Propos recueillis par Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
Entretien paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
Qu’est-ce qui a motivé le partenariat entre la Grande Mosquée de Paris et la Licra et en quoi consiste-t-il ?
Chems-Eddine Hafiz : Tous deux avocats, nous nous croisions régulièrement, Mario Stasi et moi, il y a quelques années, au palais de justice. Je savais Mario très engagé dans la vie de la Licra et moi, j’étais avocat conseil de la Grande Mosquée de Paris. On se disait qu’il fallait absolument travailler ensemble et nous avons réfléchi à la manière de construire un partenariat. La Licra n’avait pas attendu pour défendre les musulmans et ces derniers venaient depuis longtemps taper à sa porte. Mais nous souhaitions aller au-delà d’une simple assistance juridique. Je dois dire qu’en France, l’islam est méconnu, voire incompris. J’ai considéré qu’il était important de faire de la pédagogie, d’expliquer, de rencontrer, pour montrer que l’islam et les musulmans sont une religion et des citoyens comme les autres. Ce partenariat avec la Licra, qui est une association laïque, constituait un message important adressé aux fidèles mais aussi à l’ensemble de la société.
« Je réfute le terme “islamophobie”. Mais l’expression “racisme antimusulman”, qui fait référence à la “race”, ne convient pas non plus. Faut-il parler de “haine antimusulmane”, d’“actes antimusulmans” ou trouver un nouveau mot ? Cela fait partie des questions travaillées avec la Licra. »
Chems-Eddine Hafiz
Mario Stasi : La Licra est avant tout une organisation universaliste et, pour reprendre ce que vient de dire mon ami Chems, c’est la clarté de nos combats respectifs qui nous a fait nous rencontrer sur des valeurs communes. Le souci de pédagogie, celui de mettre des mots sur des réalités, le souci d’assistance judiciaire aux discriminés, la volonté de combattre tous les racismes et l’antisémitisme, celle d’avoir une vie associative bien intégrée dans la République, font que nos deux entités se sont naturellement rejointes dans ce partenariat officialisé en mai 2021. La diversité des membres de la Licra était en outre une incitation à montrer que ce combat contre les actes antimusulmans était dans les faits une réalité et une priorité. J’ajoute, et ça n’est pas la moindre des manifestations de courage de Chems, que la Grande Mosquée de Paris s’est aussi engagée contre l’islamisme et le terrorisme. Il y a enfin le souci de lutter contre l’antisémitisme dans le monde musulman.
Où en êtes-vous un an et demi après la conclusion de ce partenariat ?
Chems-Eddine Hafiz : Les premières rencontres se sont faites dans un esprit de grande fraternité et de découverte mutuelle. Nous avons mis en place des commissions de travail. Avec Mario, nous allons commencer à faire des déplacements ensemble, notamment dans des établissements scolaires, dans certaines régions, et pas les plus « faciles ». Le partenariat avec la Licra était inscrit au programme de notre université d’été en septembre dernier, et des membres de la Licra étaient présents. Le symbole est fort et le travail se veut concret.
Mario Stasi : Nous avons vingt-deux sections qui commencent à faire vivre ce partenariat. Le bureau exécutif fait un indispensable travail d’explication auprès de nos instances, de nos sections, de nos militants, pour faire comprendre en quoi cette convention rejoint nos objectifs laïques et universalistes. Parmi ces objectifs, il y a notamment celui de la constitution d’un groupe de travail conjoint sur la sémantique, pour que nous soyons en mesure de nous accorder sur la nature de nos engagements ainsi que sur les phénomènes que nous combattons. Un mot me vient à l’esprit, par exemple, qui établit clairement la différence entre la critique du dogme et l’attaque inadmissible contre ceux qui le pratiquent : ce mot est celui d’ « islamophobie ». À la Licra, nous avons toujours refusé de l’utiliser en raison de sa connotation politique, ce qui ne nous empêche pas d’être particulièrement actifs dans la lutte contre les actes antimusulmans.
« Je refuse que la composante musulmane soit mise dans une posture de victimisation. Je rejette l’idée qu’il y ait un “racisme d’État”. »
Chems-Eddine Hafiz
Chems-Eddine Hafiz : Ce mot a en effet une connotation politique. En France, on a le droit de se montrer critique, y compris à l’endroit des religions. On peut ne pas aimer l’islam. Le principe de la liberté d’expression et la loi nous autorisent à aller très loin dans la critique de la religion. Les catholiques, par le passé, et encore aujourd’hui et notamment via Charlie Hebdo, ont été la cible de satires et de caricatures très violentes. On m’a reproché, il y a quinze ans, d’avoir fait le procès de Charlie. Il faut se souvenir du contexte, de la haine contre la France, les drapeaux brûlés un peu partout à l’étranger… Avec mon prédécesseur, Dalil Boubakeur, nous nous sommes demandé comment apaiser. Pour moi, la réponse était simple : lorsqu’un citoyen se sent lésé d’un droit, il va devant le juge, gardien des libertés. C’est ce que nous avons fait. C’est là que je me suis intéressé à cette question des caricatures, que je ne connaissais pas vraiment. Et quand j’ai vu ce qu’on avait fait, en la matière, concernant à la fois les catholiques et les juifs, je me suis dit que nous, les musulmans, n’étions pas les seuls à être l’objet de caricatures ! Je réfute donc le terme « islamophobie ». Mais l’expression « racisme antimusulman », qui fait référence à la « race », ne convient pas non plus. Faut-il parler de « haine antimusulmane », d’« actes antimusulmans » ou trouver un nouveau mot ? Cela fait partie des questions travaillées avec la Licra.
Ces positions ne doivent pas vous valoir que des amis…
Chems-Eddine Hafiz : Je suis assez critiqué par certains qui m’accusent de minimiser ce qui arrive en France concernant les actes antimusulmans. Au contraire, je les prends très au sérieux, mais je refuse que la composante musulmane soit mise dans une posture de victimisation. Je rejette l’idée qu’il y ait un « racisme d’État ». Quand le magistrat va siéger, se dit-il intérieurement : « Tiens ! celui-ci est musulman, il faut que je le juge comme ça… » ? Non, cela n’existe pas ! Il y a eu, pendant et après la guerre Algérie, ce qu’on a appelé des ratonnades et des crimes racistes. Il y a eu des meurtres à Marseille au début des années 1970. Est-ce que cela existe aujourd’hui ?
Aujourd’hui, nos concitoyens musulmans peuvent vivre normalement en France, même si parfois des discriminations les touchent. Nous traversons une période de suspicion à l’encontre des personnes de confession musulmane, et nous devons chercher tous les moyens d’y mettre fin. Dans ce contexte délétère, les musulmans n’ont jamais été l’objet d’une chasse à l’homme, fort heureusement, mais nous devons rester vigilants et ne jamais banaliser l’inacceptable. Les musulmans subissent une résurgence du racisme et de la xénophobie. Des mosquées ont été incendiées. Mais cela a également été le cas d’églises. Peut-on oublier que ce sont dans des églises que l’on a récemment assassiné ? Il y a, en réalité, une montée tous azimuts de l’intolérance dans notre société, contre laquelle nous devons lutter collectivement.
« Ce qui m’importe en tant que président de la Licra, c’est le refus de l’essentialisation et de la victimisation. […] Victimiser un groupe d’hommes, une communauté quelconque, c’est tout sauf lui rendre service. »
Mario Stasi
Mario Stasi : Ce qui m’importe en tant que président de la Licra, c’est le refus de l’essentialisation et de la victimisation. Des démagogues de toutes sortes, origines et tendances politiques en usent et en abusent. Victimiser un groupe d’hommes, une communauté quelconque, c’est tout sauf lui rendre service. C’est l’honneur de la Licra dans son combat quotidien, d’assister des personnes qui saisissent l’association et sont prises en charge par ses militants, son service juridique, puis, le cas échéant, par ses avocats bénévoles. L’honneur de ces militants, de ces avocats, c’est de faire en sorte que ces victimes soient réintégrées dans leurs droits, leur dignité, dépassent leur situation, et ne soient pas entretenues dans une victimisation mortifère.
Mais il y a tout de même, aujourd’hui, des discours d’une grande violence…
Chems-Eddine Hafiz : Effectivement la parole s’est totalement libérée concernant les musulmans, notamment pendant la dernière campagne présidentielle, avec un candidat, Éric Zemmour, qui n’a pas arrêté d’éructer contre ces derniers. Certains médias et hommes politiques en font leur fonds de commerce. Il m’a semblé que les réactions de la société civile étaient insuffisantes. Quand je vois les déclarations de Zemmour, je pense à un gosse de dix ans qui se sent pointé du doigt en regardant la télévision et qui se dit « qu’est-ce que j’ai fait à ce bonhomme pour être autant attaqué ? ». C’est hélas devenu presque normal aujourd’hui : quand il y a une campagne électorale, les musulmans sont systématiquement visés. C’est le cas, en continu, sur certaines chaînes de télévision. On essentialise, on enferme les musulmans dans un groupe uniforme, exogène et inadapté à la communauté nationale, et là, c’est intolérable. La mobilisation contre cette dérive ne doit pas simplement concerner les musulmans mais tous les citoyens français.
« À la Licra, nous considérons que l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes. C’est pourquoi nous voulons être intraitables avec les discours. »
Mario Stasi
Mario Stasi : Sur la libération de la parole, ça va au-delà de la vindicte à l’encontre des musulmans. Nous sommes à l’ère de la parole libérée et non régulée sur les réseaux sociaux. Ceux qui pâtissent le plus de l’absence de régulation sont les plus faibles et donc les minorités. L’antisémitisme non plus ne se cache plus. Il y a dans ce déversoir de haine, cette violence verbale à tous les étages, l’occasion pour chacun de se voir, à un moment ou un autre, violenté par une parole qui devenue aujourd’hui inadmissible. À la Licra, nous considérons que l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes. C’est pourquoi nous voulons être intraitables avec les discours.
On reproche aux musulmans de ne pas afficher leur solidarité contre les attaques islamistes…
Chems-Eddine Hafiz : La Grande Mosquée de Paris est extrêmement sensible à toutes les attaques que subissent d’autres communautés religieuses. J’ai rencontré les enfants de Mireille Knoll, j’ai assisté à la pose de la plaque érigée à sa mémoire, j’étais bouleversé. Certains veulent faire croire que nous sommes insensibles à ces drames. Mais si c’était le cas, on serait inhumain ! Je pense au fils de Samuel Paty, âgé de sept ans, qui pourrait un jour pousser la porte de la mosquée et venir me demander : « Pourquoi avez-vous tué mon père ? » Cela me fait peur parce qu’on est en train de faire germer de petites graines, desquelles pourraient naître de futures violences et de futures divisions.
Mario Stasi : Ce que Chems vient de dire est pour moi l’essence même de notre engagement et de notre partenariat. Je pense que notre combat consiste à s’adresser aux jeunes, dans les écoles, collèges et lycées, dans les quartiers, à faire ce travail par les prêches des imams, par des interventions laïques aussi, celles que font déjà tous nos militants bénévoles et qui contribuent à former les citoyens de demain. Nous irons bientôt, ensemble, à la rencontre de ces jeunes, dans les établissements scolaires, et à qui nous montrerons une solidarité et une vision commune. Je pense vraiment que la jeunesse est le cœur de cible de notre partenariat.
« Il y a eu un tweet malheureux au lendemain de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie en août dernier. C’était un tweet programmé, très mal approprié, et les réactions ont été virulentes. »
Chems-Eddine Hafiz
Chems-Eddine Hafiz : Je reçois beaucoup de messages de musulmans qui me soutiennent, qui me disent que je vais dans la bonne direction mais qui représentent la majorité silencieuse. Ils craignent d’être attaqués sur les réseaux sociaux. Et puis il y a les islamistes qui jouent sur la corde de la victimisation, en disant : « Vous ne serez jamais français ! Et si vous êtes de bons musulmans, il faut que vous vous éloigniez parce que ce sont des mécréants… » Donc il y a toute cette influence négative qu’il faut combattre.
On a parfois le sentiment que la Grande Mosquée réagit insuffisamment face à l’actualité….
Chems-Eddine Hafiz : D’abord, le recteur de la Grande Mosquée de Paris ne réagit pas à tous les événements. Si c’était le cas, je serais plutôt un chroniqueur et je ne veux pas jouer ce rôle. Et puis je pense que je me suis suffisamment exprimé, notamment par des articles dans la presse, à des moments importants. Au début du procès Charlie, en septembre 2020, j’ai publié une tribune dans Le Figaro dans laquelle j’enjoignais l’hebdomadaire satirique à continuer ses caricatures. Et puis j’ai publié un manifeste contre le terrorisme1Chems-Eddine Hafiz, Le manifeste contre le terrorisme islamiste, Paris, Éditions Érick Bonnier, 2021..
Je décide donc du moment où j’ai à m’exprimer. Il y a eu effectivement un tweet malheureux au lendemain de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie en août dernier. C’était un tweet programmé, très mal approprié, et les réactions ont été virulentes. Mais ne devait-on pas se dire, en premier lieu : « Tiens, mais le recteur ne nous a pas habitués à ce genre de langage… » ? Les plus extrémistes ont même parlé de taqiya. Je trouve ce genre de procès d’intention parfaitement écœurant.
« En tant que représentant d’une institution religieuse, j’ai ni plus ni moins le devoir d’expliquer que les violences au Proche-Orient ne se fondent pas dans un antagonisme entre le judaïsme et l’islam. »
Chems-Eddine Hafiz
J’ai aussi été attaqué parce que je m’étais rendu à Château-Chinon, dans la Nièvre, où l’on forme des imams, dans un centre qui appartient à la fédération Musulmans de France [ex-Union des organisations islamiques de France, ndlr]. La fédération dispose en effet d’un centre de formation du personnel religieux musulman, et mon rôle est de confronter les deux formations, la leur et la nôtre, pour les enrichir, les harmoniser, quand cela est possible, tout en veillant scrupuleusement à ce que les deux formations soient dispensées dans le respect des principes républicains. Mon seul objectif est de relever le défi majeur de la formation des imams adaptée aux réalités de la société française.
L’actualité au Proche-Orient est un sujet de tension récurrent. L’antisionisme est-il aujourd’hui la principale manifestation d’antisémitisme ?
Chems-Eddine Hafiz : En 1967, un de mes prédécesseurs, Hamza Boubakeur, a participé à la création de la Fraternité d’Abraham, une association prônant le dialogue interreligieux. Interviewé pendant la guerre des Six Jours, il avait déclaré que ce n’était pas une guerre entre juifs et musulmans mais une guerre de territoire. Je suis toujours cette ligne, qui est très importante. En tant que représentant d’une institution religieuse, j’ai ni plus ni moins le devoir d’expliquer que les violences au Proche-Orient ne se fondent pas dans un antagonisme entre le judaïsme et l’islam. Et puisque l’islam repose sur la paix, j’ai aussi le devoir de prier pour une résolution pacifique et équitable du conflit.
« Le combat contre l’antisémitisme, c’est aussi un combat contre ceux qui se disent antisionistes et qui, la plupart du temps, se servent de ce mot pour faire vraiment montre d’antisémitisme. »
Mario Stasi
Mario Stasi : Je suis évidemment pour la coexistence de deux États, mais on n’est pas là pour faire de la géopolitique. L’antisémitisme constaté dans notre République est très souvent un antisionisme pervers, pernicieux. Je me souviendrai toujours d’une interview de Dieudonné M’Bala M’Bala, donnée à la télévision iranienne, dans laquelle, au lieu de dire « les juifs », il disait « les sionistes » : « En France les sionistes tiennent la banque, les sionistes tiennent la radio, les sionistes, les sionistes… » persuadé qu’il était de ne jamais être poursuivi. Puisqu’on n’a pas le droit d’être antisémite, on a le droit d’être antisioniste ! Et bien aujourd’hui ce cache-sexe a disparu, ce paravent a été levé. Aujourd’hui la réalité me pousse à dire que le combat contre l’antisémitisme, c’est aussi un combat contre ceux qui se disent antisionistes et qui, la plupart du temps, se servent de ce mot pour faire vraiment montre d’antisémitisme.
Chems-Eddine Hafiz : Personnellement, je conçois que l’on puisse avoir, en France, un lien avec Israël ou avec la Palestine, si ce lien n’engendre pas la haine de l’autre. Car je veux recréer le lien entre nos concitoyens juifs et musulmans, ici, dans notre pays. Hélas, je me rends compte qu’il existe, de plus en plus, une attitude de méfiance, alors qu’une fraternité fondamentale ne saurait être effacée entre les enfants d’Abraham, que nous sommes tous. Lors de l’installation du Conseil national des imams, en novembre 2021, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, est venu. Il faut voir comment il a retourné la salle ! Il a commencé à parler en arabe, tout le monde l’a applaudi ! Il a proposé que nous lisions la prière juive du samedi matin, qui est une prière pour la République. On l’a lue ensemble, lui et moi, mais aussi les six cents imams, tous derrière ! Après l’événement, j’ai dit au grand rabbin : « Il faut qu’on fasse ce travail de rapprochement. » Il nous faut diagnostiquer ce mal qui tend à nous séparer, parce que l’on vit ensemble.
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