Propos recueillis par Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
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Les difficultés à organiser l’accueil des 234 personnes sauvées par l’Ocean Viking attestent la suspicion que d’aucuns nourrissent à l’égard de ceux qui fuient la Libye sur des embarcations de fortune. La mission même de SOS MEDITERRANEE, qui affrète le navire, est critiquée comme suscitant un « appel d’air » encourageant la venue de migrants. Pouvez-vous rappeler pourquoi certains risquent leur vie en mer pour quitter la Libye ?
Il faut d’abord souligner le fait que des études ont été faites par des universitaires, qui ont montré que le facteur déterminant pour les départs de ces bateaux depuis les côtes libyennes, c’est la météo. Cela montre l’inanité de la thèse de l’« appel d’air ». La présence ou non de navires de sauvetage n’importe pas. Les passeurs poussent les bateaux à la mer dès qu’il y a une fenêtre de temps calme, les gens fuient la Libye par tous les moyens.
Si des milliers de personnes fuient la Libye, c’est parce qu’elles se sont retrouvées piégées dans des réseaux de traite humaine, qui convergent, de très longue date, vers la Libye. C’était déjà le cas au début des années 2000, sous Kadhafi. Il y avait beaucoup de migrations de travail qui menaient à ce pays. Les gens ne voulaient pas nécessairement aller en Europe. Des réseaux de traite humaine avec du travail forcé, voire de l’esclavage, se sont mis en place, avec extorsion de rançon, tortures, viols… C’est devenu une industrie très lucrative. C’est pour ça qu’on a, par exemple, beaucoup de Bangladais parmi les personnes secourues par SOS MEDITERRANEE : c’est parce qu’il y a des flux de travail très important entre le Bangladesh et la Libye.
Ces personnes se retrouvent piégées en Libye et n’ont d’autres choix pour sauver leur peau que de prendre la mer sur ces petites embarcations, en payant des fortunes aux passeurs.
Comment l’Union européenne réagit-elle face à cette situation ?
Des accords ont été officiellement passés avec la Libye en 2018. Ils avaient pour but d’externaliser le contrôle de ces flux migratoires en officialisant un transfert de responsabilité, à partir de juin 2018, des garde-côtes italiens, qui avaient jusque-là secouru des milliers de personnes, vers les garde-côtes libyens. Des transferts de fonds considérables, via le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, ont eu lieu entre l’Union européenne et la Libye pour équiper et former ces garde-côtes libyens, soi-disant afin de leur permettre d’effectuer des sauvetages.
« Soi-disant » ? En quoi les garde-côtes libyens contreviennent-ils à la mission de sauvetage qui leur a été confiée ?
Il n’y a aucune coordination des sauvetages par les garde-côtes libyens. Les appels de détresse ne sont pas retransmis aux navires qui sont sur place. Quand les Libyens interceptent des embarcations, ils les ramènent dans les mêmes centres de la traite humaine que leurs passagers viennent de fuir. C’est un cercle vicieux très lucratif. Une personne qui était à bord de l’Ocean Viking nous a dit avoir été onze fois en mer, onze fois avant le sauvetage qui lui a permis de débarquer à Toulon !
« Le point commun des 234 personnes secourues par l’Ocean Viking, c’est ce qu’elles décrivent comme l’“enfer libyen”, le calvaire qu’elles y ont subi, qui les a poussées à prendre la mer. »
Tout cela est dénoncé. Cette collusion entre les garde-côtes libyens et les réseaux de traite. C’est quelque chose qui a été documenté très sérieusement depuis des années notamment par des journalistes internationaux, des rapports des Nations unies. La corruption et la faillite de l’État libyen sont totales. On a des accords avec un pays qui n’en est pas un. Le cynisme est complet. Le gouvernement allemand commence à critiquer ce système mais il n’y a pour l’instant aucune autre stratégie européenne que cette externalisation des flux migratoires vers la Libye.
Les flux ne se tarissent pas pour autant…
Je suis toujours très étonnée de voir que des milliers de personnes continuent à aller vers la Libye mais les réseaux sont tellement fléchés et organisés… Il y a des gens qui n’avaient pas pour but de se rendre dans ce pays et qui s’y retrouvent quand même. Nous recueillons des témoignages terribles de personnes secourues qui nous disent : « Je n’avais pas pour but de traverser mais je me suis retrouvé sur ce bateau parce que je n’avais pas le choix… » Ou encore : « Quand j’ai vu le bateau, je ne voulais plus monter mais ils ont tué mon frère, mon ami, etc., à côté de moi, et donc je suis monté ! ».
Donc cette situation catastrophique perdure. Emmanuel Macron l’a qualifiée il y a quelques années de « crimes contre l’humanité », mais ça n’empêche pas les États européens de coopérer aveuglément avec la Libye.
Dans quel contexte l’association SOS MEDITERRANEE a-t-elle été créée ?
SOS MEDITERRANEE a été créée en 2015 après l’arrêt de l’opération « Mare nostrum » menée par la marine italienne, entre novembre 2013 et novembre 2014, dans les eaux internationales de la Méditerranée centrale. Ces eaux étaient déjà devenues à cette époque l’un des points principaux de passage entre l’Afrique et l’Europe. Fin 2014, l’Italie a demandé un soutien à l’Union européenne qui n’est pas venu. Les autorités européennes estimaient que les navires de sauvetage italiens en Méditerranée créaient un « appel d’air ». Les opérations se sont donc arrêtées et la Méditerranée est devenue une immense fosse commune avec des milliers de morts à l’hiver 2014-2015. Ce moment fut celui d’un très fort pic de traversées. En 2015, un million de personnes sont arrivées en Europe par la mer, davantage par l’axe Turquie-Grèce que l’axe Libye-Italie.
Qu’est-ce qui a présidé à la création de votre association ?
Elle est née du constat de la difficulté de mener des opérations de sauvetage sur l’axe de Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie. Pour opérer des sauvetages dans cette vaste zone aussi loin de la terre, il faut être sur place et patrouiller dans les eaux internationales. Et il y a eu la rencontre avec un capitaine de marine marchande allemand, Klaus Vogel, au début du mois de mars 2015. Nous étions extrêmement choqués, lui en tant que marin et moi en tant qu’humanitaire, de la défaillance des États et de l’inaction face à la plus grande catastrophe maritime qu’on n’ait jamais connue.
Nous avons cherché des moyens financiers, trouvé un partenaire humanitaire pour gérer la partie médicale à bord – ce fut alors Médecins du Monde – et réuni des fonds pour une opération de sauvetage qui devait durer trois mois. L’Aquarius1L’Aquarius est le premier navire affrété par l’association SOS MEDITERRANEE. a quitté un port allemand en janvier 2016. Il répondait à notre ambition d’avoir un bateau qui puisse tenir la mer en toutes saisons, puisque les traversées ne s’arrêtent pas l’hiver.
Qui étaient les rescapés à bord de l’Ocean Viking ?
Il s’agissait de 234 personnes, secourues en six sauvetages. Des Bangladais d’abord, puis des Érythréens, des Syriens, des Égyptiens, des Maliens, des Guinéens… Quinze nationalités en tout : 210 hommes et 24 femmes, parmi lesquels 56 mineurs dont 44 non accompagnés. Les parcours sont très variables d’une personne à l’autre. Le point commun, c’est ce qu’elles décrivent comme l’« enfer libyen », le calvaire qu’elles y ont subi, qui les a poussées à prendre la mer. C’est ce que nous racontent toutes les personnes, avec les sévices, les traces de torture que l’on a pu voir, les privations de nourriture.
Six sauvetages en quatre jours, donc, dans la zone de compétence libyenne pour trois d’entre eux et dans la zone de compétence maltaise pour les trois autres.
De quelle « compétence » parle-t-on ici ?
C’est une compétence de coordination des sauvetages qui est dévolue au pays le plus proche, en face de ses côtes mais dans les eaux internationales, bien au-delà des eaux territoriales. Nous, nous n’entrons pas dans les eaux territoriales. Sur le globe, les mers sont divisées en zones de recherche et de sauvetage. Et donc il y a pour les États une responsabilité à intervenir en cas d’accident maritime ou aérien.
Nous savons que la Libye ne coordonne rien en termes de sauvetage et qu’elle n’est pas en capacité d’offrir un port sûr. Toutefois, nous prévenons systématiquement les autorités libyennes puisqu’il s’agit de leur zone de compétence, même si nous savons que rien ne va se passer : nous les informons des sauvetages en cours et leur demandons leur assistance pour désigner un lieu sûr pour le débarquement des rescapés, conformément au droit maritime international. Confrontée à l’absence de réponse de leur part, notre équipe transmet ensuite au centre de coordination de sauvetage le plus à même d’assister (« the most able to assist maritime rescue coordination center »), conformément au droit maritime. Et donc, dans ce cas précis, à l’Italie.
N’existe-t-il pas un mécanisme européen de répartition pour les migrants secourus en mer ?
Si. Ce dernier a commencé à être construit à l’initiative de la France et de l’Allemagne depuis 2018, avec une première annonce faite à La Valette (Malte), en septembre 2019, concernant sept États solidaires. Il s’agissait d’un mécanisme volontaire mais qui ne s’est jamais vraiment concrétisé. La Covid a tout stoppé, entraînant la fermeture des ports, des frontières… On est revenu sur les positions précédentes. La France a repris les négociations au début de l’année 2022, quand elle était à la présidence de l’Union européenne, avec 21 pays volontaires. Mais ça ne marche pas dans les faits. En cas de sauvetage, il y a toujours des discussions ad hoc, politiques, diplomatiques entre ces pays… et en définitive, ces derniers mois, un port finissait par s’ouvrir en Italie et les gens débarquaient.
« Les autorités italiennes mettent en avant, à juste titre, le manque de soutien des États européens. Mais elles n’ont pas le droit de ne pas répondre aux appels : il s’agit d’une violation du droit international. »
Quelle est la position du nouveau gouvernement italien ?
Avec Giorgia Meloni, la nouvelle Présidente du conseil, elle s’est durcie, notamment à l’encontre des ONG de sauvetage, qui sont des boucs émissaires faciles. En réalité, les garde-côtes italiens continuent à opérer des sauvetages. Le gouvernement italien a fait état du fait que seuls 14 % des sauvetages de cette année ont été réalisés par des ONG. Le reste l’a été par des garde-côtes ou, dans une moindre mesure, par des navires de marine marchande, qui eux n’ont pas de difficulté à se voir désigner un port sûr. Il y a donc une instrumentalisation du droit maritime par les autorités italiennes à des fins de politique intérieure, pour satisfaire l’opinion publique.
Comment repérez-vous les embarcations ?
À la jumelle le jour, au radar la nuit mais aussi grâce à des avions civils, avec des associations telles que Pilotes Volontaires ou encore Sea-Watch qui survolent la Méditerranée centrale.
Enfin, une ONG a mis en place une hotline téléphonique dont le numéro est très diffusé. Quand les embarcations sont en détresse, les passagers appellent ce numéro, qui répercute aux autorités compétentes, donc libyennes, maltaises, italiennes, en fonction de la zone de sauvetage, et aux navires présents sur place, par exemple l’Ocean Viking. Ce n’est absolument pas sans faille. Beaucoup d’embarcations ne sont pas repérées et disparaissent sans laisser de trace.
Que penser du contentieux entre la France et l’Italie ?
Nous nous positionnons strictement du point de vue du droit maritime. Les capitaines ont l’obligation d’assistance et les États côtiers ont celle de désigner un lieu sûr pour le débarquement des naufragés, « sans délai » – ce qui devrait aboutir à désigner le port sûr le plus proche. Par défaut, c’est vrai que l’Italie est devenue le seul pays à qui l’on s’adresse avec l’espoir d’une réponse. Mais ça, c’était avant l’arrivée du nouveau gouvernement italien. On est entré dans une nouvelle période de blocage. Les autorités italiennes mettent en avant, à juste titre, le manque de soutien des États européens. Mais elles n’ont pas le droit de ne pas répondre aux appels : il s’agit d’une violation du droit international.
Le problème est que le mécanisme de répartition européen n’est pas opérationnel et l’Italie, à un moment donné, marque sa colère. Cela se fait au détriment de la vie des gens et au prix d’une criminalisation à l’encontre des ONG de sauvetage.
Intervenez-vous auprès des décideurs ?
Oui, nous avons des discussions régulières avec les États dans lesquels nous sommes implantés, donc la France, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie – où le dialogue est devenu inexistant. On est aussi en lien avec la Commission européenne. On essaie d’expliquer le droit maritime parce qu’il y a une espèce de malentendu général : tout est vu au prisme de l’immigration alors que ça n’est pas le sujet. Il y a un devoir inconditionnel de sauvetage en mer qui s’applique aussi bien au Costa Concordia qu’aux petits bateaux de migrants. C’est clair dans les conventions maritimes internationales, où l’inconditionnalité du devoir d’assistance est clairement affirmée. Les questions liées à l’accueil et à la gestion des migrations sont un autre débat, qui ne devraient pas affecter le devoir absolu du sauvetage.
Que s’est-il passé avec l’Ocean Viking ?
Nous avons fait 46 demandes pour qu’on nous désigne un port sûr ! Toutes ces demandes sont détaillées sur notre journal de bord accessible sur Internet, où l’on peut suivre ce qui se passe à bord quasiment en temps réel. Des demandes ont été faites à la Libye et à Malte, qui étaient les autorités maritimes compétentes. On a ensuite impliqué l’Italie qui a toujours été considérée comme le pays le plus à même d’assister sur cette zone de Méditerranée centrale, puis la France, l’Espagne, la Grèce, pour essayer d’avoir une médiation avec l’Italie et Malte. Les discussions diplomatiques n’ont pas abouti. Face à cette situation critique, nous avons demandé, exceptionnellement, l’ouverture d’un port par la France.
« Le devoir d’assistance à personne en danger de mort, c’est un principe fondamental de la société humaine. Quand ce droit est bafoué, cela pose beaucoup de questions sur ce que nos sociétés construisent. »
Des sanctions ne sont-elles pas prévues contre les États défaillants ?
Les États ne sont pas incriminés pour leur manque de responsabilité, pour la bonne raison que le Tribunal international du droit de la mer, basé à Hambourg, ne peut être saisi que par les États eux-mêmes. C’est tout le système de garantie du droit qui est défaillant.
Pourtant, cette inconditionnalité devrait s’imposer comme une évidence…
Oui, elle découle de la fraternité, qui n’est pas un gros mot et qui fait partie de notre devise républicaine ! Jusqu’où est-on prêt, dans nos sociétés modernes, à remettre en cause ce qui fait société, c’est-à-dire à tendre la main à celui qui se noie, à s’arrêter au bord de la route quand quelqu’un a un accident ? Le devoir d’assistance à personne en danger de mort, c’est un principe fondamental de la société humaine. Quand ce droit est bafoué, cela pose beaucoup de questions sur ce que nos sociétés construisent.
Comment combattre cette déshumanisation ?
Nous avons cette mission, au-delà des missions de sauvetage et de protection, du témoignage. Pourquoi témoigner ? Parce que transmettre ces valeurs c’est essentiel. À mon sens, c’est une obligation morale pour les ONG d’aller expliquer, sensibiliser et de montrer qu’il est possible de faire quelque chose d’utile, sauver des vies par exemple. C’est quelque chose que nous faisons beaucoup avec nos bénévoles dans les 19 antennes de SOS MEDITERRANEE sur le territoire français, avec plus de 600 bénévoles qui ont notamment cette mission de sensibilisation et d’information auprès des publics scolaires, collège, lycée, mais aussi primaire maintenant. Nous avons obtenu un agrément de l’Éducation nationale, il y a cinq ans, que nous allons renouveler.
Comment les trois semaines à bord se sont-elles passées ?
Personnellement, je n’étais pas à bord mais j’étais très en lien évidemment. Avec une telle promiscuité, une telle tension et une totale absence de perspective quant à la désignation d’un port sûr, nous avons vraiment eu peur que cela dégénère et qu’un drame se produise, par exemple que quelqu’un saute par-dessus bord.
L’équipe a déployé toute son énergie pour créer un lien de confiance avec les rescapés, leur apporter des soins, restaurer leur dignité. Le problème, c’est que ce lien d’humanité et de confiance, au bout de dix jours en mer à attendre la désignation d’un port, il se casse, et c’est là que c’est difficile. Ils ont frôlé la mort en Libye puis en mer, et ils se retrouvent sans aucun horizon… On ne leur raconte pas d’histoires. On leur dit juste qu’on ne va pas les ramener en Libye. On leur raconte comment ça se passe en général et on leur dit qu’on a toujours pu débarquer finalement.
En plus de cela, les conditions météorologiques ont été terribles. Il y a eu une épidémie d’infection respiratoire qui s’est répandue à bord, avec beaucoup de gens malades et un mal de mer généralisé, je vous laisse imaginer…
Pour essayer de calmer, de stabiliser la situation, les équipes ont essayé de mettre en place des activités qui réhumanisent, des petits ateliers, du dessin, des jeux, des cours… On leur a donné des cours d’italien parce qu’on avait des Italiens à bord et on pensait qu’ils allaient débarquer en Italie. On a une équipe de 33 personnes à bord, dont l’équipage de navigation qui est affrété avec le navire ; le reste, c’est l’équipe de marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE et l’équipe médicale et de protection de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, partenaire à bord depuis septembre 2021.
Comment le débarquement s’est-il déroulé ?
Le bateau a débarqué le 11 novembre dans le port militaire de Toulon. L’équipe à terre n’a pas été autorisée à aller accueillir l’équipe à bord, ce qui pour nous a été assez rude après avoir passé trois semaines dans une telle tension, une telle incertitude. Le débarquement était totalement pris en charge par les autorités françaises : la désignation du lieu sûr et l’organisation du débarquement est effectivement du ressort de l’État. Selon le droit maritime, le sauvetage se termine au moment où l’on débarque les personnes dans un lieu sûr.
Des informations sur les passagers sont-elles tout de même transmises ?
Oui, bien sûr. Notre équipe médicale et de protection, donc essentiellement la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge, va faire des transmissions aux autorités médicales sur les cas à prendre en charge. On a dû faire une évacuation médicale la veille du débarquement parce qu’on n’avait toujours pas de désignation de port sûr et que l’équipe médicale jugeait beaucoup trop risqué de garder à bord trois personnes qui étaient malades depuis des semaines, et dont l’état se détériorait. Cela s’est fait par hélicoptère vers l’hôpital de Bastia. Concernant l’aspect juridique, les demandes d’asile, c’est l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] qui a pris le relais. SOS MEDITERRANEE n’a pas de commentaires à faire sur ce plan.
« On aurait dû débarquer sans même faire un communiqué de presse et sans faire les gros titres. C’est extrêmement choquant. L’instrumentalisation de ces questions m’inquiète vraiment pour le devenir de notre société. »
Certaines réactions dans l’opinion publique ont été violentes…
Il y a un niveau de criminalisation de SOS MEDITERRANEE qui est inimaginable. Nous sommes depuis longtemps la cible d’un harcèlement administratif et judiciaire en Italie, mais également d’attaques physiques parfois par des mouvements d’extrême droite, jusque dans nos bureaux. Le déferlement de haine qu’il y a eu sur les réseaux sociaux est hallucinant, ainsi que le niveau de violence exacerbé et autorisé par des jugements totalement faux, colportés par des responsables politiques qui instrumentalisent la question. Nous sommes une petite association. Et l’on récolte des montagnes de haine, de menaces, d’intimidation, de fake news… c’est révoltant !
Les pouvoirs publics vous aident-ils ?
Nous sommes ouverts au dialogue, transparents avec eux et respectés, je pense, pour notre professionnalisme. Nous ne bénéficions cependant d’aucun soutien financier des États ni de l’Union européenne. En France, des crédits vont à la coopération et aux actions humanitaires, mais pas à la Méditerranée où nous sauvons des vies. Nous avons eu de la reconnaissance surtout au début : nous avons été lauréat du label Grande Cause nationale en 2017, nous avons reçu le prix de l’Unesco pour la paix en 2017…
Et du côté des collectivités territoriales ?
Quelques collectivités nous soutenaient comme la ville de Paris ou encore la région Occitanie. À la suite de l’incendie de Notre-Dame, en avril 2019, le président du département de Loire-Atlantique nous a dit qu’il ne comprenait pas comment on pouvait trouver des milliards pour reconstruire une église et rien pour nous aider dans notre mission vitale. Il a fait un courrier à tous les présidents de département, de région et aux maires des grandes villes de France. La Covid a un peu freiné l’initiative mais, finalement, on a aujourd’hui 88 collectivités territoriales qui nous soutiennent. Nous attendons un soutien financier, pas simplement moral, et le relais de nos actions de mobilisation, de plaidoyer et de sensibilisation. C’est un relais essentiel, au plus proche des citoyens, les collectivités nous aident pour monter des expositions ou faire des interventions scolaires.
« Derrière les discours de haine, nous voyons aussi le visage renouvelé d’une très grande solidarité. Nous appelons les citoyens à réagir, à afficher ces valeurs d’humanité, de fraternité, de solidarité, à nous soutenir financièrement ou à s’engager à nos côtés. »
Mais nous avons besoin de développer cette plateforme. Un million d’euros ont été recueillis en 2021, le nombre d’adhérents est en hausse mais les sommes collectées sont en baisse en 2022. Comme on ne peut donner pour toutes les causes, il y a eu une baisse très sensible pour notre collecte, dans les mois qui ont suivi la guerre en Ukraine. Pourtant, nos opérations sont affectées par un surcoût de plus d’un million d’euros au total, avec la hausse du coût du fioul et l’inflation qui touche de nombreux services et prestations. La situation financière de notre association est vraiment critique et menace la pérennité de nos actions. Et il faut savoir qu’en ce moment, il n’y a pas d’autre ONG de sauvetage présentes en Méditerranée…
Est-on dans l’idéologie quand on fait du sauvetage en mer ?
Le devoir d’assistance à personne en danger de mort, ce n’est pas de l’idéologie. Ce sont des valeurs, un impératif moral et une obligation légale. Personnellement, en tant qu’humanitaire, je ressens comme mon devoir de faire ce que je peux, à mon niveau, pour essayer d’atténuer ce drame. Mais on ne sauve pas l’humanité. Il faut être humble face à l’étendue de la catastrophe.
Quelles leçons peut-on tirer des événements récents ?
Ce que j’ai vu surtout, ce sont des débats extrêmement polarisés dans lesquels les gens se sont engouffrés. Il y a eu un esclandre à l’Assemblée nationale à la suite d’une sortie d’un député du Rassemblement national. Rebelote avec le bras de fer entre l’Italie et la France. Pourtant, est-ce vraiment le sujet ? Que l’on parle de crise de la solidarité européenne, je veux bien, mais la crise de l’Ocean Viking… Enfin, excusez-moi, mais de quoi parle-t-on ? De 234 personnes qui avaient besoin d’un port sûr, ce qui est prévu dans le droit maritime. On aurait dû débarquer sans même faire un communiqué de presse et sans faire les gros titres. C’est extrêmement choquant. L’instrumentalisation de ces questions m’inquiète vraiment pour le devenir de notre société. Cependant, derrière les discours de haine, nous voyons aussi le visage renouvelé d’une très grande solidarité. Nous appelons les citoyens à réagir, à afficher ces valeurs d’humanité, de fraternité, de solidarité, à nous soutenir financièrement ou à s’engager à nos côtés. Plus que jamais, nous avons besoin de soutien.
SOPHIE BEAU, L’ENGAGEMENT AU CŒUR
Sophie Beau est cofondatrice de l’association européenne de sauvetage en mer SOS MEDITERRANEE et directrice générale de la branche française de l’association. Titulaire d’une maitrise en anthropologie et d’un diplôme de 3e cycle en sciences politiques, elle dirige des programmes sociaux et humanitaires depuis plus de vingt ans. Elle a notamment travaillé comme responsable de programmes pour Médecins sans frontières et Médecins du Monde sur de nombreux terrains de crise en Afrique, au Moyen-Orient et dans le Caucase, ainsi que dans les sièges de ces ONG en France, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Elle a également dirigé des équipes médico-sociales et accompagné les acteurs de la lutte contre l’exclusion en France (associations, collectivités territoriales et fondations) au sein de la Fédération Nationale des Associations de Réinsertion Sociale (actuelle FAS) et comme consultante.
Cofondatrice de l’association SOS MEDITERRANEE en mai 2015 avec le capitaine de marine marchande allemand Klaus Vogel, elle est directrice générale de l’association en France et vice-présidente du réseau européen qui compte quatre associations (Allemagne, France, Italie, Suisse). L’association française, basée à Marseille, emploie aujourd’hui une trentaine de salariés et se déploie à travers 19 antennes et 650 bénévoles à travers la France.
www.sosmediterranee.fr
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Troisième des quatre tables rondes de la journée « Exils : avoir le courage de l’hospitalité » organisée à Strasbourg le 5 novembre 2022 par la Licra Bas-Rhin et la Licra Mulhouse. Avec Sophie Beau, directrice de SOS MEDITERRANEE, Antoine Beaufort, directeur du CADA – COS Les Sureaux à la Fondation COS Alexandre Glasberg, et Farès Nahlawi, diplômé en droit et de Sciences Po Strasbourg, stagiaire à la représentation de l’UNHCR auprès des institutions européennes à Strasbourg.
L’intégralité des tables rondes de cette journée est accessible via le site de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme : licra.org/hospitalite2022
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