Propos recueillis par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie
Entretien paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
Pourquoi avez-vous fait le choix d’aborder l’histoire de l’antisémitisme dans le temps long dans votre série documentaire ?
L’intention était de sortir du schéma traditionnel qui consiste à ne traiter l’antisémitisme qu’à partir de l’invention du terme lui-même, à la fin du XIXe siècle en Allemagne. Pour appréhender le phénomène contemporain de l’antisémitisme, il paraissait incontournable de se pencher sur l’histoire plus longue de toutes les formes d’antijudaïsme, de judéophobie, dont on trouve les premières manifestations dans l’Antiquité. C’était déjà la démarche d’historiens comme Léon Poliakov (1910-1997) et Jules Isaac (1877-1963). Établir une continuité permet d’éclairer les temps de basculement entre l’outil religieux et l’instrument politique. À chaque époque, les prêcheurs de haine recyclent des préjugés enracinés dans des siècles d’imagerie. Il s’agissait notamment de montrer comment l’antisémitisme politique et raciste des XIXe et XXe siècles a été rendu possible par l’accumulation lente et progressive des accusations répétées dont les juifs ont été l’objet depuis le Moyen Âge. Il a par exemple fallu des siècles pour défigurer les juifs dans l’art chrétien. Ces caractéristiques « corporelles », comme le « nez juif », seront reprises par les antisémites raciaux et politiques au XIXe siècle.
Vous ne dessinez pas une continuité analogue entre l’antijudaïsme musulman médiéval de nature théologique et l’antisémitisme aujourd’hui largement présent dans les pays musulmans…
L’hostilité antijuive si massive et tolérée dans le monde musulman s’appuie aussi bien sur un antijudaisme théologique de nature islamique que sur les différentes formes de haine des juifs qui se sont développées dans les sociétés occidentales. Il est saisissant par exemple de voir comment l’accusation de crime rituel, apparue en Angleterre en 1144 dans les écrits d’un moine chrétien, a voyagé au point de devenir un thème privilégié de la caricature dans la presse arabe dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans le dernier épisode, nous avions à cœur d’éclairer ces différentes circulations des accusations et préjugés tout comme de montrer à quel point certains pays musulmans sont l’illustration de ce que l’on appelle « l’antisémitisme sans juifs ».
« Le récit ne devait pas se limiter à une histoire de violences dont les juifs ont été l’objet. Il évoque donc aussi le combat de ceux qui ont lutté contre l’antisémitisme. D’où le choix de raconter la naissance de la Lica. »
Comment les dates qui marquent les bornes chronologiques des quatre volets d’Histoire de l’antisémitisme (38 de notre ère, 1144, 1791, 1945) ont-elles été choisies ?
Chaque date marque un moment décisif dans l’histoire de l’antisémitisme. Pour démarrer la série, la date de 38 s’imposait. Il s’agit de la première violence antijuive documentée de l’Histoire. Une émeute qui a parcouru la ville d’Alexandrie à l’occasion de la visite du nouveau souverain juif de Judée. La première partie du documentaire se clôt avec un événement qui marque un tournant, selon l’historien Joël Kotek : dès lors qu’apparaît en 1144 à Norwich la première accusation de crime rituel dans la société chrétienne, « on ne déteste plus les juifs uniquement pour ce qu’ils sont (les adeptes d’une religion honnie) mais pour ce qu’ils ne sont pas (des tueurs d’enfants et des agents du diable) », résume-t-il. La date de 1144 marquerait donc le passage d’un antijudaïsme religieux à l’antisémitisme. Ensuite, la période des croisades, à partir de 1095, est un temps de bascule au cours duquel le mythe du peuple déicide devient une croyance populaire. Apparaît alors la première grande vague de violence contre les juifs en Europe. L’émancipation des juifs de France, en 1791, clôt le second volet. Cette date est autant un tournant dans l’histoire juive que dans celle de l’antisémitisme. Le souffle libérateur venu de France apporte l’espoir d’une fin des discriminations comme aucun événement auparavant. Nous avons voulu démarrer le quatrième épisode avec la découverte des camps et la « libération » d’Auschwitz.
Et en ce qui concerne les dates qui jalonnent les quatre épisodes ?
Il a fallu vite ranger la prétention à l’exhaustivité ou à l’objectivité dans ces choix. Le film met en avant des événements qui éclairent l’évolution d’une histoire « totale » et mondiale. Enfin, le récit ne devait pas se limiter à une histoire de violences dont les juifs ont été l’objet. Il évoque donc aussi le combat de ceux qui ont lutté contre l’antisémitisme. D’où le choix par exemple de raconter la naissance de la Lica (Ligue internationale contre l’antisémitisme, future Licra).
Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
Avant tout, le récit devait être le plus rigoureux possible. C’est pourquoi il devait être essentiellement porté par la parole d’historiens et plus largement d’universitaires. L’enjeu était ensuite de rendre sensible la permanence de l’antisémitisme depuis l’Antiquité tout en éclairant la façon dont il se recycle selon les époques. Les supports et modes narratifs à disposition étaient nombreux. Des témoignages d’époque d’acteurs de premier plan, des sources iconographiques contemporaines des événements, mais aussi des images de tournage en Europe sur les traces encore vivantes de cette histoire et des animations 2D. Le défi était surtout de les faire coexister harmonieusement. Il y eut enfin un choix plutôt singulier : le recours à des images 3D extraites de plusieurs éditions du jeu vidéo Assassin’s Creed. La société Ubisoft a effectué des reconstitutions 3D ultra-réalistes de l’Égypte antique ou de Paris au temps de la Révolution. Je me suis posé la question de la pertinence d’utiliser ces images. Et la réponse s’est imposée. Ces images sont en réalité plus proches de la vérité historique de l’époque que des chefs-d’œuvre de grands artistes de la peinture. Pourquoi renoncer à les utiliser dans un documentaire ? D’autant qu’elle sont d’une utilité précieuse pour permettre de circuler rapidement à travers les siècles en ayant l’impression d’être en immersion dans certaines villes (Alexandrie, Constantinople, Rome, Londres).
« Ne représenter les juifs qu’à travers le miroir déformant et haineux des antisémites était un piège à éviter. »
Quels ont été les critères retenus dans la sélection des documents d’archives ?
Il a fallu très vite s’éloigner de la somme écrasante de l’iconographie antijuive. Ne représenter les juifs qu’à travers le miroir déformant et haineux des antisémites était un piège à éviter. J’ai donc choisi d’en réduire l’usage. Le critère de sélection était souvent celui d’images antijuives qui font histoire. La première image connue d’un juif au nez crochu ou la première représentation du « Juif-Monde » par exemple. Le moteur était aussi de montrer des archives inédites ou peu connues, pourtant précieuses. Comme les images filmées lors du procès Dreyfus à Rennes et conservées par les archives nationales hollandaises ! Ou celles des audiences du procès Slansky retrouvées récemment.
On est évidemment frappé par le traitement singulier accordé à la Shoah. Vous avez opté pour la brièveté (deux minutes à la fin du 3ème volet et à peu près autant au début du suivant), le silence (20 secondes sur des images des barbelés d’Auschwitz) et la charge émotionnelle portée par deux courtes phrases de Robert Badinter. Pourquoi ce choix ? Vous a-t-il été reproché depuis la sortie du documentaire ?
Quel temps consacrer à la Shoah dans une histoire de l’antisémitisme d’une durée de quatre heures ? La réponse est impossible. Il fallait donc inscrire l’histoire de la Shoah dans un traitement radicalement différent du reste de la série documentaire. 20 secondes de silence à la télévision aujourd’hui est une pratique très rare. Ces partis pris n’ont pas été remis en cause lors de la fabrication du film et ils ne nous ont pas été reprochés depuis sa diffusion.
« L’existence d’un “antisémitisme sans juifs” dans de nombreux pays aujourd’hui est l’illustration que ce phénomène s’est installé pour durer. Mais il fallait aussi battre en brèche l’idée d’un rejet immémorial des juifs. »
Le dernier volet du documentaire insiste sur « l’antisémitisme sans juifs ». Le mot « juifs » ne désignerait plus un ensemble de personnes, mais serait devenu un concept pour qualifier la source de tous les maux. N’est-il pas vain, dès lors, d’espérer en finir un jour avec l’antisémitisme ?
L’existence d’un « antisémitisme sans juifs » dans de nombreux pays aujourd’hui est l’illustration que ce phénomène s’est installé pour durer. Mais il fallait aussi battre en brèche l’idée d’un rejet immémorial des juifs. Le fait de dire que l’antisémitisme remonte à la nuit des temps est une erreur d’analyse. Si nous ne savons pas à quand remontent les débuts de l’antisémitisme, nous pouvons en revanche situer le début des violences antijuives dans l’Histoire. Expliquer l’évolution de l’antisémitisme permet de montrer qu’il s’agit d’une construction lente dans le temps. Ainsi, cet antisémitisme qui s’est désormais installé de manière systématique n’a pas été éternel, mais il le devient en effet car on ne voit pas comment on pourra s’en débarrasser. Néanmoins le film se termine par une intervention de l’historien Michael Brenner qui rappelle l’importance de lutter de manière « rationnelle » contre ce phénomène avec tous les moyens à notre disposition, qu’ils soient pédagogiques ou juridiques.
Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la circulation de l’antisémitisme. Avez-vous conçu votre documentaire comme un outil pour en contrecarrer les effets ?
Le documentaire a été conçu comme un film en quatre parties. Il s’agissait de construire un documentaire sur le temps long pouvant à la fois apporter des éléments de réflexion aux experts du sujet et toucher le grand public. Le film s’adresse donc au plus grand nombre tout en étant exigeant sur le contenu et sa densité informative. L’usage d’images extraites d’un jeu vidéo si connu des jeunes générations a permis de le faire connaître à des publics éloignés de prime abord du documentaire d’histoire. Le fait que des extraits circulent sur les réseaux sociaux et notamment auprès des joueurs de jeux vidéo est un atout précieux.
Plusieurs mois après sa première diffusion, pouvez-vous mesurer l’impact de votre documentaire ?
L’audience a été près du million le soir de la diffusion, le 12 avril. Ce qui est considéré comme un très bon « score ». Je n’ai pas les derniers chiffres du nombre de vues en replay mais nous sommes bien à plusieurs millions de visionnages. L’impact est donc important. J’ai appris qu’il a déjà été utilisé par des professeurs d’histoire. Le DVD est mis en avant dans le catalogue de l’Adav (la centrale d’achat de programmes audiovisuels et multimédia réservée aux réseaux culturels et éducatifs). Il a été diffusé à l’université Paris 8 pour ouvrir la Semaine de l’éducation contre le racisme et l’antisémitisme à l’initiative de Marie-Anne Matard-Bonucci et en présence de la Dilcrah (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT). D’autres projections sont programmées pour la prochaine édition. Et surtout, des modules pédagogiques conçus à partir d’extraits des quatre épisodes sont en cours. Le film fait désormais sa vie. J’ai bien sûr le souhait que le plus grand nombre puisse s’en saisir. S’il devient aussi un outil pédagogique, nous aurons l’impression d’avoir fait œuvre utile.
DES RECHERCHES HISTORIQUES RÉCENTES ET SOLIDES
La série documentaire en quatre parties Histoire de l’antisémitisme a été diffusée le mardi 12 avril 2022. Elle retrace deux mille ans d’une hostilité dont les racines sont d’abord chrétiennes, avant que ne s’ajoutent, à partir du XIXe siècle, de nouveaux motifs de haine, de l’anticapitalisme à l’antisionisme et à l’islamisme, en passant par le racisme biologique. Ce document exceptionnel fait déjà référence et des enseignants commencent à l’utilise comme outil pédagogique pour comprendre ce racisme qui semble ne pas vouloir s’éteindre.
Son réalisateurJonathan Hayoun, documentariste et essayiste, est l’auteur de livres sur l’extrême droite, coécrits avec Judith Cohen Solal, psychanalyste. Il a été président de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France). Le projet de cette série documentaire lui a été proposé par la productrice Simone Harari Baulieu (Effervescence prod) pour laquelle il avait déjà réalisé le documentaire Sauver Auschwitz ? également diffusé sur Arte. « Ce nouveau projet a été initié par Arte qui voulait une enquête historique avec un cadre précis : tenir un récit chronologique appuyé sur les recherches historiques les plus récentes et les plus solides », explique Jonathan Hayoun.
Histoire de l’antisémitisme, série documentaire réalisée par Jonathan Hayoun, écrite par Judith Cohen-Solal, Jonathan Hayoun et Laurent Jaoui (Arte France et Effervescence Doc, 2022).
Première partie : Aux origines (38-1144)
Deuxième partie : Le temps du rejet (1144-1791)
Troisième partie : De l’émancipation à la Shoah (1791-1945)
Quatrième partie : Les nouveaux visages de l’antisémitisme (1945 à nos jours)
Disponible en coffret de 2 DVD (3h42) et en VOD (boutique.arte.tv)
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