Matei R.
Le spectacle Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon, donné au gymnase du lycée Aubanel, dans le cadre du Festival d’Avignon, a été l’occasion d’un de ces déchaînements de haine que la fachosphère, active sur les réseaux sociaux, sait parfaitement orchestrer. C’est par le biais d’une photographie de bébés blancs embrochés que le scandale est venu, faisant pleuvoir les accusations de racisme anti-blancs. La réalité est toutefois plus complexe comme nous avons pu en juger lors de la représentation du 21 juillet.
Premier constat, les huit performeuses ont beaucoup de talent et une énergie incroyable ! À un rythme étourdissant, elles enchaînent numéros comiques et grinçants, pour dénoncer le racisme anti-noirs. Disons-le, un certain nombre de propos pourraient parfaitement être repris par la Licra ! Quel citoyen antiraciste saurait, en effet, se montrer insensible à la persistance, dans la société française, d’une réalité insupportable, illustrée ici – et de manière réussie – par la séquence des nounous noirs méprisées ou par la lecture, accablante, d’annonces matrimoniales relevant du racisme le plus primaire… ? Une dénonciation, donc, de bon aloi.
De ce point de vue, et sans réelle surprise, il apparaît que la plupart des accusations produites et relayées par la fachosphère, et notamment le pathétique « on est chez nous… » qui a pu résonner dans la salle, tombent à plat. Ils ne sauraient nous détourner d’un thème qui a toute sa place au sein du Festival, mais dont il faut toutefois pointer ici les traductions contreproductives.
Réinstaurer l’injustice au prétexte de la combattre
Car ce spectacle, en effet, est malheureusement – et quasi entièrement – dominé par l’idéologie décoloniale. On y ridiculise l’universalisme, on y prône l’intersectionnalité et le décolonialisme à chaque phrase, et on dénonce à de nombreuses reprises le « racisme systémique » ou « racisme d’État » censé régner en France. Pour n’en donner qu’une idée, avant même que le spectacle ne commence, nos « néo-antiracistes » donnent le ton : les spectateurs « non-racisés » s’asseyent sur les gradins et, de l’autre côté de la scène, en miroir, les femmes noires ou métisses (ou trans ou non binaires…) sont invitées à s’asseoir sur des canapés où on leur sert des boissons. Certes, nous sommes au théâtre et, certes encore, cela ne concerne que les femmes noires et non les hommes, et ces femmes noires ne sont pas maltraitées mais au contraire choyées. Mais le résultat est tout de même que sous prétexte de nous faire voir ces « invisibles » que seraient les femmes noires d’après les performeuses, on reconstitue ici, sous nos yeux, l’Amérique des années 50 : les noir(e)s d’un côté, les blancs de l’autre. C’est d’ailleurs le principal défaut de cette pièce : on y plaque la situation américaine – où la question « raciale » reste obsédante et omniprésente – sur la réalité française, si différente.
Un incident symptomatique
Nous aurions accepté tout cela jusqu’au bout, par curiosité et par respect pour cette sacrée bande de performeuses, et surtout parce que les antiracistes, même dévoyés, peuvent jusqu’à un certain point demeurer des interlocuteurs, si un incident détestable n’était venu illustrer, de façon symptomatique, les risques et limites de l’exercice. À un moment, des spectateurs furent invités à donner des objets (leur sac à main, etc.), dont on pouvait supposer qu’ils leur seraient rendus par la suite. Il s’agissait de dénoncer le « privilège blanc ». Un homme – hélas pour lui : blanc, blond, la cinquantaine… – refusa de s’exécuter. Les performeuses insistèrent et le harcelèrent : il devait donner son sac ou quitter la salle – ce qui est tout à fait illégal bien sûr. S’en suivirent de véritables attaques de la part du public, essentiellement jeune et totalement acquis à Rébecca Chaillon et à ses acolytes : « Qu’il sorte ! Dehors ! Colonialiste ! ». La cancel culture comme si vous y étiez… La tension devint si insupportable qu’il nous vint l’idée de sortir, pour nous désolidariser de cette agression collective. Débordées, les actrices tardèrent à réagir face à un public devenu masse haineuse et décervelée…
Démonstration a ainsi été faite – et c’est sans doute la principale leçon de cette performance – de la violence qui peut naître d’une pensée réductrice et sectaire, érigée en projet d’émancipation.
Le spectacle sera donné à l’Odéon (Paris) du 28 novembre au 17 décembre 2023.