Alexandra Demarigny
Tuer n’est ni inné, ni facile ; cela s’apprend. Il faut un apprentissage réfléchi et organisé pour entraîner un être humain à en tuer un autre, qu’il soit un ennemi déclaré, une femme ou un enfant sans défense. La fabrication d’un tortionnaire, d’un génocidaire, ne laisse rien au hasard et nécessite la mise en œuvre d’une méthode dont les étapes sont précises. On pourrait être tenté de penser que les génocidaires sont nés monstres, et que des circonstances historiques leur ont permis d’exprimer leur monstruosité ; ce serait nier la réalité. Les individus ayant participé à la Shoah ne sont pas nés monstres. Ils y ont été préparés. « Il eût été réconfortant, écrivait Hannah Arendt, de croire qu’Eichmann était un monstre. (…) L’ennui avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers, ni sadiques, qui étaient et sont encore effroyablement normaux1Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, « Folio-histoire », 1991. ».
Déshumanisation et désempathisation des bourreaux
Initiée par Françoise Sironi2Françoise Sironi est maître de conférences en psychologie clinique et pathologique à l’université Paris-VIII et enseigne la psychologie géopolitique à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle a publié Bourreaux et Victimes. Psychologie de la torture (Paris, Éditions Odile Jacob, 1999). Elle est une des fondatrices du centre Primo Levi, spécialisé dans le soin aux victimes de la torture et d’un centre de réhabilitation pour vétérans traumatisés de guerre en Russie. Son expérience clinique concerne à la fois les auteurs et les victimes de violences collectives. Elle est également experte auprès des tribunaux pénaux internationaux., la psychologie géopolitique clinique est une discipline récente, née d’une pratique clinique intensive auprès de personnes traumatisées par des violences collectives. Elle en explique l’un des enjeux dans Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité (Paris, Éditions La Découverte, 2017) : « L’intentionnalité malveillante a pour effet d’organiser la terreur en système psychologique collectif et d’instaurer la peur au sein de chaque individu singulier. Ce n’est pas de troubles intrapsychiques dont souffrent les victimes de traumatismes intentionnels, mais des effets des constructions politiques pathogènes et malveillantes. Aussi, sont-ce également les unités de production des perturbations psychopolitiques (le système, les auteurs, leur formation, leurs méthodes d’action) qui sont à comprendre lorsque l’on traite une personne qui a connu la violence politique, et pas seulement sa personnalité.
Les individus ayant participé à la Shoah ne sont pas nés monstres. Ils ont été préparés, fabriqués, entraînés.
Dans la majorité des cas, la fabrication du désordre a été pensée et élaborée en amont, par des humains qui voulaient délibérément arriver à produire cet impact collectif et singulier, de nature pathogène. » Les recherches de Françoise Sironi montrent que tortionnaires nazis, Khmers rouges ou djihadistes ont été soumis à des méthodes très similaires pour en arriver à torturer et tuer de sang-froid les cibles qui leur étaient présentées. Si l’on retrouve généralement un dénominateur commun d’humiliations et de blessures narcissiques vécues dans l’enfance ou l’adolescence, ce n’est évidemment pas suffisant. L’intégration dans un système de pensée et de réaction, visant à déshumaniser et à désempathiser l’individu est la première étape. Pour Françoise Sironi, il existe un principe commun à la fabrication d’un homme nouveau, basé sur un système fermé, étanche à toute altérité, pensé de toutes pièces, prenant appui sur une doctrine spécifique et faisant table rase du passé. Repensons au sentiment d’humiliation des Allemands au sortir de la Première Guerre mondiale : les futurs nazis avaient une plus grande propension à renoncer au « Moi », à entrer dans un système qui leur fournissait du « prêt à penser », à se reconnaître dans une communauté prônant la fabrique d’un surhomme et désignant un responsable à tous leurs maux, en l’occurrence les juifs. Le terreau était prêt, sur lequel il n’y avait plus qu’à semer les graines de la revanche et de la haine.
Animalisation de la victime et homme-système
Encore faut-il que cette haine soit partagée et, pour cela, exposée par un chef charismatique, porteur d’une idéologie ou de la volonté de rendre à un pays la suprématie qu’il n’aurait jamais dû perdre ; cette personnalité présente, contrairement aux exécutants dûment formés, des structures psychopathologiques (perversité, psychose, paranoïa). Débute alors une progressive acculturation à la détestation d’une partie de l’humanité : la rendre coupable de traîtrise, en montrer l’impossible assimilation, la stigmatiser dans ses coutumes et traditions, l’évincer des responsabilités politiques et institutionnelles, l’empêcher d’exercer telle ou telle profession, la contraindre à porter la marque de sa différence, ce que l’historien Jacques Sémelin3Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, coll. « La Couleur des idées », Paris, Le Seuil, 2005. nomme « l’animalisation de la victime ». Imposer un système de pensée binaire, où « le Bien » et « le Mal » ont leurs représentants désignés.
La personnalité du génocidaire et du tortionnaire est devenue si fortement clivée que les différents champs de son action ne se rencontrent jamais, sa conscience elle-même est scindée en parties étanches.
Selon Françoise Sironi, loin d’être atteints de pathologies mentales, les génocidaires sont des personnes suradaptées : « Ce sont des malades de la norme. Ils ont un besoin absolu d’être dans la norme du système. Ils veulent être tel qu’un autre les pense. Il y a un énorme besoin de reconnaissance qui va les amener à être extrêmement obéissants d’une manière aveugle4« Françoise Sironi : “Les tortionnaires sont malades de la norme, ils ont un besoin absolu d’être dans le système” » (Libération, 27 octobre 2017) ». Elle propose et développe la notion d’« homme-système » : un homme qui ne pense plus par lui-même, dont la subjectivité est annihilée, qui devient le porteur d’un système créé de toute pièce par un chef. Cette entreprise de déshumanisation est opérée par la construction d’un clivage psychique, ce qui se constate dans la persistance d’une activité normale des génocidaires et tortionnaires en dehors de leur cadre « professionnel » ; pouvoir torturer et tuer pendant la journée et jouer avec ses enfants le soir. C’est le résultat d’un travail de déconstruction/reconstruction d’une personnalité devenant si fortement clivée que les différents champs de son action ne se rencontrent jamais, sa conscience elle-même est scindée en parties étanches. En cela, Françoise Sironi nuance les résultats de l’expérience du psychologue social américain Stanley Milgram, menée dans les années 1960, selon laquelle la majorité des personnes est capable du pire dès lors qu’elles sont placées dans une situation où elles ont à obéir à une figure incarnant l’autorité.
La fabrique des tortionnaires, une entreprise concrète
Les méthodes d’apprentissage du crime de masse sont précises : plus les individus concernés sont jeunes, plus il est facile de les habituer à la violence. Plus ils sont maltraités jeunes, plus ils auront tendance à considérer la maltraitance comme normale et à l’infliger à autrui. Plus ils sont nombreux, plus ils créeront la norme. L’habituation à la violence est méthodique : les tortionnaires débutants ne sont jamais laissés seuls avec leur victime, mais accompagnés de chefs à qui ils veulent plaire et qui leur servent de modèles. Ils sont généralement plusieurs à tuer pour que l’effet de groupe agisse, dans une dynamique de performance déshumanisée. Les individus instables ou atteints de psychopathologies, jugés trop difficile à gérer, sont écartés. Les faibles ou ceux qui refusent d’obéir sont tués, devant leurs compagnons, pour l’exemple. Ainsi, seul le bon soldat, celui qui exécute les ordres et les victimes, dans une routine et une absence totale d’empathie, est reconnu comme valeureux et digne du concepteur du génocide, dans un entremêlement de l’histoire individuelle et collective.
« Ce qui est important ce n’est pas pourquoi on devient tortionnaire, mais plutôt comment5Entretien avec Antoine Garapon, Matières à penser, La fabrique des tueurs de masse, France Culture, 31 août 2017. », résume Françoise Sironi. Analyser l’articulation entre histoire personnelle et collective, le traumatisme intentionnel et la mise en œuvre des méthodes de fabrication du génocidaire semble être la seule voie permettant la déconstruction de la mécanique d’un système à la fois psychique, politique et social, et la prévention des génocides.