Tigrane Yégavian, enseignant, chercheur, auteur de Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2022)
Article paru dans Le DDV n° 689, hiver 2022
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L’Arménie est-elle en danger de mort ? Cette question ne devrait pas être posée, pourtant la guerre que l’Azerbaïdjan et son allié turc mènent contre l’Arménie exsangue et les conséquences qui en découlent nous rappellent que le génocide de 1915 se poursuit, à un degré variable d’intensité.
Le conflit de l’automne 2020, déclenché par l’Azerbaïdjan avec le concours de la Turquie, s’était soldé par une cuisante défaite de la partie arménienne et une saignée démographique, puisqu’il a fauché un tiers de la classe d’âge des 18-25 ans. Le dernier épisode de la guerre du Karabagh a provoqué un nouveau rapport de force clairement favorable à l’axe panturquiste Bakou-Ankara au détriment de l’Arménie, celle-ci perdant tout levier sur la république autoproclamée de l’Artsakh (ex-Haut-Karabagh) qui s’était affranchie du double joug soviétique et azéri en 1991.
Depuis novembre 2020, l’Arménie ne contrôle plus le Haut-Karabagh dont les autorités locales ont perdu 75 % des territoires acquis après le cessez-le-feu de 1994. Ce qui reste du Karabagh arménien s’apparente à une peau de chagrin en sursis, tant que les troupes russes d’interposition se maintiendront en vertu de leur mandat. Ce dernier arrive à échéance en 2025 et rien n’indique que l’Azerbaïdjan acceptera de le prolonger sans de lourdes concessions de la part d’une Russie affaiblie. Celle-ci n’hésitera pas à sacrifier les Arméniens de l’enclave irréductible qui ont pourtant confié les clés de leur destin à Moscou.
Non content de la situation héritée de la victoire militaire de 2020, le régime autocratique des Aliyev entend traduire son succès au plan politique. Ce qui explique sa politique de harcèlement, d’intimidation et de grignotage continue du territoire de l’Artsakh qui échappe encore à son contrôle. Mais aussi l’effet d’aubaine qu’a constitué pour Bakou l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Car une Russie affaiblie signifie une vulnérabilité croissante pour l’Arménie qui n’a pas pu panser les plaies de la dernière guerre et qui cherche désespérément à desserrer l’étreinte russe l’empêchant de nouer des partenariats avec des pays amis comme la France et les États-Unis.
Le 13 septembre, l’armée azerbaïdjanaise a déclenché une vaste offensive à l’arme lourde tout le long de la frontière arménienne. Elle a tué une centaine de soldats, s’emparant au passage de plusieurs positions stratégiques, a détruit de nombreuses infrastructures et a provoqué la fuite de 8 000 civils.
De manière générale l’Azerbaïdjan veut consolider son avantage et vise trois objectifs : l’abandon de tout droit de regard de l’Arménie sur le sort des Arméniens du Haut-Karabagh menacés de nettoyage ethnique ; l’obtention d’un corridor extraterritorial « panturquiste » dans la province ultra-stratégique du Siunik/Zanguézour pour être relié à l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et par ricochet à la Turquie ; et enfin la conclusion d’un accord de paix avec l’Arménie actant la capitulation d’Erevan et la dévitalisation de l’Etat arménien en s’accaparant de nouveaux territoires.
Aux sources de l’arménophobie
Si les victoires arméniennes de 1993-1994 sur le terrain avait poussé près de 800 000 Azéris sur les routes de l’exil, cultivant un violent ressenti, les racines de la haine anti-arménienne sont bien plus profondes. Entre 1905 et 1907, Arméniens et Tatars du Caucase (à l’époque on ne les appelait pas encore Azéris) s’affrontent au prix de dizaines de milliers de morts dans le Caucase du Sud. De 1918 à 1920, les massacres d’Arméniens à Bakou et à Chouchi dans le Karabagh demeureront impunis.
Le seul récit fédérateur azéri se fonde sur la haine des Arméniens, une haine nourrie par le traumatisme causé par la perte de près de 15 % de la superficie du pays en 1993-1994.
Depuis l’indépendance de l’Azerbaïdjan et surtout l’arrivée au pouvoir d’Ilham Aliyev succédant en 2003 à son père Heydar, l’arménophobie cimente le récit national azéri. Sous le régime soviétique, les Arméniens sont restés les boucs émissaires responsables des carences étatiques, sociétales et économiques en Azerbaïdjan. De fait, l’historien spécialiste de l’islam soviétique Alexandre Bennigsen avait noté que l’hostilité anti-arménienne des Azéris est à la base de leur nationalisme, tandis que les Russes n’occupent que la seconde place dans les rangs des « étrangers haïs ». Citée par Claire Mouradian1Claire Mouradian, De Staline à Gorbatchev, histoire d’une République soviétique, l’Arménie, Paris, Ramsay, 1990, p. 437., cette haine est peut-être à la mesure du malaise que les Azéris éprouvent à forger leur identité. Une identité éclatée entre plusieurs systèmes de référence antagonistes : islam mais chiite, changements d’alphabets à trois reprises en un siècle (arabo-persan, cyrillique, puis latin), langue turcique mais coupée de l’espace ottoman et une histoire récente intégrée au monde russo-soviétique. Tout cela contraste avec le référent civilisationnel arménien profondément ancré dans sa langue, sa foi et son alphabet original. Tenant compte que la conscience nationale azérie demeure confuse, le seul récit fédérateur azéri se fonde sur la haine des Arméniens, une haine nourrie par le traumatisme causé par la perte de près de 15 % de la superficie du pays en 1993-1994.
Alors que les Arméniens du Karabagh réclament pacifiquement et par voie légale le rattachement à l’Arménie soviétique, la réponse du pouvoir azéri se solde par les tristement célèbres pogroms de Soumgaït en février 1988. S’en suivent ceux de Kirovabad en novembre de la même année, puis de Bakou en janvier 1990. Au total, on estime que de 1988 à 1990 environ 400 000 Arméniens d’Azerbaïdjan ont fui les violences.
Une haine distillée dans les médias et à l’école
Selon la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (Ecri), les Arméniens sont « le groupe le plus vulnérable en Azerbaïdjan dans le domaine du racisme et de la discrimination raciale ». Un sondage d’opinion de 2012 a révélé que 91 % des Azerbaïdjanais percevaient l’Arménie comme « le plus grand ennemi de l’Azerbaïdjan ». Le mot « arménien » (erməni) est une isulte grave en Azerbaïdjan. Dix ans plus tard, un rapport de l’institut Lemkine de prévention des crimes de masse s’inquiète de cette incitation à la haine, tout comme celui du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) de l’ONU2Voir « Examinant le rapport de l’Azerbaïdjan, les experts du Cerd s’intéressent particulièrement à la situation de la minorité arménienne », 16 août 2022 (ohchr.org), et « La Cofondatrice de l’Institut Lemkin affirme que les sanctions contre l’Azerbaïdjan sont nécessaires », 12 décembre 2022 (armenpress.am/fre)..
Dans un pays qui bafoue la liberté d’expression (l’Azerbaïdjan étant 167e au classement 2021 de Reporters sans frontières), l’arménophobie consiste à déshumaniser l’ennemi en le comparant à un chien qu’il faut chasser, dixit le discours du président Aliyev en octobre 20203Voir « Haut-Karabakh. Le président azerbaïdjanais déclare : “On a chassé les Arméniens comme des chiens” », 10 novembre 2020 (lesobservateurs.ch)..
Un des aspects de l’arménophobie consiste à détruire systématiquement tout monument évoquant un passé arménien dans chaque parcelle de territoire contrôlé par l’Azerbaïdjan.
En 2008, Allahshukur Pashazadeh, le chef religieux (grand mufti) des musulmans du Caucase, avait déclaré que « le mensonge et la trahison sont dans le sang arménien ». Lors du concours de l’Eurovision 2009, les services de sécurité azerbaïdjanais avaient convoqué 43 Azerbaïdjanais qui avaient voté pour l’Arménie pour un interrogatoire, les accusant de manque de patriotisme et de « fierté ethnique ». L’historien azerbaïdjanais Arif Yunus s’était pour sa part ému que la plupart des manuels scolaires azerbaïdjanais qualifient les Arméniens d’épithètes telles que « bandits », « agresseurs », « traîtres » et « hypocrites ». Lui et sa femme ont été emprisonnés, accusés d’intelligence avec l’ennemi. La liste des faits d’arménophobie recensés est interminable et se décline à tous les échelons de la société.
Ethnocide et destruction de patrimoine
L’autre versant de l’arménophobie consiste à détruire systématiquement tout monument évoquant un passé arménien dans chaque parcelle de territoire contrôlé par l’Azerbaïdjan. En dépit des garanties constitutionnelles contre toutes formes de discriminations, on ne compte plus les actes de vandalisme perpétrés contre les églises et cimetières arméniens. En 1998, l’Azerbaïdjan s’est lancé dans une campagne de destruction du plus grand cimetière médiéval arménien connu pour ses sculptures (les khachkars) à Julfa dans le Nakhitchevan, près de la frontière iranienne. En 2006, l’Azerbaïdjan a interdit aux membres du Parlement européen d’enquêter sur ces allégations, les accusant d’une « approche biaisée et hystérique ». Au printemps 2006, un journaliste invité de l’Institute for War and Peace Reporting a rapporté qu’il ne restait aucune trace visible du cimetière arménien. La même année, des photographies prises d’Iran ont montré que le site du cimetière avait été transformé en champ de tir militaire. En 2019, la destruction par l’Azerbaïdjan du patrimoine culturel arménien a été décrite comme « le pire génocide culturel du XXIe siècle » dans le magazine artistique Hyperallergic, dépassant la destruction du patrimoine culturel par Daech. Au total, 89 églises médiévales, 5 840 croix de pierre complexes et 22 000 pierres tombales ont été détruites. En 2020, les forces azerbaïdjanaises ont bombardé la cathédrale de Ghazanchetsots du XIXe siècle à Chouchi. La construction de la cathédrale avait été achevée en 1887, elle était jusqu’à la guerre de 2020 le siège du diocèse d’Artsakh de l’Église apostolique arménienne.
Violences réelles et symboliques
En 2004, le lieutenant azerbaïdjanais Ramil Safarov assassine son collègue le lieutenant arménien Gurgen Markaryan dans son sommeil, en marge d’un programme du Partenariat pour la paix de l’Otan. L’assassin est condamné en Hongrie à la réclusion à perpétuité avec une période d’incarcération minimale de trente ans. Il est finalement extradé le 31 août 2012 vers l’Azerbaïdjan, où il est accueilli en héros par une foule nombreuse, gracié par le président Aliyev malgré les assurances contraires faites à la Hongrie, promu au grade de major et doté d’un appartement et de plus de huit ans d’arriérés de salaire. En 2007, le chef de l’équipe nationale d’échecs d’Azerbaïdjan, Teimour Radjabov, à une question posée sur ce qu’il ressentait à l’idée de jouer contre l’équipe arménienne, a répondu : « L’ennemi est l’ennemi. Nous avons tous des sentiments de haine envers eux. » Le 4 avril, lors des affrontements arméno-azerbaïdjanais de 2016, il a été signalé que les forces azerbaïdjanaises avaient décapité un soldat arménien d’origine yézidie, Karam Sloyan, avec des vidéos et des photos de sa tête coupée publiées sur les réseaux sociaux. Pendant la guerre du Haut-Karabagh de 2020, plusieurs vidéos sont apparues en ligne montrant des décapitations, des tortures physiques et psychologiques à l’adresse des familles, et des mutilations de prisonniers de guerre arméniens par les forces azerbaïdjanaises. Épisode réitéré lors de l’agression de septembre 2022 sur le territoire souverain de l’Arménie.
Les crimes de guerre et les atrocités perpétrés contre des captifs arméniens, maintenus arbitrairement dans les geôles azerbaidjanaises, rappellent à la face du monde le caractère raciste du régime de Bakou qui n’hésite pas à honorer avec la Turquie les héros du panturquisme coresponsables du génocide de 1915.
L’ONG Bellingcat et la BBC ont enquêté sur les vidéos d’atrocités, confirmant qu’elles provenaient de Hadrut, dans le Karabagh, et avaient été filmées entre le 9 et le 15 octobre 2020. « Pour l’amour d’Allah ». Après qu’une victime a été décapitée, sa tête avait été placée sur la carcasse voisine d’un cochon. Les hommes se sont alors adressés au cadavre en azerbaïdjanais en disant : « Vous n’avez aucun honneur, c’est ainsi que nous nous vengeons du sang de nos martyrs […] c’est ainsi que nous nous vengeons, en coupant des têtes .» Human Rights Watch a rapporté les abus physiques et l’humiliation des prisonniers de guerre arméniens par leurs ravisseurs azerbaïdjanais, ajoutant que la plupart des ravisseurs ne craignaient pas d’être tenus pour responsables, car leurs visages étaient visibles dans les vidéos.
Les crimes de guerre et les atrocités perpétrés contre des captifs arméniens, maintenus arbitrairement dans les geôles azerbaïdjanaises, rappellent à la face du monde le caractère raciste du régime de Bakou qui n’hésite pas à honorer avec la Turquie les héros du panturquisme coresponsables du génocide de 19154Voir « Le “défilé de la victoire” à Bakou : la symbolique au premier rang », par Vicken Cheterian, 16 décembre 2020 (alencontre.org).. Et ce ne sont pas l’inauguration à Bakou d’un « parc des trophées » célébrant la victoire dans le Haut-Karabagh, macabre Disneyland avec des statues de cire d’Arméniens à la face hideuse, et la représentation officielle d’un individu désinfectant le Karabagh de tous les Arméniens, à l’occasion de l’émission d’un timbre associant la lutte contre la Covid-19 et la guerre dans le Karabagh, qui rassureront quant aux intentions de ce pouvoir ayant fait de la haine des Arméniens un instrument de légitimité politique.
UN BLOCUS « HUMANITAIRE » POUR FAIRE PLIER TOUT UN PEUPLE
Le 13 décembre dernier, de prétendus « éco-activistes » azerbaïdjanais ont bloqué le corridor de Latchine reliant l’Arménie à l’enclave du Haut-Karabagh. Les 120 000 Arméniens de ce territoire sont désormais coupés du monde. La continuation d’une politique de harcèlement.
Depuis l’accord trilatéral de cessez-le-feu conclu entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie le 9 novembre 2020, Bakou poursuit une politique de grignotage de ce qui reste du Haut-Karabagh arménien resté arménien, amputé à 75 % du fait de la dernière guerre. Cette politique de harcèlement s’est traduite par des violations récurrentes de la trêve, des meurtres ciblés, des occupations de villages ou de collines. À partir de mars 2022, l’Azerbaïdjan répand la rumeur que les Arméniens importent des armes via le corridor de Latchine, unique voie de passage reliant l’enclave encerclée à l’Arménie, puis dénonce les prétendues provocations arméniennes le long de la ligne de cessez-le-feu.
Plus récemment, Bakou a dénoncé l’exploitation de gisements d’or dans la région. Face aux refus des Russes et des Arméniens de permettre l’accès à des inspecteurs azéris pour vérifier l’état des ressources minières, le 13 décembre, de prétendus « éco-activistes », comptant parmi eux d’anciens et actuels membres des forces de sécurité azerbaïdjanaises, ont bloqué la route, exigeant de mettre fin à l’exploitation « illégale » des minerais sur le territoire du Haut-Karabagh, certains arborant le symbole de ralliement des ultra-nationalistes turcs, les Loups gris. Objectif du régime d’Aliyev : accentuer la pression sur l’Arménie afin qu’elle cède à son exigence d’un corridor extraterritorial reliant l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan relié à la Turquie et en finir une fois pour toutes avec la population arménienne de l’enclave. Pris au piège, les 120 000 Arméniens du Karabagh se sont retrouvés coupés du monde et de leurs familles « coincées » en Arménie.
Peu après l’instauration de ce blocus, le manque de gaz, de denrées alimentaires et de médicaments se faisait déjà sentir dans le Haut-Karabagh. Les autorités locales ont ainsi été contraintes d’adopter des mesures de rationnement et de fermer les écoles alors que les températures avoisinaient le zéro degré. Plus inquiétante encore était l’impossibilité de transférer des malades nécessitant des soins plus performants en Arménie, car l’Azerbaïdjan menaçaient d’abattre chaque hélicoptère voulant braver le blocus. Pendant que les forces russes de maintien de paix demeuraient impassibles, le peuple de l’Artsakh dénonçait un terrorisme d’État dans un climat d’indifférence quasi générale.
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