Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
Article extrait du dossier Antisémitisme paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
« Un antisémite, c’est quelqu’un qui n’aime pas les juifs. » L’affaire pourrait être entendue et elle l’est effectivement, chacun étant tenté de définir par ces mots simples ce que l’on nomme « antisémitisme ». Rapidement évoqué dans les programmes d’histoire, avec l’affaire Dreyfus par exemple, la notion se présente comme un legs intemporel. Dreyfus était juif et il existait un fort courant antisémite en France. Pourquoi et depuis quand ? Les programmes ne le disent pas vraiment mais il semble bien que l’on se soit toujours méfié des juifs. La « plus vieille haine du monde » trouverait ainsi un sacre dans cette dimension immémoriale, les uns y puisant l’argument suprême pour justifier sa singularité, les autres y trouvant les raisons profondes de leur ressentiment. Sauf que, souligne le documentariste Jonathan Hayoun1Lire « Jonathan Hayoun : “Expliquer l’évolution de l’antisémitisme” », pp. 80 à 83 du DDV n° 688. Entretien accordé par le réalisateur à propos de la conception de la série Histoire de l’antisémitisme diffusée sur Arte en avril 2022., auteur d’une superbe série sur l’histoire de l’antisémitisme, l’idée est à battre en brèche : le début des premières violences antijuives, qui remontent à l’Antiquité, sont datables et l’antisémitisme, souligne-t-il, est « une construction lente dans le temps ». L’historicité du phénomène, de même que le principe que ce qui est construit peut être déconstruit, est porteuse d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle : la bonne est qu’une ère sans antisémitisme est possible ; la mauvaise est que son avènement s’inscrit dans le temps long.
Il faut compter avec cette dimension performative de l’antisémitisme, qui, par-delà l’identité plurielle et les multiples manières de se sentir appartenir au judaïsme, veut absolument faire exister « le juif ».
L’affaire se complique lorsque l’on décortique notre définition initiale, d’une simplicité trompeuse. Est-on foncièrement « un antisémite » ou l’est-on par intermittence, le temps d’énoncer un stéréotype ou un préjugé ? Faut-il en faire profession, comme Alain Soral, Hervé Ryssen ou Jérôme Bourbon, pour être « antisémite » ou l’est-on dès lors que l’on perçoit les juifs, à la façon de certains députés issus des rangs de la gauche parlementaire, dans une récente résolution, comme un « groupe racial » ? Écrit-on d’ailleurs « juifs » ou « Juifs », en prenant le risque, en usant de la majuscule, de faire exister ce qui n’existe pas, à savoir un groupe monolithique, homogène, facilitant les amalgames et l’essentialisation ? Mais si ce groupe n’existe pas, quid du « peuple juif » dont on ne sait s’il renvoie aux Hébreux, aux Israéliens, à une diaspora ou tout simplement à une vue de l’esprit, permettant d’appréhender, sous la forme d’un vocable, une somme d’expériences dont la diversité est telle qu’elle porterait la négation de tout principe d’unité ? On pourrait alors être tenté de penser, avec François Rachline, que « le juif », au singulier et avec des guillemets, n’existe pas2Lire « “Le juif” n’existe pas », pp. 36 et 37 du DDV n° 688.. Et qu’il ne siégerait que dans l’esprit des antisémites.
Fantasmes et mystifications
Seulement, il faut compter avec cette dimension performative de l’antisémitisme, qui, par-delà l’identité plurielle et les multiples manières de se sentir appartenir au judaïsme, veut absolument faire exister « le juif ». Jean-Paul Sartre estimait en 1946 que « si le juif n’existait pas, l’antisémitisme l’inventerait ». Mais, en réalité, l’antisémitisme veut créer « son » juif, et cela de toutes pièces ; ce faisant, il ne fait exister que la haine du « fait juif ». C’est au fantasme d’une entité malfaisante, qui n’appartiendrait pas véritablement au genre humain et dont la finalité serait le contrôle du monde et l’asservissement des hommes, qu’il veut donner vie. C’est cette mystification absolue, cette créature imaginaire, qu’il veut innerver, martelant images et expressions fantasmagoriques : banque juive, finance juive, domination juive… Lorsque les lois menacent, l’antisémitisme substitue le terme « sioniste » à celui de « juif ». Quand la ruse est à nouveau décelée, il utilise n’importe quel substantif, du « peuple élu » aux « habitants » de Charles Maurras, en passant par les « innommables » ou le « Qui ? », que l’on a vu fleurir sur les réseaux sociaux ou des pancartes depuis plus d’un an. Tous les locuteurs ne font que répéter la même idée : « les juifs » existent, ils se cachent et servent un plan d’action secret.
La récurrence des accusations, l’insistance des caricatures et des clichés produisent des effets. Quand l’antisémitisme accuse, les anti-antisémites volent parfois au secours du « juif », faisant leur, sans même s’en rendre compte, le cadre de pensée de leurs adversaires, en substituant un contre-discours qui n’est pas dénué d’ambiguïtés et d’essentialisme : il faut bien que « les juifs » soient quelque chose.
L’antisémitisme apparaît avant tout comme un piège de la pensée par lequel certains, attachés à créer une catégorie monstrueuse, contraignent les autres à forger un contretype positif, qui valide par là-même le principe de l’existence du groupe, objet de fantasmes.
« Un antisémite est quelqu’un qui ne veut aucun mal aux Juifs », affirmait Jean Cassou dans les colonnes du Droit de Vivre du 1er février 1958. L’écrivain pointait ainsi ce que le besoin d’avoir à rappeler ses bonnes dispositions à l’égard de certains individus pouvait contenir de suspect. Rappeler, par exemple, au prisme d’une terminologie imparfaite – le terme « antisémitisme », introduit dans le débat public par le polémiste allemand Wilhelm Marr en 1879 –, que l’on ne peut être antisémite quand on est musulman, puisque l’on est soi-même « sémite ». Expliquer que l’appartenance à la gauche ou au camp antiraciste préviendrait contre toutes formes de préjugés antijuifs. Avancer, encore, que l’hommage rendu aux victimes de la Shoah vaccinerait contre toutes dérives en la matière ou toutes liaisons dangereuses.
L’étiquetage, carburant de l’antisémitisme
À défaut de pouvoir définir un antisémite, par-delà une frange radicale qui s’assume comme telle, on peut s’essayer à définir l’antisémitisme : il apparaît avant tout comme un piège de la pensée par lequel certains, attachés à créer une catégorie monstrueuse, contraignent les autres à forger un contretype positif, qui valide par là même le principe de l’existence du groupe, objet de fantasmes. « Sans les Juifs de France, la France ne serait pas la France », affirmait Manuel Valls, le 9 janvier 2015. « Toucher un Juif de France, c’est toucher à la République, il n’y a pas de distinction à avoir », affirmait Gérald Darmanin le 21 avril 2021. « Lorsque la communauté juive est prise pour cible, c’est la République française tout entière qui est touchée », déclarait Éric Dupond-Moretti le 9 août 2022. Les déclarations officielles sont à la fois nécessaires, pour rappeler le scandale de l’antisémitisme, et hasardeuses, en ce qu’elles recréent, sans cesse, le groupe « juif » et cette « communauté » que réfutent tant de nos concitoyens, non par absence de lien au judaïsme, mais par volonté de ne pas se trouver étiquetés malgré eux dans une catégorie abstraite. L’étiquetage est le carburant même de l’antisémitisme.
En débordant la sphère juive, le terme « enjuivé » éclaire la véritable nature de l’antisémitisme. La haine emprunte ainsi un caractère abstrait, qui permet de stigmatiser l’altérité ou de projeter sur autrui ce que l’on déteste en soi.
La définition de l’antisémitisme proposée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (Ihra3Le 26 mai 2016, l’assemblée plénière de l’Ihra a décidé d’adopter la définition de travail de l’antisémitisme non exécutoire suivante : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer sous forme de haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent les individus juifs ou non juifs et/ou leurs biens, les institutions communautaires juives et les lieux de culte. » Les illustrations inclues dans cette définition précisent que « les manifestations peuvent inclure le ciblage de l’État d’Israël, conçu comme une collectivité juive ».), adoptée par l’Assemblée nationale en décembre 2019, prend acte du fait que l’antisémitisme peut viser des « non juifs », qu’elle est la haine singulière de ceux qui s’attachent à qualifier de « juif » tout ce qu’ils détestent ou estiment responsables de leurs malheurs. La liste est longue et l’on pourrait citer pêle-mêle la République, les institutions, la démocratie, le Système, le libéralisme, les médias, la finance, l’homosexualité, la Covid-19, les vaccins ou encore l’avortement. En débordant la sphère juive, le terme « enjuivé » éclaire la véritable nature de l’antisémitisme. La haine emprunte ainsi un caractère abstrait, qui permet de stigmatiser l’altérité ou de projeter sur autrui ce que l’on déteste en soi. On comprend que les juges soient parfois désorientés face au périmètre et aux artifices de la propagande…
Le philosophe Alain David rappelle que, traditionnellement, « les juifs sont partout, où ils sont et où ils ne sont pas, mais [que] leur absence même est l’irrécusable preuve de leur universelle présence ». Faudrait-il argumenter davantage pour asseoir la conviction que l’antisémitisme n’est pas une haine semblable aux autres haines, et qu’elle nous concerne tous ?
Aux origines de la lutte antiraciste
La volonté sans cesse réaffirmée par certains de faire de l’antisémitisme un racisme comme les autres nous semble devoir être fermement contestée. La suppression de la référence à l’antisémitisme, en particulier lorsqu’il s’agit de discours officiels ou de politiques publiques, reviendrait à nier la singularité d’un phénomène dont le caractère meurtrier n’a cessé de se manifester, encore, ces vingt dernières années. La disparition du mot « antisémitisme » contribuerait à invisibiliser le malaise et la menace vécus par ceux que vise la haine antijuive. En d’autres termes, la fusion de l’antisémitisme dans la catégorie « racisme » est de nature à compromettre l’analyse, à entraîner le désarmement moral et intellectuel face à un phénomène qui, dans sa complexité, n’en finit pas de recycler et d’actualiser des préjugés enracinés dans des siècles de représentations.
La volonté de distinguer entre racisme et antisémitisme est d’abord l’héritage des luttes antiracistes menées par des militants, français ou étrangers, juifs ou non, ayant choisi, dans les années 1930, d’élargir leur engagement contre les préjugés antijuifs à d’autres préjugés du même type4Ce fut l’évolution adoptée par la Lica, Ligue internationale contre l’antisémitisme fondée en 1927, rapidement appelée Licra, Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, bien avant son changement de nom officiel en 1979.. Aussi, si le terme générique « antiracisme » s’impose aujourd’hui pour qualifier ce type d’engagement, il faut souligner la dimension matricielle de la lutte contre l’antisémitisme dans ce champ militant. La conception universaliste de ce combat nourrie par la rhétorique militante a eu pour effet de niveler les haines. Les milieux les plus engagés sur ce terrain ne sont en effet pas ceux qui, sur ce plan, font preuve de la plus grande rigueur conceptuelle.
La distinction entre racisme et antisémitisme n’a rien d’un vestige historique, d’une formule déférente ou d’un mantra. Rendant compte d’une réalité objective, elle ne procède pas d’une volonté de hiérarchiser les haines entre elles mais elle vise, au contraire, à mieux cerner leur essence respective et leurs dynamiques constitutives. Aussi faudrait-il conclure sur le constat d’un besoin impératif de connaissance et de pédagogie en la matière : pour que la singularisation de l’antisémitisme soit porteuse de sens et s’impose à chacun dans son évidence, encore doit-on pouvoir la justifier, sans trébucher sur les mots ou basculer dans les pièges sémantiques. Cette posture de rigueur est indispensable pour lutter effectivement contre l’antisémitisme.
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