Propos recueillis (été 2023) par Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Photographies de Stéphane Vaquero
Avec la création de Conspiracy Watch, en 2007, vous avez activement contribué à placer la question des théories du complot au cœur du débat public. Quelles principales évolutions dans ce domaine avez-vous constaté au cours des quinze dernières années ?
Je dirais en premier lieu que la parole complotiste s’est démultipliée. Auparavant, il fallait rechercher activement ce type de contenus pour y être exposé. Dans un kiosque, une librairie, une bibliothèque… Internet, le haut-débit, les plateformes sociales et leurs algorithmes de recommandation, qui privilégient ce type de contenus propres à capturer notre attention, ont bouleversé la donne en aggravant considérablement le biais de confirmation : on y trouve globalement ce qu’on est venu y chercher. Avec la crise sanitaire, je crois que tout le monde a été exposé d’une manière ou d’une autre aux théories du complot, que ce soit dans son environnement familial, amical ou professionnel ou via les médias. On observe une situation contrastée. D’un côté, la désinformation, dont le coût de production et de diffusion s’est effondré, n’a jamais été aussi visible. De l’autre, on n’a semble-t-il jamais autant parlé de complotisme. Un activisme anti-complotiste a émergé peu à peu, qui n’existait pas il y a seulement dix ans – ou pas avec cette intensité en tous cas. C’est la fameuse phrase de Friedrich Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Beaucoup de journalistes, de médecins, de scientifiques ou de simples citoyens ayant une quelconque expertise dans leur domaine se sont engagés dans la lutte contre la désinformation et le complotisme. C’est la principale nouveauté. L’autre enseignement de ces dernières années, c’est que les théories du complot reviennent cycliquement, pas toujours avec la même intensité. Certaines ont reflué, d’autres ont fait des recrues. On admet moins volontiers qu’on croit à un complot américain derrière les attentats du 11-Septembre mais on est plus nombreux à estimer qu’il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ou que la Terre est possiblement plate.
Est-on vraiment entré dans l’ère de la post-vérité ?
Ce qui caractérise l’ère de la « post-vérité », c’est que la tendance répétée à prendre des libertés avec la réalité factuelle ne vous disqualifie plus. Donald Trump est le symbole de ce tournant. La circonstance qu’il a pu accéder à la Maison-Blanche en dépit de sa démagogie conspirationniste et de son usage immodéré des fausses informations et de l’exagération rhétorique, qu’il a d’ailleurs théorisée explicitement dès les années 1980 sous le nom d’« hyperbole véridique », suggère qu’il y a bien quelque chose de nouveau sur ce plan. La relative trumpisation de notre vie politique, ce mélange d’appel aux émotions, de conflictualisation du moindre désaccord et d’hystérisation permanente du débat public, réduit à une lutte binaire entre le « Bien » et le « Mal » (qu’il s’agisse du « Mal » capitaliste, ultra-libéral, patriarcal et raciste ou du « Mal » mondialiste, transhumaniste, woke et LGBT) s’accompagne d’une polarisation impressionnante de nos sociétés. Toutefois, cela ne tombe pas du ciel. La situation à laquelle nous sommes parvenus doit beaucoup à la configuration techno-médiatique qui la sous-tend. Évidemment, le complotisme a une histoire longue et l’on vit sans doute dans une société moins « complotiste » qu’il y a trois cents ans, dans le sens où la pensée magique a reflué. Sans remonter aussi loin, on peut considérer que le XXe siècle a quelques titres à faire valoir en matière de post-vérité car ce fut le siècle du mensonge totalitaire triomphant et d’une effroyable trahison, par les intellectuels, de leur vocation. Combien de grands esprits, enivrés de lyrisme révolutionnaire, ont choisi de fermer les yeux sur l’injustice et les crimes du communisme…
On peut considérer que le XXe siècle a quelques titres à faire valoir en matière de post-vérité car ce fut le siècle du mensonge totalitaire triomphant et d’une effroyable trahison, par les intellectuels, de leur vocation.
Mais il est vrai qu’on était en droit d’espérer mieux des années 2020 : une forme de démocratie plus apaisée, où le débat public se structure davantage autour d’une réalité factuelle partagée, où nous nous sentirions plus co-responsables du bien public plutôt qu’obnubilés par la recherche de boucs émissaires sur qui projeter notre ressentiment. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Au lieu de ça, on a vu à l’occasion de la crise sanitaire des réflexes très archaïques se manifester. La pensée magique a fait un retour tonitruant dans nos sociétés démocratiques. La raison est humiliée chaque jour sur les réseaux sociaux. Pas seulement par des anonymes mais par des responsables de premier plan.
Vous y voyez une menace directe pour la démocratie ?
Oui, le cynisme d’un Trump, l’idée qu’on peut raconter n’importe quoi pour défendre sa cause n’est que la réhabilitation du principe selon lequel la fin justifie les moyens. L’expérience totalitaire aurait dû nous vacciner contre cela. Mais on voit revenir partout cette petite vulgate machiavélienne. Récemment, la post-vérité nous a été servie à la sauce écolo par Sandrine Rousseau au nom d’un « effet wake-up ». Qu’importent la réalité si la cause est juste semble nous dire la députée EELV qui venait d’affirmer qu’il faisait 60 degrés en Espagne. Comme si la situation climatique n’était pas assez préoccupante pour qu’on ait besoin d’essayer de manipuler l’opinion avec des chiffres fantaisistes sortis de leur contexte.
Je pense qu’il y a un lien intime, ontologique, entre la vérité et la démocratie, comme il en existe entre le mensonge et le totalitarisme. « La démocratie se suicide si elle se laisse envahir par le mensonge, le totalitarisme s’il se laisse envahir par la vérité » écrivait Jean-François Revel1Jean-François Revel, La Connaissance inutile, Paris, Grasset, 1988, p. 33.. Un peuple qui vit dans l’illusion se condamne lui-même à vivre tôt ou tard dans les fers. Cela ne signifie pas que les démocraties ne connaissent pas le mensonge ; mais la liberté de la presse, le pluralisme et un certain état d’esprit démocratique, qui plus qu’un ensemble de procédures tient avant tout du « code moral » pour reprendre les mots de Pierre Mendès France, forment une conjuration permanente contre le mensonge. Souvenons-nous du mensonge sur les armes de destruction massive en Irak. Il n’a fallu que quelques jours à la presse pour révéler le pot aux roses, à savoir que les « preuves » de l’Administration Bush étaient bien plus fragiles que ce qu’en avait dit Colin Powell devant l’ONU en février 2003.
La vérité finit donc toujours par être révélée…
En démocratie du moins, je ne crois pas qu’on puisse cacher durablement un mensonge d’Etat ayant des conséquences aussi graves. Même les programmes les plus secrets de la CIA – ceux qui continuent de faire fantasmer les complotistes des décennies plus tard – ont été révélés au grand jour après l’affaire du Watergate. Idem concernant les opérations secrètes du KGB après la chute du régime soviétique.
Et puis il y a mensonges et mensonges. Dans cette matière aussi, il faut essayer de suspendre son jugement et de comprendre. Colin Powell a dit qu’il avait vraiment cru à cette thèse des armes de destruction massive et que si l’on avait eu sous les yeux les preuves qui lui avaient été communiquées à l’époque – notamment les affabulations d’un pseudo-informateur irakien connu sous le nom de code « Curve Ball » –, on y aurait cru aussi. Le fiasco sur les armes de destruction massive est le produit d’un aveuglement volontaire, d’une auto-intoxication et d’une bonne dose de cynisme. Ce n’est pas le même cas de figure avec la tentative de Trump de changer frauduleusement le résultat des élections de 2020 en criant, précisément, à la fraude électorale. C’est là le mensonge d’un bonimenteur qui n’a aucun scrupule à mentir effrontément puisque la seule chose qui compte est de plier la réalité à ses désirs. Or, derrière le bonimenteur, il y a tous ceux qui votent pour lui, le soutiennent et ont le même type de relation à la vérité. Pour une partie de l’opinion de nos sociétés démocratiques, la vérité est devenue une préoccupation secondaire.
Quel rapport les responsables politiques doivent-ils entretenir à la vérité ?
Je pense qu’il est de leur devoir de tenir un discours de vérité, de dire les choses même les moins agréables. Surtout les moins agréables. Mais je ne confonds pas un responsable politique avec un scientifique ou avec un journaliste. La vocation d’un politique est d’abord de gouverner et il peut y avoir des mensonges vertueux, des arrangements avec la vérité qui permettent de mettre fin à des guerres ou d’en éviter. Si un mensonge peut sauver des vies, tant mieux. On attend avant tout d’un capitaine qu’il nous amène à bon port par tous les moyens, pas qu’il nous fasse part de ses doutes. L’idée qu’il faille bannir le mensonge en démocratie me semble non seulement impossible mais dangereuse. Cela relève d’une quête de pureté confinant au puritanisme et au maccarthisme. Ce à quoi nous assistons avec la désinformation complotiste est d’une nature très différente de l’usage raisonné du mensonge en politique. Le mépris assumé pour les faits et la démagogie qui est en train de métastaser l’ensemble de l’échiquier politique sont une catastrophe pour notre civilisation démocratique.
Ce à quoi nous assistons avec la désinformation complotiste est d’une nature très différente de l’usage raisonné du mensonge en politique. Le mépris assumé pour les faits et la démagogie qui est en train de métastaser l’ensemble de l’échiquier politique sont une catastrophe pour notre civilisation démocratique.
Paradoxalement, les réseaux sociaux peuvent être de vrais espaces démocratiques d’où peut émerger la vérité…
Oui, et pour qu’ils le demeurent, il faut les réguler. Il n’y a aucune raison qu’ils échappent à la loi commune. A moins de considérer qu’il est normal que les lubies libertariennes d’un milliardaire que personne n’a jamais élu ou que le premier amendement d’une constitution qui n’est pas la nôtre s’imposent sur notre territoire. Il y a des lois en France qui sont le produit d’une histoire différente de celle des États-Unis : l’extermination des juifs d’Europe a eu lieu en partie sur notre territoire. Nous n’avons pas le même rapport au négationnisme. Ici c’est un délit pénal, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, c’est une simple opinion. De la même manière, notre rapport à la liberté de conscience, qui contient la liberté de pratiquer son culte, est très différent de celui qu’entretiennent les Américains à l’égard de la liberté religieuse.
Ce que Conspiracy Watch propose depuis quelques années, c’est d’activer une disposition qui est l’article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui pénalise la diffusion des fausses nouvelles lorsqu’elles sont susceptibles de troubler la paix publique. Il n’y a que le procureur de la République qui puisse engager des poursuites à ce titre – et en pratique, il ne le fait jamais. Nous proposons donc de permettre aux ONG qui luttent contre la désinformation de se constituer partie civile dans ce genre d’infraction. Le respect du contradictoire serait assuré exactement comme en matière de diffamation actuellement. C’est une proposition qui a été reprise dans le rapport de la commission Bronner, remis au président de la République en janvier 2022 et qui, je crois, aurait pour effet de rééquilibrer un peu le rapport de forces entre les désinformateurs digitaux et ceux qui tentent de les combattre. Aux États-Unis, il existe des poursuites au civil qui débouchent sur le versement de dommages et intérêts punitifs : c’est ce qui est arrivé à Alex Jones lorsqu’il a été condamné l’année dernière au paiement de près d’un milliard et demi de dollars à des familles de victimes d’une tuerie dont le site de Jones a remis en cause la réalité pendant des années, entraînant un harcèlement incroyable de parents qui n’avaient pas d’autre tort que d’avoir eu l’un de leurs enfants assassinés par un déséquilibré.
Les pouvoirs publics vous semblent insuffisamment volontaires ?
Nous allons voir ce qu’il advient avec la mise en application, en France, du Digital Services Act (DSA), mais force est de constater que nous avons pris un retard considérable. Nous tirons la sonnette d’alarme depuis des années. On a longtemps senti une force d’inertie très grande du côté de l’Éducation nationale. Il existe aujourd’hui une volonté ministérielle de mettre l’accent sur l’Education aux médias et à l’information. J’espère que la formation à l’esprit critique, qui relève d’un enseignement distinct, ne sera pas oubliée en cours de route. Mais on parle ici d’une réponse de moyen ou long terme alors que la régulation des plateformes relève de l’urgence…
Conspiracy Watch propose la contraventionnalisation des propos haineux diffusés en ligne, mais aussi qu’un individu, condamné par la justice pour incitation à la haine en ligne, soit contraint d’afficher la condamnation sur ses réseaux sociaux ou son site.
Reste entière, en outre, la responsabilité des personnes qui monétisent parfois cette activité de désinformation ou de propagation de la haine. Conspiracy Watch propose la contraventionnalisation des propos haineux diffusés en ligne, mais aussi qu’un individu, condamné par la justice pour incitation à la haine en ligne, soit contraint d’afficher la condamnation sur ses réseaux sociaux ou son site. C’est tout à fait possible aujourd’hui sans modifier la loi, il suffit que les juges le décident. Et en assortissant ces publications judiciaires d’une obligation de les faire paraître sur des fenêtres pop-up temporaires (qui, par exemple, bloqueraient l’accès au site concerné pendant quelques secondes, le tout sur une période allant de quelques jours à quelques mois), cela contribuerait à limiter considérablement l’influence de certains médias de désinformation.
Par ailleurs, je ne pense pas qu’il soit normal qu’un site comme FranceSoir, qui sert désormais de chambre d’écho à des contenus ouvertement conspirationnistes, puisse bénéficier d’un agrément de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) lui ouvrant droit à des aides publiques. Nous avons contribué, avec d’autres, et notamment la Licra, à ce que l’agrément du journal antisémite Rivarol lui soit retiré et, par conséquent, les aides publiques indirectes auxquelles il était éligible, et que son directeur estimait à 100 000 euros par an. Sans notre intervention, il ne se serait sans doute rien passé. Et le contribuable continuerait à financer un journal plusieurs fois condamné pour provocation à la haine et négationnisme.
Qui sont les désinformateurs ?
Il y a plusieurs types de profils. Il y a les mercenaires de la désinformation, les propagandistes qui se mettent au service de régimes autoritaires ou de camps politiques extrémistes. Ils sont auteurs, conférenciers et parfois dirigeants de médias. Ils font du complotisme une véritable activité professionnelle. Il y a des personnes qui tirent leur notoriété uniquement d’un succès sur Internet, via une chaîne YouTube ou un blog – c’est le cas par exemple d’un Silvano Trotta ou d’un Étienne Chouard. Il y a aussi des personnalités bardées de titres professionnels, universitaires ou honorifiques. Des personnes détentrices d’une véritable expertise dans leur domaine mais qui ont fini par la mettre au service de considérations n’ayant plus rien à voir avec la démarche scientifique. Et puis on a des has been, qui ont eu une carrière, qui sont des personnalités généralement connues du grand public et se lancent en complotisme comme on se lance dans une sorte de baroud d’honneur.
C’est du cynisme ?
Par forcément. Je dirais que les motivations sont à la fois politico-idéologiques, pécuniaires et psychologiques, dans des proportions variables selon les personnes et selon le moment. Il y a des individus qui, pour des raisons très intimes ont basculé. C’est le cas d’un Jean-Claude Bourret par exemple qui peut dire des choses extrêmement contestables mais qu’on ne voit pas agir par calcul. Je pense qu’il croit vraiment ce qu’il dit. Le cas du repris de justice Gérard Fauré, le « dealer des stars », me semble tout à fait différent. Ce que l’on peut en tout cas observer de l’extérieur, c’est que cela fonctionne très bien et que l’on a des médias, aussi bien de l’ancien que du nouveau monde, qui s’articulent entre eux, pour garantir la plus grande surface médiatique possible. Ce que l’on observe avec la « réinfosphère », ces médias alternatifs d’extrême droite, c’est une espèce de partage des rôles. Concrètement, on voit des personnalités complotistes circuler de manière très fluide de l’émission de Bercoff sur Sud Radio à la matinale de Radio Courtoisie, en passant par TV Libertés (une web TV fondée par des militants d’extrême droite ), CNews (l’émission de Pascal Praud notamment) et C8 (l’émission de Cyril Hanouna). En général, c’est le circuit.
Le symptôme inquiétant, c’est donc cette porosité…
C’est plus qu’une porosité ! Cela fait même presque système. Et chacun apporte sa part de légitimité, le Graal étant CNews, qui revendique le statut de chaîne d’« information en continu ». Et puis la légitimité, il ne faut pas l’oublier, est cathodique : l’effet « vu à la télé », ça marche encore !
Ceux qui produisent ces thèses ou les relaient, sont-ils sincères ?
La question de la sincérité ne se pose pas de la même manière pour eux que pour nous. Qu’est-ce que la vérité d’un propos ? C’est sa conformité au réel. Cette définition passe pour les complotistes pour une conception assez mesquine de la vérité. Eux agissent comme si, au nom d’une vérité supérieure, on est en droit de prendre des libertés avec les faits. Raison pour laquelle le fact-checking a si peu d’effet sur eux : ils se fichent de savoir qu’en réalité on n’enseigne pas réellement la masturbation aux écoliers. Au nom de l’idée que l’éducation sexuelle n’a rien à faire à l’école (ce qui relève d’un débat légitime), ils sont prêts à le faire croire, l’urgence justifiant selon eux la méthode, si discutable soit-elle.
Certaines dissensions apparentes chez les « anti-complotistes » n’affaiblissent-elles pas le propos ?
On observe des similarités avec ce qui se passe dans le champ de l’antiracisme, qui est travaillé par des forces contraires. Je crois qu’il est de toute première importance de maintenir le cap d’une approche universaliste. S’agissant de la lutte contre le complotisme, Conspiracy Watch fait figure de défricheur et d’acteur historique, rejoint par la suite par de multiples acteurs et, parmi eux, certains dont la sincérité est à géométrie variable. Je pense à ceux qui, longtemps, ont regardé de haut ce que nous faisions, expliquant doctement qu’il s’agissait d’un faux sujet, une mode médiatique, voire que la lutte contre le complotisme relevait de la « panique morale ». Des journalistes et des universitaires se sont mis à produire un discours sur le complotisme, comme pour occuper le terrain. Ainsi, l’approche que nous défendons est plus minoritaire qu’il n’y paraît : nous proposons une analyse résolument critique et engagée du phénomène complotiste au sens où il n’est pas question pour nous de transiger avec lui. Nous considérons que le complotisme, d’où qu’il vienne, mérite d’être combattu. De plus, notre approche est sans exclusive : tous les complotismes, d’où qu’ils viennent, sont pour nous un objet de réflexion. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas établir des priorités. Il y a des choses qui relèvent d’un complotisme de faible intensité et d’autres beaucoup plus préoccupantes, aux conséquences directes bien plus graves. Est-ce que nous arrivons toujours à bien hiérarchiser les priorités ? C’est une question que nous nous posons constamment et nous ne sommes pas au-dessus de la critique. Mais dans tous les cas, nous ne sommes détenteurs d’aucun monopole de l’anti-complotisme.
De quels atouts dispose-t-on dans la lutte contre le complotisme ?
Il y a la « loi » bien connue du programmeur Italien Alberto Brandolini, qui dit que l’énergie déployée pour réfuter les fake news, les théories du complot, est significativement supérieure à celle que l’on doit mobiliser pour les produire ou les mettre en circulation. Ce principe d’asymétrie est constitutif de notre activité. On ne peut pas lutter avec les armes de l’adversaire : on ne peut pas utiliser le mensonge, la calomnie contre le mensonge car cela ne ferait que rajouter du mensonge et de la calomnie à ce qui existe déjà. Il ne nous reste que l’humilité de l’enquête journalistique, scientifique et l’enquête factuelle.
Tout ce qui a été mis en circulation à un moment donné demeure potentiellement accessible… éternellement. Les notices d’information de Conspiracy Watch sont très cliniques, factuelles, sourcées. Elles répertorient scrupuleusement ce que certains individus ont dit ou écrit. Ce que l’on nous reproche au fond, pour l’essentiel, c’est d’avoir de la mémoire !
On dispose toutefois d’un sérieux atout : internet est hypermnésique. Tout ce qui a été mis en circulation à un moment donné demeure potentiellement accessible… éternellement. Les notices d’information de Conspiracy Watch sont très cliniques, factuelles, sourcées. Elles répertorient scrupuleusement ce que certains individus ont dit ou écrit. Ce que l’on nous reproche au fond, pour l’essentiel, c’est d’avoir de la mémoire ! Nous avons un deuxième atout : c’est le mot « complotisme » lui-même, que nous avons contribué à propager, et qui désigne un phénomène tangible, bien documenté depuis des décennies, par l’histoire, la psychologie, la sociologie ou encore la philosophie. Nous voyons bien que les gens que nous embêtons avec notre activité voudraient jeter le mot aux orties, au prétexte que certains en font un mauvais usage et qu’il est disqualifiant. Parler de « théorie du complot », c’est déjà porter un jugement sur le contenu d’une proposition, c’est considérer qu’elle n’est pas sérieuse ou qu’elle est entachée d’un raisonnement fautif. Je pense donc qu’il nous faut absolument revendiquer l’usage de ce mot, à bon escient, sans l’utiliser évidemment à la manière d’un bâillon.
Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt a publié L’opium des imbéciles (Grasset, 2019) et Au cœur du complot (Grasset, 2023).