Alain David, philosophe
« N’entendez-vous rien ? N’entendez-vous pas cette voix effroyable qui retentit sur tout l’horizon et qu’on appelle habituellement le silence ? » Cette question posée en 1839 à la fin de sa nouvelle Lenz par le grand écrivain Georg Büchner, me semble, plus que jamais, de notre actualité.
Arrêter la vie
« Notre », « nous », de la Licra, depuis 1927 nous nous voulons, nous nous pensons, témoins de ce silence. Et « aujourd’hui », un aujourd’hui qui date du 24 février 2022, le silence, c’est l’Ukraine, avec la succession jour après jour des actes horrifiants, qu’on évoque un peu ou beaucoup et dont cependant on ne parle pas. Enfin dont on ne parle pas vraiment, dans la mesure où ils n’arrêtent pas la vie comme ils le devraient.
Depuis une semaine, depuis le 6 juin 2023, le silence est ce que recouvre le déferlement des eaux après l’explosion du barrage de Kakhovka. Le barrage de Kakhovka : en tout une superficie de 2155 km2, soit 230 km de long, 23 km de large, 26 m de profondeur, 182 000 000 000 m3, concernant potentiellement le territoire de trois oblasts. Le désastre entraîné par l’explosion est sans précédent, mal évaluable pour l’instant : en termes de morts, de vies dévastées, de dégâts, les maisons submergées, les habitants abandonnés à leur détresse après avoir tout perdu, regardant, hébétés, réfugiés sur le toit des maisons, l’eau monter, les centaines de milliers d’hectares de terre agricole, la centrale de Zaporijja menacée, l’approvisionnement en eau de plusieurs millions de personnes, tout cela et davantage encore, mais pas seulement : car un barrage, ce barrage, c’est l’eau, c’est la vie qui circule et c’est la terre d’Ukraine que l’entreprise démente de Poutine prétend nier, et c’est aussi, improbable au milieu de nos jours, cet indécidable terme de génocide.
Aussi longtemps que perdure l’Intolérable
Indécidable : les historiens et les juristes diront plus tard ce que selon eux il en est. Mais dès à présent, ce que l’on sait et ce que l’on observe, c’est la choquante absence des institutions internationales : l’ONU, la Croix-Rouge, les multiples organisations dont cependant toute la vocation est d’être là, demeurent silencieuses et, sur le terrain, invisibles. Ou encore, pour rester en France, c’est également la non-protestation de la conscience morale collective, les associations, les partis, les syndicats… : alors même que les faits révoltants nous parviennent, documentés et avérés, les sauveteurs sur lesquels on tire, le tri opéré entre les rescapés munis d’un passeport russe et les autres, qui comme tels ne sont plus que des déchets abandonnés au fil des eaux… Tout cela, qui soulève le cœur, devrait entraîner, en France et de par le monde, d’immenses manifestations, chaque jour, tous les jours, aussi longtemps que perdure l’Intolérable : afin de proclamer que « ça ne va pas », que c’est scandaleux et insupportable au jugement d’une humanité normale. Mais, sans doute parce que selon le mot de David Rousset (le grand témoin en 1946 de « l’univers concentrationnaire ») « l’homme normal ne sait pas que tout est possible », le monde, ainsi que « notre France dans sa normalité », ne s’aventurent pas au-delà des capacités ordinaires de perception : l’inflation, les faits divers, la violence ordinaire des comportements, les retraites, le ressentiment dans ses multiples expressions… tout cela expression d’une angoisse, cependant contenue par une digue derrière laquelle s’abrite le quotidien.
Aussi l’intolérable et massive barbarie n’est pas perçue pour ce qu’elle est, submergée aujourd’hui par des événements de substitution qui occupent, comme une eau qui partout s’infiltrerait, le champ de la discussion, cette dernière diffractant et disséquant l’essentiel, le décomposant en de multiples problèmes, reflets de tout et de toutes sortes de choses… et qui absorbent l’Intolérable.
Le sale alibi de l’intelligence
Absorber l’Intolérable : il s’agit de l’intelligence, peut-être le sale alibi de notre époque. Elle empêche disait Raymond Aron, de s’apercevoir que l’histoire est tragique ; cette même intelligence à propos de laquelle Proust, qui n’en manquait pas, ajoutait cependant, en débutant sa longue diatribe autour de Sainte-Beuve, qu’il lui « accordait chaque jour moins de prix ». L’intelligence explique tout, est suffisante à tout, et par là-même justifie, mettant l’Intolérable entre parenthèses : « la destruction du barrage », expliquent par exemple les intelligents, « certes, c’est barbare, nous n’en disconvenons pas, mais si on voulait bien laisser la morale de côté ( « la guerre ce n’est pas du bisounours »), alors on comprendrait : la destruction du barrage donne de l’air aux Russes, diminue la longueur de la ligne de front, gêne la contre-offensive ukrainienne. Convenez que c’est bien joué ! »
Cela est devenu la règle dans le débat mondialisé, d’estomper les interdits ; et dans cette frénésie à vouloir occuper toutes les positions et de ne surtout pas être naïf, de ne plus accepter qu’il y ait de l’Inacceptable.
Oui, bien joué Poutine ! Mais juste sous la condition (les insupportables et arrogants discours de la Realpolitik) d’avoir laissé la morale de côté, de « n’accorder du prix » qu’à la posture explicative, en vertu de quoi trouve une place cela même qui ne devrait jamais en recevoir une. Et donc, ainsi que cela est devenu la règle dans le débat mondialisé, d’estomper les interdits ; et dans cette frénésie à vouloir occuper toutes les positions et de ne surtout pas être naïf, de ne plus accepter qu’il y ait de l’Inacceptable.
Renouer avec l’Impossible
L’homme normal ne sait pas que tout est possible : mais ne faut-il pas dresser un autre constat, que David Rousset sortant en 1946 des camps, n’imaginait pas ? Y a-t-il encore l’ « homme normal », et une ligne de partage entre le possible et l’impossible ? L’Impossible désormais s’absorbant dans le bruit ambiant, la configuration des choses répondant à cette terrifiante théorie de la relativité généralisée qui aujourd’hui est la loi et où tout et n’importe quoi trouve une place dans le champ indéfini des possibles.
Ne demeure-t-il pas néanmoins la tâche de donner à l’Impossible par-delà le silence, une chance d’émerger : ce qui serait à l’époque de la disparition des dieux (j’utilise maintenant ici de vieux mots, respectables comme tels, pour essayer de le formuler) une ultime « piété », une « religion de l’humanité » (selon l’expression d’Auguste Comte) ?
Avec cette espérance (un autre vieux mot, chéri de Charles Péguy) de peut-être percer un peu du silence qui règne sur Kakhovka !