François Kraus, directeur du pôle Politique/Actualités de l’Ifop
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« Pour répondre à ce phénomène, encore faut-il bien le mesurer et bien l’évaluer à l’échelle nationale », déclarait Pap Ndiaye à propos des entorses à la laïcité à l’école mesurées chaque mois par son ministère. À l’occasion de la Journée nationale de la laïcité (9 décembre), l’Ifop a mené une grande enquête visant à évaluer l’ampleur et l’évolution de ces atteintes au principe de neutralité religieuse dans l’espace scolaire.
Réalisée auprès d’un échantillon national représentatif de 1 000 enseignants du primaire et du secondaire, cette étude confirme d’autres enquêtes menées pour la Licra ou la Fondation Jean-Jaurès, à savoir que la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école n’empêche pas une montée des manifestations de religiosité aussi bien en classe que dans les autres moments de la vie scolaire (cantine, sorties scolaires…). Permettant de mesurer des problèmes qui ne sont pas forcément remontés à l’administration, cette étude tend ainsi à montrer que les signalements recensés par les équipes du ministère de l’Éducation nationale (par exemple via le dispositif Valerep, Valeurs de l’école de la République) ne sont que la partie émergée de l’iceberg d’une poussée du religieux beaucoup plus large : la « stratégie d’entrisme salafo-frériste » signalée par le CIPDR (Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation) au mois d’août semblant porter ses fruits si l’on en juge par une hausse des revendications vestimentaires (par exemple le port de l’abaya) qui n’affecte que les zones d’éducation prioritaire.
Des décisions et des attitudes dictées par la peur
« La France des profs a peur » au regard de la multiplication des stratégies d’évitement des sujets liés à la laïcité en quelques années…Dans le secteur public, le nombre de professeurs s’étant déjà autocensurés pour éviter des incidents sur les questions de religion est en effet passé de 36 % en 2018 (étude Ifop-Cnal) à 56 % en 2022 (étude Ifop), soit une hausse de 20 points en à peine quatre ans… Et depuis la décapitation de Samuel Paty par un jeune tchéchène en octobre 2020, ce phénomène d’autocensure s’est aussi propagé significativement dans tout le corps enseignant (52 %, +9 points depuis décembre 2020), y compris dans des secteurs jusque-là plutôt épargnés par ce type de tensions comme les établissements ruraux (49%, +13 points) et les écoles élémentaires (49%, +10 points). Ainsi, si elle affecte toujours plus les zones d’éducation prioritaire (65%, +18 points depuis 2020) ou certains disciplines surexposées (ex : 64% des professeurs d’histoire-géographie), cette « spirale du silence » n’est semble-t-il plus l’apanage des quartiers populaires.
Dans une institution scolaire encore traumatisée par « l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine », cette tendance à éviter les sujets qui fâchent se doit d’être reliée à l’appréhension qu’une grande part du corps enseignant exprime aujourd’hui envers des situations potentiellement conflictuelles comme le port de tenues religieuses par des élèves (56 %) ou le traitement de certains sujets historiques comme la Shoah ou la colonisation (43 %). Et alors qu’elle est toujours présente dans les mémoires, la question de la mort de Samuel Paty semble aussi une source d’anxiété non négligeable au regard du nombre de professeurs qui, aujourd’hui, ont peur d’aborder les motifs de cet assassinat (47 %), notamment en éducation prioritaire (57 %, contre 45 % hors REP).
L’anxiété générale autour de ces sujets tient aussi pour beaucoup au fait que le corps enseignant a le sentiment que l’institution n’a pas vraiment tiré les enseignements du drame ayant causé la mort du professeur d’histoire-géographie. Deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, les trois-quarts des enseignants (77 %) estiment en effet que le ministère de l’Éducation nationale n’a pas tiré les enseignements de la manière dont il a géré ces faits à l’époque. À noter toutefois que ce sentiment de ne pas être suffisamment protégé par l’institution scolaire est sensiblement plus faible en REP (65 %) et chez les professeurs récemment victimes de tensions identitaires (45 %), signe que cette défiance à l’égard du ministère est moindre dans les rangs des enseignants les plus confrontés au fait religieux dans leur établissement.
La loi de 2004 inégalement appliquée
Cette montée de l’appréhension des enseignants n’est pas le fruit d’un « sentiment d’insécurité » d’ordre irrationnel mais bien d’une recrudescence des entorses aux principes de laïcité qui pousse à faire un constat inédit : la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles n’est pas appliquée dans un nombre élevé d’établissements, tout comme d’ailleurs certaines consignes plus récentes de la rue de Grenelle…
Au regard des résultats de cette étude, les atteintes à la laïcité en dehors des cours (vêtements, alimentation…) ne sont ni un phénomène « isolé », ni un phénomène « daté »… Au contraire, près des trois quarts des enseignants du public (71 %) rapportent avoir déjà observé au moins une entorse dans l’enceinte de leur établissement depuis l’application de la loi de 2004. Et, pour la plupart d’entre eux, cette expérience ne remonte pas à « des temps anciens » dans la mesure où près de la moitié des enseignants du public (47 %) y a été confronté au cours des quinze derniers mois (septembre 2021-novembre 2022), leur proportion étant d’ailleurs majoritaire dans les banlieues populaires (54 %) et les lycées (55 %).
Dans les lycées publics, le « gros » des atteintes à la laïcité est, après les questions de genre, constituée de tentatives d’imposer des tenues vestimentaires de nature religieuse, ce qui donne à penser que la loi de 2004 n’est pas respectée partout. Le chiffre le plus significatif de l’attitude passive des établissements en la matière est la proportion d’enseignants du public qui rapportent avoir déjà vu des élèves porter des vêtements à caractère religieux mais ne les enlever qu’avant d’entrer en salle de cours (35 %). Et c’est à peu près la même proportion de professeurs qui signalent avoir déjà vu des élèves refuser d’ôter leur vêtement à caractère religieux (36 %).
Les tentatives d’imposer certaines injonctions alimentaires constituent l’autre principal type d’atteintes les plus signalées. En effet, près de la moitié des enseignants en lycée public (45 %) ont déjà été confrontés à des demandes de menus confessionnels. Enfin, les professeurs rapportent des formes de replis communautaristes divers et variés tels que le fait d’encourager les autres à porter des vêtements marquant une appartenance religieuse (30 %), l’instauration de vestiaires ou de WC séparés en fonction de leur religion (21 %) ou l’organisation à la cantine de tables en fonction de la religion des élèves (22 %).
Tout comme les enquêtes précédentes menées par l’Ifop sur le sujet (Cnal 2018, FJJ 2020), cette étude montre en effet que c’est dans les zones prioritaires que les atteintes au principe de laïcité sont les plus massives. Ainsi, près des deux tiers des enseignants en REP/REP+ (63 %) ont été confrontés à au moins une atteinte à la laïcité depuis la rentrée 2021. Mais l’analyse détaillée de ces entorses à la laïcité montre que la non-application de la loi de 2004 et du principe de neutralité religieuse dans l’espace scolaire s’est largement banalisée.
Environ un enseignant REP sur trois rapporte ainsi y avoir déjà constaté des élèves faisant leur prière (31 %) dans l’enceinte de leur établissement et ils sont même un peu plus nombreux à avoir été confrontés à un refus d’enlever des vêtements de nature religieuse (39 %) et à leur port en dehors des salles des cours (36 %).
Aujourd’hui, près de la moitié des enseignants admet que la dernière fois qu’ils y ont été confrontés, ils n’ont pas fait remonter à l’administration le cas d’élèves qui portaient dans leur établissement des couvre-chefs de nature confessionnelle (48 %).Une minorité significative du corps enseignant (10 %) semble même avoir adopté une attitude complaisante car non seulement ils ne signalent pas le port de signes religieux ostensibles à leur administration mais aussi ils ne demandent même pas aux élèves de les enlever… Inédite, cette information sur l’écart entre le nombre de cas observés et le nombre de cas signalés n’en reste pas moins un élément précieux pour comprendre le différentiel avec le nombre d’atteintes rapporté mensuellement par les équipes de Valeurs de la République (par exemple, 720 en octobre 2022).
Enfin, le décalage entre la réalité du terrain et les directives ministérielles transparaît dans un dernier indicateur : le faible nombre d’enseignants qui ont effectué un temps d’hommage à Samuel Paty. Car si, en octobre dernier, la consigne avait été passée par le ministère de l’Éducation nationale d’organiser un temps d’hommage au sein de chaque établissement pour les deux ans de la mort de Samuel Paty, seuls 61 % des enseignants rapportent que cela a été le cas dans le leur. Les autres enseignants rapportent soit qu’il n’y a pas eu d’hommage au professeur d’histoire-géographie, soit ne savent pas s’il y en a eu ou non.
Et, par ailleurs, dans les établissements où il a été organisé, ce temps d’hommage n’a pas toujours été de tout repos si l’on en juge par le nombre de professeurs ayant rapporté au moins un incident : 21 %. Et ce taux d’incidents monte même à 42 % pour les enseignants en REP. À noter que ces contestations peuvent être de plusieurs ordres : des justifications religieuses, politiques ou culturelles des violences commises contre Samuel Paty (17%), des refus de participer à ce temps d’hommage (17 % également) ou bien des injures/provocations émises à cette occasion (15 %).
Des élèves et des enseignants victimes de pressions
Symptomatique des pressions communautaristes exercées sur les jeunes filles musulmanes pour transgresser les règles de laïcité dans leur établissement, la tendance au « chantage à la photo » des jeunes filles s’étant dévoilées au sein d’une enceinte scolaire est loin d’être aussi « marginale » que le supposait le CIPDR dans sa note dévoilée cet été. Signalée en moyenne par 14 % du corps enseignant, ce type de harcèlement atteint des proportions très significatives en zone d’éducation prioritaire : un professeur sur trois (31 %) en REP déclarent avoir déjà observé des « situations où des élèves auraient fait chanter des jeunes filles s’étant dévoilées dans l’enceinte de leur établissement ». Dans les lycées publics, cette proportion tombe à 22 % dont la moitié des cas (11 %) observés au cours des quinze derniers mois, signe qu’il s’agit bien d’une tendance récente favorisée par l’usage massif des réseaux sociaux de partage de photos et de vidéos.
Dans les lycées publics, c’est l’opposition aux formes de contacts visuels ou physiques entre les sexes qui est la forme d’entorses la plus visible : près de la moitié des professeurs rapporte ainsi y avoir constaté l’absence de jeunes filles à des cours de natation (46 %) ou d’EPS (46 %) pour des motifs religieux et un sur quatre (25 %) un refus de donner la main (activités sportives, sorties scolaires…) au nom de convictions religieuses. Mais comme dans de précédentes enquêtes menées sur le sujet (Ifop-Cnal 2018, Ifop-FJJ 2020), les établissements en zone d’éducation prioritaire sont nettement plus exposés que la moyenne. Les professeurs exerçant en zone d’éducation prioritaire (REP/REP+) sont par exemple beaucoup plus nombreux à avoir été confrontés à des absences de jeunes filles à des cours de natation (59 %) ou d’EPS (55 %) pour des motifs religieux.
Enfin, la recrudescence des contestations d’enseignements pour des motifs religieux s’est fait aussi nettement ressentir sur les questions d’égalité des sexes.
En effet, la proportion d’enseignants du secteur public ayant observé des formes de contestations pour des motifs religieux est particulièrement en hausse dans les enseignements relatifs aux relations de genre, que ce soit en matière de mixité filles-garçons (33 % ; +9 points) ou de cours dédiés à la lutte contre les stéréotypes de genre (33 % ; +7 points). Quant aux professeurs exerçant en zone d’éducation prioritaire (REP/REP+), ils sont aussi deux fois plus nombreux à avoir été confrontés à des contestations de cours portant sur la mixité filles-garçons (51 %, contre 25 % hors REP) ou la lutte contre les stéréotypes de genre (52 %, contre 26 %).
Pour conclure, cette étude a le mérite de montrer que l’école de la République est bien confrontée à une recrudescence des revendications religieuses dans des proportions bien plus larges que celles mesurées par le ministère de l’Éducation nationale, ce qui signifie qu’aujourd’hui nombre d’établissements font le choix soit de régler ces incidents en interne (sans remontée officielle), soit de « laisser faire ».
Dans un contexte d’anxiété croissante du corps enseignant, cette « démission silencieuse » pose inévitablement la question de la réalité de la réaction de l’institution face à une tendance à la « conflictualisation » de ces enjeux. Et si ce retour du fait religieux à l’école n’est pas le produit que d’une seule confession (voir la dernière enquête de l’EVS), il est difficile de voir dans cette offensive identitaire récemment signalée par les notes des services de l’État (27 août et 16 septembre 2022) autre chose que les conséquences du « djihad d’atmosphère » (Gilles Kepel) poussée par les cercles et autres influenceurs fréristes, salafistes ou pro-Erdogan sur les réseaux sociaux. Or, dans ce contexte de guerre culturelle menée à une plus grande échelle par cette myriade d’activistes islamistes, les espaces de relégation sociale et ethnique que constituent les zones d’éducation prioritaire forment plus que jamais une « ligne de front » où l’École de la République apparaît de plus en plus comme une ligne Maginot qui prend l’eau…
Étude Ifop pour Écran de Veille réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 25 octobre au 7 novembre 2022 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 009 enseignants, représentatif de l’ensemble des enseignants de France. Les données ont été redressées sur la base des variables suivantes : le sexe, l’âge, la région la taille d’unité urbaine, le degré d’enseignement, le secteur et l’académie. Les variables de quotas et de redressement ont été fixées à partir des données du ministère de l’Éducation nationale portant sur la population de enseignants issus de l’enquêter RERS 2022.
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