Anne-Sophie Sebban-Bécache, directrice d’AJC Paris (bureau français de l’American Jewish Committee)
Article paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
L’antisémitisme est partout mais où sont les antisémites ? Telle est la grande question paradoxale à laquelle confronte l’étude qu’AJC Paris a publiée en début d’année avec la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol). Nous nous étions donné pour ambition de réaliser, à travers une vaste enquête de terrain (administrée par l’Ifop), une radiographie du phénomène antisémite en France. Les Français dans leur ensemble et, en miroir, les Français juifs ont été interrogés sur leurs perceptions et leurs expériences respectives de l’antisémitisme. Par rapport à notre première édition (publiée en 2020), nous avons également mesuré cette année le niveau des préjugés antisémites au sein de la société française.
Des préjugés qui ont la vie dure
Le diagnostic général est sans appel et sans surprise :l’antisémitisme est un phénomène lourdement ancré au sein de la société française, vécu et perçu comme tel par la majorité des Français. En effet, deux tiers des personnes interrogées estiment que l’antisémitisme est répandu (64 %) en France et en augmentation (64 %). Ce constat est partagé dans toutes les strates de la société, quels que soient l’âge, le genre, la catégorie sociale ou la religion.
La plupart des préjugés antisémites que nous avons testés (« les juifs sont plus riches que la moyenne », « les juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et la finance », « dans les médias », « dans la politique », etc.) sont partagés par un quart à un tiers des Français. Pourtant, on constate que seuls 5 % d’entre eux éprouvent de l’antipathie à l’égard des juifs. Ce paradoxe est intéressant car il traduit un antisémitisme qu’on pourrait qualifier « de bon aloi » : les nombreuses « idées reçues » sur les juifs relèvent de préjugés anciens, très répandus et donc intériorisés, tant et si bien que celles et ceux qui y croient « n’y voient pas le mal » et n’ont d’ailleurs « rien contre les juifs ».
Ce phénomène ne prémunit pas pour autant contre la violence antisémite, très présente dans notre pays : 74 % des Français juifs interrogés déclarent avoir été victimes d’un incident antisémite au moins une fois au cours de leur vie (de la moquerie désobligeante [68 %], à l’agression physique [20 %] en passant par la menace verbale [24 %]).
Un « nouvel antisémitisme » incompris
À cet antisémitisme qui s’ignore s’ajoute, lorsqu’on s’intéresse aux préjugés antisémites liés à la haine d’Israël, une très faible compréhension du phénomène par les Français. Si ce « nouvel » antisémitisme est bien identifié – notre enquête révèle en effet que la haine d’Israël est considérée comme la première source d’antisémitisme par une majorité de Français – il est encore largement incompris. Lorsque nous avons testé plusieurs énoncés antisémites reprenant les illustrations inclues dans la définition de travail de l’antisémitisme de l’International Holocaust Remembrance Alliance1Le 26 mai 2016, l’assemblée plénière de l’International Holocaust Remembrance Alliance (Ihra) a décidé d’adopter la définition de travail de l’antisémitisme non exécutoire suivante : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer sous forme de haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent les individus juifs ou non juifs et/ou leurs biens, les institutions communautaires juives et les lieux de culte. » Les illustrations inclues dans cette définition précisent que « les manifestations peuvent inclure le ciblage de l’État d’Israël, conçu comme une collectivité juive ». Cette définition a été adoptée par l’Assemblée nationale en décembre 2019. Voir aussi l’article d’Emmanuel Debono « Distinguer entre le racisme et l’antisémitisme », DDV 688, pp. 42-44. (dont AJC a fortement soutenu l’adoption par la France), demandant aux Français interrogés s’ils relèvent selon eux de préjugés antisémites ou d’une critique légitime, les résultats furent peu probants. Par exemple, l’accusation dite de « double allégeance » consistant à accuser les juifs d’être plus fidèles à Israël qu’à la France est plutôt considérée comme une critique légitime (39 %). Aussi, on trouve autant de Français considérant comme légitime le fait d’accuser les juifs d’être responsables de la politique d’Israël (33 %) que de Français considérant que cela relève d’une opinion antisémite (34 %) ou de Français qui ne savent pas (33 %). L’antisémitisme est bien présent en France mais qu’est-ce qui est antisémite et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et d’ailleurs, qui sont les antisémites ?
Nupes et « mauvaise image » d’Israël
Notre étude donne des éléments de réponse à cette question à partir de la prise en compte de marqueurs idéologiques, socioéconomiques, culturels ou religieux. Elle met notamment au jour que les Français de confession ou de culture musulmane sont les plus enclins à partager des préjugés antisémites – sur les préjugés testés, on note par exemple des différences de 30 (mainmise des juifs sur les médias) et 27 points (pouvoir sur l’économie et la finance) par rapport à l’ensemble de la population française.
L’enquête permet aussi de dresser quelques profils par affinité politique les plus propices à véhiculer la haine antisémite. Il ressort sans grande surprise que les proches de l’extrême droite et de l’extrême gauche sont les plus touchés. Ainsi, l’affirmation selon laquelle « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » est partagée par 33 % des répondants au sein de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et par 34 % des proches de La France insoumise, par 39 % de l’électorat de Marine Le Pen et par 33 % des proches du Rassemblement national, contre 26 % dans l’ensemble de la population.
Il apparaît très nettement aussi que les proches de La France insoumise sont les plus enclins à adopter les préjugés évoqués plus haut, ceux que les Français ont encore le plus de mal à comprendre, liés à la haine d’Israël. En effet, alors que seulement 22 % des Français ont une mauvaise image d’Israël, les répondants se déclarant proches de La France insoumise sont sensiblement plus nombreux (38 %). Ils sont également deux fois plus nombreux (30 % contre 16 % chez l’ensemble des Français) à considérer qu’utiliser les vieux préjugés antisémites pour désigner les Israéliens relève d’une critique légitime plutôt que d’une opinion relevant de l’antisémitisme ; ils sont enfin 43 % (contre 33 % pour l’ensemble des Français) à considérer qu’accuser les juifs d’être responsables de la politique d’Israël est une critique légitime.
Face à l’espace conquis par les extrêmes à l’Assemblée nationale, face au spectacle offert par plusieurs députés du groupe Nupes au cours des dernières semaines – soutien d’une résolution au contenu mensonger assimilant Israël à un État d’apartheid, tweets infamants lors du dernier affrontement entre Israël et la bande de Gaza mais aussi lors des commémorations de la rafle du Vél’ d’Hiv (nous rappelant d’ailleurs que le « nouvel antisémitisme » n’est jamais loin de l’« ancien », que tout cela procède en réalité d’une idéologie plus large ancrée à l’extrême gauche, qui s’appuie sur une certaine réécriture de l’Histoire et recycle les préjugés antisémites classiques dans l’antisionisme) – c’est notre rôle de dénoncer les portevoix idéologiques de l’antisémitisme en France.
Débordements, menaces et agressions
La responsabilité de ces portevoix est lourde. Par exemple, pour revenir aux électeurs de l’extrême gauche, notre enquête révèle que 70 % d’entre eux se sont exprimés contre (versus 40 % pour l’ensemble des Français) les interdictions de manifestations organisées en soutien à la cause palestinienne en raison du risque de débordements à caractère antisémite. Or il faut rappeler que ce « risque » ne relève pas du scénario potentiel redouté mais d’une réalité déjà éprouvée qui fait désormais partie du quotidien des Français juifs. Les chiffres sur les actes antisémites fournis tous les ans par le Service de protection de la communauté juive l’atteste.
En 2014, les actes et menaces antisémites recensés durant la première moitié de l’année avaient explosé, passant de 276 à 527 : cette recrudescence s’inscrivait dans le contexte de l’opération « Bordure protectrice » opposant Israël et le Hamas. Les Français juifs l’ont aussi intégré et le traduisent dans leurs comportements : en effet, 55 % des Français juifs interrogés dans notre étude indiquent se sentir davantage en danger lors des phases d’affrontements opposant Israéliens et Palestiniens ; 49 % d’entre eux indiquent éviter de se rendre dans certains quartiers (cette proportion atteignant 63 % parmi les juifs portant des signes indiquant leur appartenance religieuse), et 47 % d’entre eux évitent de porter des signes religieux dans de telles périodes.
Pour résumer, notre radiographie de l’antisémitisme en France dévoile une fracture entre, d’un côté, son ancrage au sein de la société française et le quotidien des Français juifs ; et, de l’autre, la difficulté persistante à identifier l’antisémitisme sous toutes ses formes et les antisémites eux-mêmes. Pour expliquer la spécificité de l’antisémitisme par rapport aux autres types de racisme, on souligne à juste titre le fait que ce qu’on déteste chez le juif n’est pas sa différence mais au contraire son « invisibilité » : « le juif est partout » et nulle part à la fois, le juif est « cosmopolite ». Il en irait donc de même pour l’antisémitisme : il est partout dans notre pays mais on a toujours du mal à mettre le doigt dessus. Au-delà du combat quotidien à mener sur la scène politique, le traitement au long cours face à ce fléau nécessite des efforts immenses de pédagogie et d’éducation : ils doivent répondre à l’ampleur du phénomène dans notre société et au degré d’ignorance qui l’accompagne.
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