
D’autre part, ces épreuves menacent la confiance entre les professionnels et les élèves ainsi que leurs familles, ce qui est néfaste au processus éducatif et à l’apprentissage. Elles menacent aussi la position socio-professionnelle, en termes de statut, d’autorité, de reconnaissance. Par exemple, des professeurs d’EPS sont amenés à avoir un dialogue soutenu avec des familles et des élèves agissant sur fond d’affirmation apparemment religieuse. Ils sont exposés à la critique au moindre malentendu. Ainsi, quand un père d’élève pense que les vestiaires sont mixtes et refuse d’envoyer sa fille à la piscine, l’équipe enseignante, ne serait-ce que pour maintenir la confiance avec la famille, doit lui donner des informations précises sur l’organisation du cours.
Vous êtes entrés dans la « boîte noire » d’établissements scolaires et vous avez rencontré des professionnels différents pour connaître leurs échanges et comprendre leurs dilemmes lorsqu’ils sont confrontés à des situations concrètes qui vont être étiquetées comme du racisme, de l’antisémitisme, de la radicalisation, ou bien comme une contestation d’enseignement ou une revendication religieuse. Votre ouvrage présente de nombreuses situations de ce type prises sur le vif. Quels sont les facteurs qui interfèrent avec l’interprétation des incidents pour que les professeurs aient des points de vue très différents voire opposés ? Dans un milieu comme l’éducation nationale, pourquoi n’existe-t-il pas de consensus sur ces questions ?
L’analyse de notre corpus a notamment porté sur les catégories (racisme, antisémitisme, atteinte à la laïcité, crise adolescente, provocation, radicalisation, etc.), mobilisées par les professionnels de l’éducation pour interpréter les situations décrites. Elle montre que des situations équivalentes ne sont pas qualifiées de la même façon selon les établissements, les personnes et le projet éducatif, et que ces qualifications évoluent dans le temps. Par exemple, une nouvelle professeure confrontée à un refus de chanter du gospel pour raison religieuse, comprend peu à peu que ces quelques élèves l’avaient surtout bizutée. Le soutien de ses collègues, le dialogue ainsi que le plaisir du chant ont finalement emporté l’adhésion des élèves.
La variation de l’interprétation des situations peut être comprise en mettant en lien ces qualifications avec le contexte national et local, les spécificités de l’établissement, la fonction (direction, enseignants, etc.), l’histoire et le parcours de chacun, les ressources dont chacun dispose. Ainsi les professeurs d’histoire apparaissent comme les plus à même de démêler les situations, et d’ailleurs ils sont beaucoup sollicités, en raison de leurs connaissances disciplinaires (laïcité, construction de la nation, conflits mondiaux). Cependant, ces variations s’inscrivent dans certains principes partagés (égalité, liberté individuelle, reconnaissance des singularités) et des valeurs communes (respect, tolérance, empathie). De plus, la priorité des professionnels est de préserver le projet éducatif car c’est là leur mission prioritaire.
Par exemple, un expression antisémite utilisée par un élève est qualifiée d’« idiote » par une enseignante, dont l’élève ne comprend pas la portée, alors que d’autres veulent le sanctionner et que d’autres encore l’utilisent pour construire une situation d’apprentissage sur l’antisémitisme (dimensions historique, juridique, sociale, etc.). Dans ces conditions, seule la délibération entre eux permet de construire des stratégies d’action pertinentes. La variable établissement joue ici un rôle important. Car en fonction des lieux, les débats professionnels, supports des « pratiques prudentielles » pour agir au mieux, sont plus ou moins possibles.
Vous notez que l’antisémitisme « donne lieu aux conflits d’interprétation les plus forts comparativement au racisme en général ». Pour quelles raisons ?
Les professionnels sont très vigilants à l’égard des manifestations de racisme et d’antisémitisme par les élèves. Cela n’empêche pas des divergences au moment d’interpréter des situations. Les situations concernant l’antisémitisme sont rares dans notre corpus, ce qui, on peut en faire l’hypothèse, témoigne du fait que les élèves comprennent que c’est un tabou à l’école. Il relève le plus souvent, selon les professionnels d’une ignorance de la part des élèves ou de formes d’expression qui hors de l’école sont tolérées par le milieu social où se fait la socialisation primaire des élèves.
Les professionnels sont très vigilants à l’égard des manifestations de racisme et d’antisémitisme par les élèves. Cela n’empêche pas des divergences au moment d’interpréter des situations. Les situations concernant l’antisémitisme sont rares dans notre corpus, ce qui, on peut en faire l’hypothèse, témoigne du fait que les élèves comprennent que c’est un tabou à l’école.
Ainsi, lorsqu’un élève de collège demande si le numéro tatoué sur l’avant-bras d’une ancienne déportée est « vrai », les avis divergent. Est-ce une ignorance voire un questionnement justifiable par la démarche historique (selon une professeure d’histoire) ou la manifestation d’un négationnisme à sanctionner (selon d’autres professeurs et la direction) ? Les parcours individuels, les histoires familiales singulières, le contexte géopolitique et les convictions personnelles peuvent jouer un rôle dans la qualification de la situation.
Racisme et antisémitisme constituent des délits à l’école et ailleurs. Quel est le rapport des professeurs au cadre juridique qui s’applique en l’occurrence ? Ce point est-il constant ou varie-t-il en fonction des établissements et pour quelles raisons ?
Si d’une façon générale, la culture juridique de la majorité des professeurs est faible, le cadre juridique minimal (le fait que ce soit un délit) est connu. Notre enquête met au jour la banalisation d’une expression raciste chez des élèves d’établissements ruraux. Les situations décrites par les professionnels sont interprétées comme le résultat d’un relatif « enfermement » d’élèves très peu confrontés à l’altérité, et d’une xénophobie ambiante particulièrement dans des territoires où le vote d’extrême droite est fort. Les professionnels sont confrontés à une tension entre appliquer le cadre juridique et garder le lien avec les élèves et leurs familles. En l’occurrence, ils font plus souvent appel à la pédagogie et au pari sur le long terme.
Nous avons aussi observé une tendance à une plus grande exigence du respect de la loi de la part des professionnels dans les établissements favorisés sous-tendue par l’idée que leurs élèves, bénéficiant d’un fort capital économique et culturel, doivent respecter strictement les interdits en matière de racisme et d’antisémitisme. Et dans les établissements défavorisés urbains, il y a une forte mobilisation des professionnels contre le racisme et l’antisémitisme (c’est là où nous avons trouvé le plus de projets pluridisciplinaires à ce sujet, par exemple) et, parfois, une certaine relativisation de l’expression raciste ou antisémite surtout quand elle se fait hors de la classe.
En résumé, des enseignants, souvent plus novices, isolés ou de disciplines n’ayant pas à traiter de ces questions, peuvent « laisser passer » des expressions interdites par la loi pour préserver la relation pédagogique, mais c’est finalement rare, et même si, sur le coup, ils choisissent de ne pas intervenir, c’est, le plus souvent, pour agir de façon différée, en ayant pris le temps de réfléchir à une action pertinente d’un point de vue éducatif.
À propos des notions en circulation chez les acteurs scolaires, vous indiquez que la notion de harcèlement scolaire est devenue une catégorie « fourre-tout », tandis que celle de discrimination s’avère rarement utilisée car elle est imputée à la société, pas à l’école. Comment analyser ces constats ?
Nous mettons en relation ce constat avec le fait qu’il n’y a pas eu de politique éducative suivie, soutenue par une communication active de la part des responsables politiques et institutionnels engageant les professionnels à réfléchir aux formes de discriminations existant dans le système éducatif, et à agir en conséquence, particulièrement en matière d’orientation. La formation très limitée des personnels sur les discriminations est une autre raison de cette invisibilisation.
Il n’y a pas eu de politique éducative suivie, soutenue par une communication active de la part des responsables politiques et institutionnels engageant les professionnels à réfléchir aux formes de discriminations existant dans le système éducatif.
En revanche, le harcèlement scolaire fait l’objet de telles politiques et injonctions depuis plus de 10 ans, donne lieu à des dispositifs et une communication publique soutenant l’action des personnels, même si les moyens ne suivent pas toujours. C’est devenu une catégorie connue, légitime, que les personnels se sont appropriée, mais qui est aussi trop englobante au regard des problèmes étudiés dans notre ouvrage.
Vous soulignez que « l’Éducation nationale n’a jamais fait de campagne interne spécifique et suivie sur la lutte contre les discriminations », alors que la réaffirmation des principes républicains et de la laïcité fait l’objet d’une politique soutenue qui s’est traduite notamment par la création de services dédiés dans tous les rectorats et par un plan national de formation des personnels. Cette disparité ne vient-elle pas de la philosophie politique qui inspire l’école en France ? Cette philosophie diffère-t-elle de celle des enseignants et des cadres que sont les chefs d’établissements ?
Notre enquête montre que les personnels enseignants (un peu plus que les cadres) sont désormais aussi soucieux d’égalité que de la reconnaissance de la diversité des ancrages culturels des élèves, en la prenant comme un levier pour un enrôlement dans une conception universaliste. En ce sens, il y a effectivement un décalage entre, d’une part, une philosophie politique portée par l’État comme administration, et d’autre part une philosophie politique portée par l’État comme organe orienté « vers un but pratique et non spéculatif » comme le disait Durkheim. C’est pourquoi la conclusion de l’ouvrage revient aux fondements de la sociologie, pour mettre en dialogue les philosophies politiques divergentes en prenant acte du fait que l’État, incarné aussi par les professionnels de terrain, doit parvenir à rendre réflexive la « vie psychique collective » dans « toute l’étendue du corps social ». Comme le disait encore Durkheim, « quand l’État pense et se décide, il ne faut pas dire que c’est la société qui pense et se décide par lui, mais qu’il pense et se décide pour elle »1Émile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, Puf, Quadrige, 2003, p. 86..
Vous précisez que votre enquête s’est déroulée avant l’assassinat de Samuel Paty. Le sentiment de menace partagé par les enseignants, hélas ravivé par l’assassinat de Dominique Bernard, peut-il changer complètement leur perception de ce que vous nommez des « épreuves professionnelles ordinaires » ?
Après les attentats de 2015, il y a eu un temps de sidération et des difficultés pour trouver les bonnes façons d’agir, puis les professionnels (avec des compétences inégales selon les disciplines d’enseignement) ont rapidement mis en place des stratégies locales pour répondre aux questions des élèves, les rassurer, et faire un long et lent travail de déconstruction des stéréotypes et de lutte contre l’ignorance, en prenant appui sur les connaissances académiques et les programmes, en développant des projets, en faisant intervenir des associations ou d’autres professionnels. C’est pourquoi, bien que publiés un mois avant l’assassinat de Dominique Bernard, nos résultats permettent de faire l’hypothèse que cette expérience est à nouveau mobilisée.