Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch
Article paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
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Il y a un peu plus de trente ans, un juriste américain, Mike Godwin, constatait que « plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Personne ne semble encore avoir songé à formuler, sur ce modèle, qu’à mesure qu’on arpente le vaste continent des théories du complot, la probabilité d’y rencontrer des discours à caractère antisémite s’approche très rapidement de 1. Est-ce à dire qu’il existe comme une fatalité, une loi implacable en vertu de laquelle l’antisémitisme serait la vérité du complotisme, sa vérité cachée, indicible ?
Depuis plus d’un siècle et demi, l’accusation selon laquelle les juifs aspirent à la « domination universelle » s’est substituée à l’antique procès en déicide.
De fait, on pourrait remplir plusieurs volumes d’une encyclopédie rien qu’avec les complots imaginaires, petits et grands, que l’on a attribués aux juifs à travers l’Histoire – la tentative d’assassinat de Salman Rushdie, le 12 août dernier, a été l’occasion de relire son autobiographie Joseph Anton, dans laquelle le lecteur apprend que lors de l’affaire des Versets sataniques, certains avaient accusé « les juifs » de l’avoir poussé à écrire son livre !
Persistance du mythe d’un complot mondial
Depuis plus d’un siècle et demi, l’accusation selon laquelle les juifs aspirent à la « domination universelle » s’est substituée à l’antique procès en déicide.
Auschwitz aurait pu – aurait dû – constituer la plus spectaculaire réfutation factuelle du mythe du « complot juif mondial ». Il a pourtant survécu, sous la forme à peine euphémisée du « complot sioniste international », une idée logée au cœur des Protocoles des Sages de Sion, ce faux présentant un plan de conquête du monde par les juifs.
Lorsqu’en 2014, l’Ifop soumet pour la première fois cet énoncé complotiste à un échantillon représentatif de Français, ils sont 16 % à l’approuver. Quatre ans plus tard, ils sont 22 % à considérer qu’il existe un « complot sioniste international ». Cette croyance complotiste ne se distribue évidemment pas égalitairement selon les affinités politiques des sondés qui sont ici, plus que le diplôme, le niveau de vie, la catégorie socioprofessionnelle ou l’âge, la variable la plus prédictive. Les plus sensibles à la thèse du « complot sioniste international » sont ainsi surreprésentés chez les sympathisants du Rassemblement national (36 %) et de la France insoumise (33 %) et nettement moins représentés chez les sympathisants de la majorité présidentielle (12 % pour La République en marche, 9 % au Modem). Chez ceux qui se définissent comme « gilets jaunes », cette croyance atteint 44 % (contre 24 % qui n’y souscrivent pas et 32 % qui ne se prononcent pas).
Un bouc émissaire commode
On envisage communément l’antisémitisme comme le symptôme d’une crise morale, politique, économique et sociale. On n’imagine pas que l’antisémitisme puisse être aussi une cause : la cause d’un ressassement continu et en cela l’entrave à tout auto-questionnement. En nous apportant sur un plateau ce dérivatif providentiel vers qui tourner notre colère, notre ressentiment, la bile de notre frustration accumulée, l’antisémitisme fait obstacle à toute remise en cause personnelle ou collective et condamne ses sectateurs à la répétition et à l’inertie.
Observer la complosphère, c’est constater qu’il ne se passe pas une seule semaine sans que des contenus visant les juifs soient publiés.
L’érection d’une minorité en bouc émissaire semble répondre à un besoin anthropologique comme l’avaient vu James George Frazer puis René Girard. Pour Hans Magnus Enzensberger, « [le perdant radical] doit trouver des coupables qui sont responsables de son sort » : « Les puissances menaçantes qui se sont liguées contre lui ne sont pas difficiles à identifier, poursuit l’essayiste allemand. En général, il s’agit d’étrangers, des services secrets, de communistes, d’Américains, de multinationales, d’hommes politiques, d’infidèles. Presque toujours ce sont aussi des Juifs. »1Hans Magnus Enzensberger, Le Perdant radical, Paris, Gallimard, 2006, p. 19.
Cette remarque finale, Enzensberger n’est pas le premier à la formuler. Mais entendons-nous bien : toutes les théories du complot ne sont pas antijuives, loin s’en faut. Et s’il est difficilement contestable que l’antisémitisme moderne repose essentiellement sur « l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire »2Walter Laqueur, L’Antisémitisme dans tous ses états, Genève, Markus Haller éditions, 2010, p. 125., les contre-exemples sont nombreux qui interdisent de conclure que le complotisme serait, par essence, antisémite.
Aucune fatalité donc. Pourtant, on bute sur ce constat : le complotisme est souvent antisémite, plus qu’il ne devrait l’être au regard du poids démographique des juifs dans le monde (0,2 % de la population totale). Ainsi, observer la complosphère, c’est constater qu’il ne se passe pas une seule semaine sans que des contenus visant les juifs soient publiés ; et que les entrepreneurs de politisation complotiste les plus influents sont, au pire des antisémites patentés, au mieux des personnes ne nourrissant pas la moindre défiance à l’égard de l’antisémitisme.
Dispersion et omniprésence
Comment se fait-il que les juifs figurent de si bons candidats à l’idéation complotiste ? La réponse à cette question est à chercher dans l’exploration de la condition juive elle-même.
Un roman qui servit de source d’inspiration aux Protocoles des Sages de Sion met en scène un rabbin qui prononce un discours dans le cimetière juif de Prague, révélant un vaste complot de la Synagogue contre la civilisation européenne3Hermann Godsche (sous le nom de sir John Radcliffe), Biarritz, 1868.. « Si le Juif est dispersé sur toute la Terre, c’est que toute la Terre doit lui appartenir », clame le rabbin4Voir Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, Paris, Mille et une nuits, 2005..
Dans la conférence qu’il donne en 1995 sur l’« Ur-fascisme » (le fascisme primitif et éternel), Umberto Eco note que « le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur. Aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des cibles puisqu’ils présentent l’avantage d’être à la fois dedans et dehors5Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Paris, Grasset, 2017, pp. 40-41. ». La condition historique des juifs fournirait ainsi une sorte de base objective à l’argument antisémite selon lequel ils ourdissent un projet de domination mondiale.
Le fait est que les juifs sont – presque – partout. L’antisémite trouve d’ailleurs un allié objectif inattendu dans le philosémite qui s’époumone à essayer de nier que les juifs soient effectivement « partout ». Car en s’ingéniant à faire porter le débat sur ce point (« Les juifs sont-ils vraiment partout ? – Bien sûr que non, voyons, répond le philosémite, qu’allez-vous donc chercher là ?! »), c’est comme s’il concédait qu’il y a bien, en effet, quelque chose de grave ou d’indéfendable dans la circonstance d’être à la fois juif et partout. L’État d’Israël, parce que les juifs n’y sont pas minoritaires, est ainsi le seul endroit où les juifs sont littéralement partout sans que nul ne s’en émeuve. Qu’y aurait-il de mal à ce que les juifs soient partout ? Est-ce que les choses se passent si mal quand le nombre de juifs dans un domaine ou dans un lieu donné devient trop important ? (Renseignement pris, l’indice de développement humain en Israël est dans la moyenne de celui des pays développés.)
Ceux « du dehors » et « d’en haut »
Constituant une minorité dans tous les pays où ils sont établis, les juifs sont perçus, depuis l’Antiquité, comme des étrangers au reste de la nation. Jusqu’à la Révolution, qui les émancipe, ils constituent en France une nation dans la nation. Depuis lors, le préjugé antisémite les considère comme un corps distinct du corps national, ne participant pas de l’expérience française.
Mais les juifs sont aussi perçus par l’imaginaire antisémite comme étant au-dessus (« peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » a dit le général de Gaulle…). Parce qu’ils symbolisent, à un niveau fantasmatique, à la fois ceux du dehors et ceux d’en-haut, ils cristallisent sur eux les deux grands discours d’accusation complotiste traditionnels. Les juifs seraient ainsi menaçants à un double titre. En tant qu’anywhere (de partout, par opposition aux somewhere, ceux qui sont de quelque part) et en tant qu’insiders. « Parce qu’ils sont étrangers, ce sont des traîtres en puissance. Parce qu’ils sont au-dessus de nous, ils peuvent nous écraser ».
La théorie du complot, loin d’être le symptôme d’une confiance trahie, n’est que l’habillage pseudo-rationnel de hantises honteuses et inavouables.
Une seconde raison qui vient renforcer l’inquiétude à l’égard des juifs : leur insaisissabilité, pareille à celle d’un spectre. Drumont, en son temps, avait vendu la mèche : « le juif dangereux, c’est le juif vague », celui qui, sortant de l’ombre, peut nous frapper à tout moment, sans qu’on s’y attende. On ne sait pas immédiatement en effet qui est juif. D’où l’obsession des antisémites à les marquer d’un signe distinctif : la rouelle au Moyen Âge, l’étoile à six branches sous l’Occupation. D’où, également, ces tentatives vaines d’attribuer aux juifs un type morphologique unique comme l’illustre cet ouvrage, publié au début du XXe siècle par un certain « Docteur Celticus », qui se proposait de fixer les dix-neuf « tares » physiques des juifs (nez, lèvres, yeux, oreilles, etc.6Docteur Celticus, Les 19 Tares corporelles visibles pour reconnaître le juif, Paris, Librairie antisémite, 1903.).
Une traque obsessionnelle des juifs
Au début des années 2010, il arrivait fréquemment qu’une requête relative à une personnalité sur Google soit automatiquement associée au mot « juif ». Avant d’être finalement corrigée par Google, la saisie semi-automatique du moteur de recherche proposait par exemple le mot « juif » après que l’on avait renseigné « François Hollande » dans le champ de saisie7Emmanuelle Anizon, « “Et François Hollande, il est juif ?” », Télérama, 22 octobre 2010.[Note 7]. Cette suggestion, qui reflétait les biais de recherches des utilisateurs eux-mêmes, indique que de nombreux internautes cherchaient à savoir si François Hollande était juif. (Il est inutile de préciser qu’aucun phénomène similaire n’a été enregistré concernant le mot « chrétien » par exemple.)
En août 2021, le parquet a ouvert une enquête sur le site jesuispartout.com (une référence transparente à un titre de presse collaborationniste) qui s’attachait à recenser les personnes juives ou réputées l’être dans les médias, la politique, l’économie, etc., comme si les juifs étaient une sorte de gangrène contagieuse contre lequel le corps social devait se prémunir.
L’obsession antisémite, qui fait voir des juifs partout – y compris là où ils ne sont pas –, qui pousse certains à en faire la cartographie, à en dresser (comme Alain Soral) des listes ou encore à dénombrer les prix Nobel juifs, repose sur le refus d’accepter que la fameuse « réussite » des juifs puisse tenir à leurs mérites propres – individuels ou collectifs. Il faut que leur présence dans tel ou tel secteur d’activité ait un parfum d’effraction, de casse, de hold-up… Les juifs étant perçus comme mauvais et illégitimes, ils ne peuvent, aux yeux de l’antisémite, former ensemble autre chose qu’une « association de malfaiteurs » (qui, dans la langue du droit américain se traduit par « conspiracy »).
L’antisémitisme nous instruit au fond sur le complotisme : il atteste que la théorie du complot, loin d’être le symptôme d’une confiance trahie, n’est que l’habillage pseudo-rationnel de hantises honteuses et inavouables.
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