Marie Moutier-Bitan, historienne de la Shoah, docteure en histoire contemporaine de l’EHESS
Le mot « pogrom », du russe signifiant « destruction », a été employé à partir de la fin du XIXe siècle pour qualifier les exactions perpétrées contre la population juive dans l’Empire russe, de plus en plus nombreuses. Néanmoins, les violences collectives contre les Juifs sont bien antérieures à la construction de cette notion. Les récits des attaques cosaques contre les populations juives de l’Ukraine centrale actuelle résonnent encore dans la mémoire collective juive, tant elles furent brutales et atteignant un degré de cruauté effroyable. Le pogrom de Kichinev (Chișinău aujourd’hui, en Moldavie) de 1903 eut un retentissement international, notamment par le biais de photographies des victimes et du travail de documentation de Haïm Bialik.
Dans l’imaginaire collectif, le pogrom est une émeute de civils assassinant leurs voisins juifs, dans un accès de rage antisémite. Si la participation de civils locaux à la fureur meurtrière est une composante récurrente du pogrom, ce dernier ne sort pas de terre, il n’est pas l’expression de la seule colère populaire. Cette violence est préparée, guidée, instrumentalisée. Elle est le fruit de la décision d’une autorité politique ou morale. Reinhard Heydrich, chef de l’Office central de Sécurité du Reich, le RSHA, rédige une directive le 29 juin 1941 aux chefs des Einsatzgruppen pour provoquer des pogroms (qu’il appelle « actions d’autoépuration »), mais en prenant soin d’éviter toute trace d’une décision nazie, afin que cela ressemble à un acte vengeur de la population locale, heureuse d’en découdre avec les « agents judéo-bolcheviques. » À Kichinev, en 1903, des prêtres, au lendemain de la Pâque orthodoxe, lancent leurs ouailles à l’attaques des Juifs. À Odessa, en 1905, le gouvernement tsariste détourne le peuple de la fièvre révolutionnaire en déclenchant un pogrom dans le quartier de Moldavanka. Un pogrom ne se déroule pas sans l’impulsion d’une autorité supérieure, exhortant au massacre, dans un lieu et une durée donnée. Le pogrom est circonscrit : il se déroule dans un espace défini et restreint, souvent à l’échelle d’un village, d’un quartier ou d’un district.
L’antisémitisme qui tue
Plusieurs composantes du pogrom se retrouvent dans les attaques menées par le Hamas dans les kibboutzim. Les victimes sont frappées sans distinction de sexe ou d’âge. Du nourrisson aux vieillards, aucun Juif n’est épargné. Le pogrom éclate dans l’intimité des foyers, sur le pas des portes, dans les jardins ou dans les cours. L’usage d’armes blanches est révélateur : pour les bourreaux, il y a négation des victimes à appartenir au genre humain. Elles sont abattues avec une cruauté qui rappelle les pires descriptions des attaques des cosaques de Khmelnytskyï au XVIIe siècle. Il s’agit de la destruction dans son sens le plus brut : anéantir toute l’existence, jusqu’aux maisons qu’on éventre, aux objets qu’on détruit, aux corps qu’on fracasse. Cependant, les événements tragiques du 7 octobre 2023 se démarquent des pogroms du XXe siècle en Europe en un point essentiel : ils ont été perpétrés sur le sol israélien, dans des localités où les Juifs étaient majoritaires. Son message est d’autant plus fort : les Juifs ne sont en sécurité nulle part.
Nous avons besoin d’outils conceptuels pour appréhender les faits. Nous n’avons guère d’autres mots que celui de « pogrom », car il contient une idée qui, elle, est immuable : sa dimension exterminatrice.
Peut-on tout de même utiliser le terme de « pogrom » ? Est-il destiné à évoluer au gré des assassinats collectifs commis contre les Juifs, ou bien devrons-nous forger un autre concept ? Le terme n’est, certes, pas tout à fait satisfaisant ; le contexte historique, politique, social, économique et culturel est à chaque fois différent et fondamental pour comprendre les rouages de ces tueries. L’examen rigoureux des documents et preuves, par la justice et par les historiens, permettra une analyse plus fine du déroulé de ces massacres, affinera l’identité des auteurs de ces crimes, le fonctionnement hiérarchique de ces groupes de meurtriers. Toutefois, nous avons besoin d’outils conceptuels pour appréhender les faits. Nous n’avons guère d’autres mots que celui de « pogrom », car il contient une idée qui, elle, est immuable : sa dimension exterminatrice. Et tel est le message que le pogrom veut faire passer. C’est un événement visible, médiatisé. N’oublions pas que le pogrom est aussi un instrument politique. À Kichinev en 1903, à Fastiv en 1919, à Lviv en 1941, ou à Kfar Aza en 2023, c’est l’antisémitisme qui tue.
Marie Moutier-Bitan est l’auteure des Lettres de la Wehrmacht (Perrin, 2014), des Champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union soviétique occupée, 1941-1944 (Passés composés, 2020). Elle a publié, au début de l’année 2023, Le pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie orientale (juin-juillet 1941) (Passés composés).