Alain Bentolila, linguiste
Les textes de Salman Rushdie ne sont en rien blasphématoires, encore moins hérétiques. Chacun d’eux a contribué à construire une intelligence collective qui refuse le dogmatisme et l’uniformité auxquels voudraient nous contraindre les intégristes de tous bords. Salman Rushdie a mis ses pas dans ceux des « hommes de Babel ». Conscient que ce n’était pas à une insurrection que l’on assistait, mais à la mise en acte du droit légitime de questionner, de décrire, d’expérimenter et de raconter. Il s’est ainsi inscrit dans la longue tradition de ceux qui ne volaient rien à personne – et surtout pas à Dieu – mais qui s’élevaient ensemble, en préféraient la recherche des causes et des principes de fonctionnement au constat banal et à la contemplation passive. Interprétations après interprétations, hypothèses après hypothèses, ils échangeaient grâce au langage leurs représentations singulières, parfois inattendues, toujours fertiles. C’est dans cette quête singulière que s’est engagé Salman Rushdie ; une quête qui devait autant à la réflexion rigoureuse qu’à l’imagination audacieuse. Comme les « hommes de Babel », il n’a jamais attendu d’un prophète ou d’un quelconque titan la révélation de la vérité. Comme eux, Ils s’est servi du merveilleux instrument qu’est le verbe pour tisser lui-même ses connaissances, créer ses récits et les partager.
Réflexion individuelle et discussion collective
Salman Rushdie rejoignait aussi ceux qui ont combattu le fondement principal de l’aliénation religieuse qui prétendait tracer une frontière étanche entre la langue des textes sacrés et la langue du peuple. Cette exclusion livrait les croyants à des intermédiaires qui se réservaient le droit de comprendre, prétendant détenir seuls le sens définitivement établi des textes afin de mieux assoir leur pouvoir spirituel. Martin Luther qui traduisit la Bible en allemand, langue vernaculaire, Jean Calvin qui traduisit en français « l’Institution de la religion chrétienne », l’un comme l’autre rapprochant, dans cette belle tradition de Babel, le peuple des Saintes Écritures. Mon propre grand-père qui, le soir de Pessah, disait une longue prière, la prononçant d’abord en hébreu, puis la traduisant en espagnol pour les membres de la famille qui ne comprenaient pas l’hébreu et, enfin, la disant en arabe à l’intention de nos voisins musulmans qui traditionnellement participaient à nos fêtes. Ils étaient tous, comme Salman Rushdie, ces « hommes de Babel » qui nous ont constamment appelé à refuser que les mots du sacré ne soient que des mots d’ordre, que les phrases du sacré se changent en formules magiques ou en signes de reconnaissance pseudo-identitaires. Il nous ont dit qu’une religion digne de ce nom devrait ouvrir à tous l’immense quantité de discours patiemment formulés, de textes patiemment transcrits, sans cesse interprétés, sans cesse discutés. Car c’est cette richesse intellectuelle produite d’âge en âge, intimement mêlée à l’histoire des peuples, qui constitue la garantie d’une religion sincère, tolérante et… légitime. Et ce, quel que soit le nom du Dieu qui l’a révélée. Salman Rushdie revendique, dans cette même lignée, le droit sacré d’aller questionner lui-même les discours et les textes. Et il invite chaque croyant à faire l’effort du sens et à ainsi confronter ses propres interprétations à celles des autres avec autant de conviction que de respect. Sa quête spirituelle nous invite en effet à pénétrer dans une immense bibliothèque qui conserve la trace de ce que, de génération en génération, les hommes ont dit et écrit pour d’autres hommes à propos de Dieu. On n’y entre pas les yeux bandés ; on doit aller soi-même chercher sur des rayons immenses les textes laissés par d’autres, en d’autres temps. Ces traces ne sont pas conservées pour que l’on y mette servilement nos pas ; elles sont les interprétations singulières d’une communauté croyante engagée dans la réflexion individuelle, ouverte à la discussion collective.
Un droit sacré d’exégèse
S’il faut croire, alors croyons en un Dieu offrant aux hommes le plus merveilleux des défis: forger ensemble, par la force conjuguée du verbe et de la pensée, les clés du monde et passer ces clés à ceux qui arrivent. Si Dieu est pour quelque chose dans le don du verbe, alors c’est un verbe d’élévation qu’il a offert aux hommes et surtout pas une parole figée dans une révélation autoritaire imposant une stricte soumission intellectuelle, enfermant les croyants dans un cercle de communion illusoire où le texte sacré, interdit de signification, n’est plus qu’un signe de ralliement des uns et… d’exclusion des autres. En exerçant, au péril de sa vie, son droit sacré d’exégèse, Salman Rushdie affirme que l’on n’entre pas « en religion » comme on adhère à un réseau social ; afin d’y retrouver des « amis croyants » avec lesquels, faute de partager des savoirs et des connaissances, on ne serait lié que par la haine des mêmes ennemis, des mêmes « mécréants » ; car alors, c’est d’un clan dont on fera partie. On en imitera maladroitement les rites, on en répétera sans les comprendre les prières et on en partagera préjugés et mots d’ordre. En matière de religion, plus le chemin de l’engagement est court, plus l’effort intellectuel exigé est faible et plus la spiritualité cède la place au prosélytisme et à la haine de l’autre. Salman Rushdie nous apprend qu’une religion se mérite par l’effort intellectuel et linguistique qu’on lui consent et il dénonce avec force et courage tous ceux qui, de quelque confession qu’ils soient, portent leur religion comme un signe de reconnaissance acheté à vil prix et exhibé avec d’autant plus d’agressivité.
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