Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
Comme d’autres articles de propagande, l’antisémitisme a toujours eu recours au codage. Celui-ci aide à forger un langage commun, fait de signes, d’expressions ou de symboles, qui contribuent à consolider le sentiment d’appartenance à un groupe, avec une adhésion partagée à des thèses ou à une représentation du monde.
Les productions graphiques, les caricatures ou certains mots, évocateurs, valent toujours mieux, en matière de propagande, qu’un long discours : ils demandent peu d’efforts, frappent les esprits, s’y impriment durablement… et recueillent une approbation à peu de frais. Coder, c’est renforcer le sentiment de connivence, qui est un ressort fondamental du militantisme et qui donne vie à l’expérience communautaire : elle est ici celle de ceux qui savent à contre-courant, qui ne sont pas des « moutons », qui se défendent, résistent… et qui sont contraints, pour mener à bien leur combat, d’utiliser des stratagèmes. Cette dissimulation forcée achève de les convaincre de la justesse de leur combat, de sa légitimité profonde et de l’erreur des autres.
Astuces, amalgames et périphrases
Les formes codées existaient bien avant que le racisme ou l’antisémitisme ne deviennent des infractions. La législation a toutefois stimulé le recours à des « astuces » pour échapper aux poursuites. Dans les années 1930, par exemple, Charles Maurras utilisa ainsi le terme d’« habitants » pour déverser son fiel sur les juifs. L’amalgame juifs/sionistes est également un modèle du genre, dès la fin des années 1960. L’allusion aux « Khazars » est à l’heure actuelle en train de s’imposer dans la complosphère antisémite. Les périphrases ne manquent pas et compliquent la tâche du juge. Les militants antisémites le savent, en usent et en abusent. Jusqu’à ce que la conscience citoyenne vienne à s’emparer des clés de lecture qui permettent de décoder ces expressions cryptées de la haine.
Ainsi en a-t-il été de l’évocation des Rothschild, dans un certain contexte, ou, pour prendre un exemple récent, du fameux « Qui ? », qui ne trompe plus grand monde aujourd’hui. Le défaut d’information avait, en août 2021, conduit une partie de l’opinion à s’étonner du fait qu’un simple pronom interrogatif puisse soulever l’émotion. La pédagogie et l’entendement auront finalement eu raison du trouble : la militante extrémiste Cassandre Fristot a été condamnée, en septembre dernier, à six mois de prison avec sursis pour sa pancarte antisémite.
Un symbolisme usé jusqu’à la corde
C’est ainsi par le biais de tels procédés toxiques que pénètrent dans les esprits stéréotypes et préjugés, dont on sait le potentiel destructeur « dans la vie réelle ». Rien de neuf ici : on a toujours su faire jouer à l’art ce rôle funeste. Que des élus aient pu parler, au sujet de la fresque d’Avignon, d’une création « sujette à interprétation » ne surprend pas : les fresques de Giotto peuvent l’être aussi, tant que la lecture n’est pas guidée. C’est une chance, la fresque d’Avignon, au symbolisme usé jusqu’à la corde, n’a rien d’ésotérique et s’explique en quelques lignes.
La place de Jacques Attali dans le pandémonium des antisémites est un classique du genre, tout comme l’est le thème de la manipulation, sous la forme du marionnettiste. Tout comme l’est, également, la figure du manipulé, ici le président de la République. Sans filtre et sans détour, cela donne : les juifs contrôlent le pouvoir. Et comme l’antisémitisme (tout comme le racisme) a une mémoire, l’inconscient entend en sus : « comme de toute éternité ».
La méconnaissance de ces éléments ou la mauvaise foi objectent l’argument de l’œuvre politique, de la critique sociale, sans connotation antijuive. Mais le déni fait partie du package ! Il est une vieille ficelle de la propagande antisémite : « Vous voyez, nous exprimons une vérité et ils cherchent à nous bâillonner ! » Qui « ils » ? « Qui ? » CQFD. La propagande antisémite s’autoalimente. C’est d’ailleurs ce qui fait sa longévité et sa force.
Combattre les formes détournées de la haine
Face à ces artifices qui insistent, il faut rappeler et expliquer sans cesse. Décrypter, signaler aux juges, en prenant le risque de la relaxe, mais en misant, toujours, sur l’écho pédagogique du procès : c’est a priori le seul moyen de faire bouger les lignes, de faire évoluer la conscience sociale… et celle des magistrats eux-mêmes. Ce combat contre les formes détournées de la haine, ces infractions « subtiles », est un combat au long cours, nécessaire.
En attendant, ce qui a disparu du mur et n’est plus qu’une image circule sur les réseaux sociaux. Reste donc, faute de mieux, à prendre le soin de ne pas la relayer lorsqu’on entend la dénoncer – c’est là aussi ce qu’attendent les propagandistes –, et signaler massivement les comptes qui la valorisent. En attendant que le temps, l’éducation et la législation fassent leur œuvre. Sans omettre, pour plus de succès, de continuer à faire entendre, en pareilles circonstances, un concert d’indignations et de protestations. Car le doute, l’habitude et le sentiment d’impuissance sont les plus sûrs alliés de ces entreprises pernicieuses.